Intervention de Michelle Demessine

Réunion du 24 janvier 2012 à 14h30
Commémoration de tous les morts pour la france le 11 novembre — Adoption d'un projet de loi en procédure accélérée dans le texte de la commission

Photo de Michelle DemessineMichelle Demessine :

Cette façon empressée et précipitée de transformer la signification d’une de nos grandes commémorations nationales laisse la désagréable impression que le Gouvernement ne souhaite pas, en tout cas, un véritable débat sur la politique de mémoire.

Légiférer sereinement sur le sens à donner aux manifestations du souvenir aurait requis de débattre publiquement avec l’ensemble de la société, plus longuement et de manière plus approfondie. Ce débat aurait pourtant toute sa raison d’être, comme je viens de le dire, puisqu’il permettrait d’évoquer tant de périodes, souvent douloureuses, de notre histoire, dont les causes et la signification sont différentes.

Je puis en témoigner particulièrement, venant d’une région où des centaines de cimetières militaires de toutes les nationalités jalonnent le territoire sur des centaines de kilomètres, et portent ainsi la trace de la lourde mémoire de ces souffrances.

Dans ces conditions, la décision du Président de la République de fixer au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France, dans le but de donner plus de solennité à ces cérémonies, comme vous le suggérez, monsieur le secrétaire d’État, et d’y associer les soldats tombés lors d’opérations extérieures en reliant par le souvenir toutes les générations du feu, cette décision n’est pas, à notre avis, à la hauteur des valeurs qu’elle pourrait ainsi promouvoir.

Dans le cours de sa discussion du présent texte, l’Assemblée nationale a renforcé l’obligation d’inscrire le nom des morts pour la France sur les monuments aux morts de nos communes. Pour dissiper tout malentendu, la commission des affaires étrangères du Sénat a, à juste titre, clairement ajouté dans le texte que cet hommage transformé ne se substituait pas aux autres journées de commémoration nationales.

Pourtant, des questions importantes surgissent. Des problèmes de fond n’ont pas clairement été tranchés, ni par l’Assemblée nationale durant les débats ni lors des travaux de notre commission.

En effet, le diable se cache dans les détails.

La modification du caractère mémoriel de la commémoration du 11 novembre, en ce que l’on rend hommage à l’ensemble des morts pour la France en amalgamant, de fait, les dates et les conflits, risque d’accréditer l’idée que, au final, peu importent les raisons pour lesquelles des militaires et des civils ont perdu la vie, et, parallèlement, de faire perdre sa spécificité à cette journée commémorative.

Est-ce le meilleur moyen faire vivre le devoir de mémoire et d’entretenir le souvenir ?

La Première Guerre mondiale est, par le drame qu’elle a représenté, un élément fondateur du siècle dernier. Historique par le nombre d’États qui ont été engagés dans le conflit, elle est également inédite, au sens où elle a redessiné la carte de l’Europe et profondément influencé l’histoire géopolitique du XXe siècle.

Mais le 11 novembre doit, peut-être avant tout, rester l’évocation de ce terrible carnage, si bien dépeint dans Le Feu d’Henri Barbusse, qui a touché toutes les familles françaises et fait plus de dix millions de morts de toutes nationalités, dont un million et demi de jeunes Français.

De ce conflit particulier, nous devons continuer de tirer les enseignements.

Il y a donc un grand risque, en confondant les mémoires et les événements, en amalgamant des engagements multiples qui n’ont pas la même portée historique et humaine, de tout fondre dans une même condamnation abstraite de la guerre, qui empêche de réfléchir sur les causes.

En ne distinguant plus les choses, en confondant les conflits, on aboutit à une vision aseptisée de l’histoire et de la mémoire collective, qui ne permet plus de comprendre le passé et de construire lucidement l’avenir.

Je ne remets bien sûr nullement en cause la forte légitimité de la mention « Mort pour la France », portée sur les actes de décès. Un soldat envoyé par le gouvernement de la République est toujours tué au nom de la France.

En revanche, je conteste l’idée selon laquelle tous les conflits sont de même nature et qu’ils peuvent être mis sur le même plan. Tous les conflits dans lesquels la France a été engagée n’ont pas toujours délivré le même message de défense de nos valeurs et de notre sécurité à l’extérieur des frontières.

Et je doute vraiment que ce soit ce message qui ait été délivré par le corps expéditionnaire envoyé en Indochine, par le bataillon français qui a combattu en Corée dans les années cinquante, ou bien encore lors de la période de la décolonisation.

Autant nous sommes d’accord pour rendre un hommage particulier aux soldats qui, dans ce que l’on appelle aujourd’hui les opérations extérieures sous mandat de l’ONU, œuvrent pour le respect du droit international et assurent le maintien de la paix, autant nous refusons de mélanger tous les conflits en un même souvenir, pour les raisons que je viens d’exposer.

Cet amalgame risquerait, d’ailleurs, d’ôter au fil des ans leur signification aux autres cérémonies commémoratives et d’altérer le contenu du nécessaire devoir de mémoire, qui est aujourd’hui en jeu avec la disparition des derniers témoins.

Cette confusion et cette dilution des mémoires combattantes auraient aussi pour effet d’endormir la vigilance des jeunes générations, pourtant indispensable pour que les tragédies de l’Histoire ne se répètent pas.

Parce que nous pensons que ce projet de loi recèle des arrière-pensées et de graves ambiguïtés, nous ne le voterons pas.

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