Mes chers collègues, je ne m’exprime pas à cette tribune au nom d’un parti politique ni d’un groupe politique. Je parle au nom d’une commission, la commission des lois du Sénat. Celle-ci a décidé à une large majorité – par 23 voix contre 9, et 8 abstentions – de voter une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, ce qui revient à rejeter le texte au motif de son inconstitutionnalité. Je déclare que toute exploitation politique de notre décision serait vaine, puisque je suis rapporteur d’une décision qui a été votée majoritairement par des sénateurs de gauche, des sénateurs de droite, des sénateurs du centre et des sénateurs écologistes.
La question que nous nous sommes posée et qui a donné lieu à un débat long, riche et serein a porté sur le droit, sur la loi, sur ce qui relève de la loi et ce qui ne relève pas de la loi, sur ce que la loi doit dire et ce qu’elle ne peut pas dire, en vertu de l’article 34 de la Constitution. Tel est le débat de fond qui nous réunit aujourd’hui, mes chers collègues, au-delà des polémiques et pressions de toutes sortes. C’est sur ce débat de fond, et exclusivement sur lui, que porteront mes deux interventions, celle-ci et celle par laquelle je défendrai la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. Sur cette question fondamentale, chacune et chacun d’entre vous sera amené – puisque, vous le savez tous, « tout mandat impératif est nul » – à se prononcer en son âme et conscience à l’issue du débat.
J’ajoute que la position de la commission des lois du Sénat témoigne, à la fois, d’une cohérence et d’une continuité certaines, puisque, sous la présidence de mon prédécesseur, M. Jean-Jacques Hyest, également rapporteur, notre commission avait voté une exception d’irrecevabilité sur une proposition de loi ayant le même objet, le 13 avril 2011.
Mes chers collègues, nous ne devons pas nous tromper de débat. Je sais les espérances et les craintes que l’examen de cette proposition de loi a suscitées, en particulier chez nos compatriotes d’origine arménienne qui conservent, au plus profond d’eux-mêmes, la mémoire douloureuse des épreuves endurées et de l’exil forcé. Je tiens à réaffirmer ici solennellement la compassion et le respect que la représentation nationale éprouve à l’égard des victimes du génocide arménien de 1915. L’existence de ce dernier ne fait aucun doute : de nombreux documents l’attestent et notre collègue Esther Benbassa, qui a consacré sa thèse à l’histoire de l’Empire ottoman au début du XXe siècle, nous a indiqué la semaine dernière, en commission, qu’elle avait elle-même pu prendre connaissance de ces documents.
Je le réaffirme : il ne s’agit pas ici de contester ni de minimiser, de quelque manière que ce soit, l’existence du génocide de 1915 et les immenses souffrances qu’il a causées. Notre pays s’est honoré en reconnaissant officiellement ce génocide, même si le recours à une résolution, à l’époque impossible, aurait probablement constitué une voie plus appropriée.
Le débat d’aujourd’hui ne porte pas sur le génocide arménien. Le débat que nous devons avoir aujourd’hui porte sur le rôle de la loi, sur ce qu’elle peut faire et ne peut pas faire, sur ce qu’elle peut dire et ne peut pas dire, sur ce qu’elle doit faire et ne doit pas faire.
Les génocides et les crimes contre l’humanité sont insupportables, car, au-delà des souffrances infligées aux victimes, ils remettent en cause l’identité et la part d’humanité de tout être humain et portent atteinte aux valeurs essentielles de nos civilisations. Les souffrances des rescapés et de leurs descendants sont indicibles, et nier la réalité des massacres commis et du génocide lui-même conduirait à perpétuer ces souffrances. Le négationnisme est odieux. Nous le condamnons tous, sans aucune réserve.
La question qui nous est posée aujourd’hui est celle qui consiste à savoir s’il appartient à la loi pénale de dire quels événements historiques peuvent être discutés sur la place publique et quels événements historiques ne souffrent aucune discussion. Quelle est notre légitimité à nous, législateur, pour dire ce qu’est l’histoire ?
Le Conseil constitutionnel a rappelé, à de multiples reprises, que « la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Je développerai tout à l’heure les raisons qui nous conduisent à penser que la présente proposition de loi encourt un fort risque de censure constitutionnelle.
Je voudrais pour l’instant m’attarder sur les raisons pour lesquelles, dans sa grande majorité, la commission des lois du Sénat a considéré qu’il n’appartenait pas à la loi, en particulier à la loi pénale, d’intervenir dans le champ de l’histoire et de disposer en matière de vérité historique. Pour résumer mon propos, je dirai avec Robert Badinter que le Parlement n’est pas un tribunal et avec Pierre Nora qu’il ne revient pas au législateur de faire l’histoire.
En tant que représentants de la nation, nous disposons de plusieurs voies d’expression : en tant que législateur, nous votons la loi, mais nous disposons également de plusieurs moyens de contrôler l’action du Gouvernement et de l’interpeller sur sa politique ; il y a les commémorations ; depuis la révision constitutionnelle de 2008, nous pouvons voter des résolutions. La loi n’est que l’un de nos moyens d’expression.
En tant que représentants de la nation, nous avons naturellement un rôle à jouer dans la perpétuation de la mémoire nationale. Laissez-moi citer en cet instant les propos tenus par notre éminent ancien collègue Robert Badinter devant la mission d’information de l’Assemblée nationale sur les questions mémorielles, qui a donné lieu à un très remarquable rapport signé par le président Bernard Accoyer : « Il faut [...] mesurer [...] ce que peut signifier, pour les descendants de victimes de crimes contre l’humanité, un déni de mémoire. Ce refus de l’existence de ce qui fut frôle l’intolérable. [...]
« Mais l’émotion et la compassion que l’on peut éprouver devant ce que Jaurès appelait “le long cri de la souffrance humaine” n’empêchent pas le juriste de faire preuve de distance. [...]
« Je suis tout à fait favorable à la commémoration, c’est-à-dire à la conservation d’une mémoire aussi vivante que possible. La mémoire est nécessaire, c’est un devoir vis-à-vis des morts. [...]
« Mais une chose est la commémoration sous ses formes multiples, autre chose est le recours à la loi. Il est un principe constitutionnel fondamental, que le Conseil a été amené maintes fois à rappeler : la loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution. [...]
« S’agissant de la loi sur le génocide arménien, beaucoup se sont interrogés sur la compétence du Parlement français à légiférer sur un événement historique – à mes yeux indiscutable – qui est survenu il y a près d’un siècle dans un territoire étranger, sans qu’on ne connaisse ni victimes françaises ni auteurs français. Mais l’important est ailleurs : [...] à l’évidence, l’article 34 de la Constitution ne permet pas au Parlement de se prononcer ainsi sur un évènement historique. »
Comme lui, une forte majorité des membres de la commission des lois du Sénat estime qu’il n’appartient pas à la loi, dont le rôle est d’édicter des normes susceptibles d’être invoquées devant les tribunaux, de se prononcer sur la qualification de tels ou tels faits historiques et les éventuelles conséquences pénales qui en découleraient. Cela reviendrait à confondre histoire et mémoire, et cela ne pourrait que porter atteinte à la recherche historique dans notre pays. Les historiens sont très inquiets du débat que nous avons à l’heure actuelle, et à raison ; notre commission des lois pense à cet égard qu’il convient de ne pas entraver leur travail en leur imposant des conclusions que nous aurions édictées. Cela reviendrait à réinstaurer une histoire officielle, alors que notre République est au contraire fondée sur le principe de la libre communication des pensées et des opinions.
Comme l’a notamment souligné notre collègue Catherine Tasca la semaine dernière en commission, nous pensons également que permettre à la loi de se prononcer sur des faits historiques contreviendrait au principe de la séparation des pouvoirs. En tant que législateur, nous édictons des lois pénales punissant les faits qui portent atteinte à notre société. Mais c’est au juge, mes chers collègues, et non au législateur, qu’il appartient de qualifier de génocide ou de crime contre l’humanité tel ou tel événement.
Laissez-moi citer le doyen Georges Vedel, éminent juriste reconnu de tous, dans le dernier article qu’il a publié avant sa mort, qui était consacré à la constitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien : « […], le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire, consacré tant par la Déclaration de 1789 que comme principe fondamental reconnu par les lois de la République, met (outre le bon sens) un obstacle infranchissable à ce que le législateur se prononce sur la vérité ou la fausseté de tels ou tels faits, sur leur qualification dans une espèce concrète et sur une condamnation même limitée à une flétrissure ». La commission des lois partage cette observation.
Enfin, plusieurs membres de la commission – je pense notamment à Jean-René Lecerf et à François Zocchetto – ont souligné la semaine dernière le risque que l’adoption de la présente proposition de loi entraîne une « concurrence des mémoires ». En effet, les rescapés ou les descendants d’autres tragédies du XXe siècle – elles ont été nombreuses – ou des siècles précédents pourraient alors être fondés à nous demander de reconnaître officiellement par la loi les souffrances dont ils ont été victimes. Faudrait-il alors adopter une loi pour reconnaître une à une chacune de ces tragédies ? Notre mémoire nationale est le produit de notre histoire républicaine, comme l’a rappelé Gaëtan Gorce, et non l’addition de mémoires particulières. Nous devons prendre garde ici à ne pas risquer de déstabiliser un édifice fragile.
Au total, dans sa grande majorité, la commission des lois souhaite attirer l’attention du Sénat sur les dangers des « lois mémorielles ». Elle n’est pas la première à le faire : en 2008, je l’ai dit, la mission d’information sur les questions mémorielles, présidée par le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, a proposé de renoncer désormais à la tentation des lois mémorielles. Cette préconisation empreinte de sagesse devrait être entendue.
J’ajoute que, comme l’a noté Mme Anne Levade, professeur à l’université Paris-Est, le Conseil constitutionnel, dans sa décision de délégalisation de l’une des dispositions de la loi du 23 février 2005, a considéré que l’appréciation d’un fait historique – en l’espèce le rôle positif de la présence française outre-mer – ne relève pas de la compétence du législateur.
En ce qui concerne plus précisément la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui, qui crée un délit pénal de contestation ou de minimisation de faits qualifiés de génocide par la loi, nous estimons que celle-ci contrevient à plusieurs principes fondamentaux de notre droit.
J’expliquerai tout à l’heure plus en détail pour quelles raisons nous pensons qu’elle contrevient au principe de légalité des délits et des peines, qui est un principe fondamental en matière pénale.
Nous pensons aussi qu’elle porte atteinte au principe de liberté d’opinion et d’expression, car les limitations susceptibles d’être apportées à cette liberté doivent être restreintes.
Comme le considère la Cour européenne des droits de l’homme, « [la liberté d’expression] vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique . Il en découle notamment que toute “formalité, condition, restriction ou sanction imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi. »
Comme le soulignait au sein de notre commission Pierre-Yves Collombat, la liberté d’expression a sans doute des inconvénients, mais interdire l’expression d’idées, d’analyses ou d’opinions divergentes ou dissidentes, pourvu qu’elles n’incitent pas à la haine ou à la discrimination, reviendrait à instaurer un délit d’opinion.
Nous pensons que la contestation de faits historiques et l’absurdité du négationnisme doivent être combattues sur la place publique. Quant à la diffamation, à l’injure raciale ou religieuse, ainsi que la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine, elles sont passibles de sanctions pénales en vertu de plusieurs articles des lois en vigueur. Ces articles ont d’ailleurs déjà été appliqués par nos juridictions, comme je le montrerai tout à l’heure en défendant l’exception d’irrecevabilité, à l’égard d’auteurs de propos tenus à l’encontre de la communauté arménienne. C’est d’ailleurs cette constatation qui a conduit Bertrand Mathieu, professeur de droit à l’université Panthéon-Sorbonne, à considérer que la présente proposition de loi était ou inconstitutionnelle ou inutile, …