Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en 1915, avec la Grande-Bretagne et la Russie, la France lançait déjà un appel contre les crimes de « lèse-humanité » qui étaient perpétrés par les autorités ottomanes à l’encontre des Arméniens.
Exterminées à l’aide de procédés barbares au nom d’une idéologie nationaliste et raciste, ce qui constitue la première grande tragédie humaine du xxe siècle, les victimes des crimes de 1915 demeurent ancrées dans nos mémoires.
L’acte génocidaire vise à l’anéantissement d’un groupe, d’un peuple. Mais il ne s’arrête pas là, une fois l’horrible forfait commis. La volonté génocidaire se perpétue incontestablement à travers le négationnisme. Si le génocide est l’anéantissement des corps, le négationnisme est l’anéantissement des mémoires.
Quel rôle vient jouer le législateur dans cette affaire ? Selon certaines critiques, le Parlement se chargerait ici de délivrer une vérité historique officielle en empruntant un chemin intrusif à travers le champ de l’Histoire.
D’autres critiques s’épanchent sur le caractère répétitif de l’adoption de lois dites mémorielles ou sur le fait que nous attenterions à la liberté d’expression se manifestant à travers la recherche scientifique.
L’intention du législateur est non pas d’adopter une loi mémorielle, mais bien de mettre en place un dispositif pénal permettant, d’une part, de protéger la mémoire des victimes de génocides et, d’autre part, de sanctionner ceux qui incitent à la haine par la diffusion de messages négationnistes.
En la matière, le Parlement, s’inscrivant dans le prolongement de la loi Gayssot, reste cohérent dans sa volonté de libérer le champ de l’histoire des faussaires.
A-t-on empêché seulement un seul chercheur sérieux de mener librement à bien ses travaux sur la Shoah après le vote de cette loi ? Je récuse cette critique qui tend à faire du Parlement un « tribunal de l’Histoire ». D’ailleurs, l’Histoire n’appartient pas qu’aux seuls historiens, comme la politique n’appartient pas qu’aux seuls politiciens.
Dans cette affaire, il y a quelque chose de profond, qui mobilise bien plus qu’un simple enjeu législatif ou politique. Serge Klarsfeld affirmait avec justesse que nous sommes ici face à une problématique d’histoire de civilisation, celle qui mobilise une mémoire collective puissante, qu’elle soit ou non conscientisée.
Il rappelait, lors des auditions que Philippe Kaltenbach et moi-même avons menées, à quel point cette mémoire collective demeurait fragile. Il illustrait sa démonstration en évoquant le souvenir du camp de Nexon, implanté en Haute-Vienne pendant la Seconde Guerre mondiale, qui réussit à disparaître de notre mémoire collective pendant plusieurs décennies avant qu’une plaque commémorative du drame vécu sur place ne soit enfin posée, voilà près de vingt ans.
On l’aura compris, les « incendiaires des esprits » que sont les négationnistes participent activement à transformer ou à supprimer cette mémoire collective qui construit une partie de ce que nous sommes aujourd’hui.
Nous respectons donc notre rôle de législateur en protégeant nos valeurs, les droits d’autrui et l’ordre public.
Et nous nous honorons de partager ce qui constitue l’identité des génocides, arménien et juif, que la loi française reconnaît : la « mémoire de la souffrance ».
À ceux qui prétendent, y compris sur les travées de notre assemblée, qu’il n’y aura « jamais assez de place pour toutes les mémoires », je répondrai qu’il ne s’agit pas d’une mémoire communautarisée, sauf à considérer qu’un crime contre l’humanité ne concerne en réalité que celui qui le subit et celui qui le commet.
Mais quelle drôle d’idée ! Le génocide de 1915 ne concerne pas seulement les Turcs et les Arméniens, il concerne la communauté humaine dans son ensemble.
À ceux qui prétendent que « les négationnistes ne sont pas légion », je rappellerai que l’on a recensé au moins cinquante actes violents liés au négationnisme du génocide arménien depuis 2006 en France. Je me souviens à titre d’exemple de la marche des Loups gris, ces ultranationalistes lyonnais, et je profite de ce triste souvenir pour saluer l’action de notre collègue Gérard Collomb, qui a toujours été à nos côtés dans ce combat.
Quand bien même il ne resterait qu’un seul négationniste dans ce pays, faudrait-il l’absoudre au prétexte de son isolement ? Je réfute formellement ce point de vue.
Rappelons aussi qu’il est de notre devoir de protéger nos concitoyens d’origine arménienne de toute incitation à la haine à leur encontre.
Chacun en convient, le négationnisme est violent lorsqu’il est organisé à l’aide d’appareils idéologiques d’État. Mes chers collègues, je sais que la vérité, le dialogue et l’introspection nécessitent parfois un coup de pouce. Et je ne confonds pas le négationnisme structurel qu’un État peut maintenir avec la société civile de ce même pays, plus ouverte et riche de ses intellectuels, de ses historiens et de ses journalistes.
Je ne suis pas naïf : je sais parfaitement que nous ne réglerons pas ici le problème des relations turco-arméniennes. Un dialogue constructif entre les deux parties est nécessaire – je le crois foncièrement possible – et la communauté internationale doit jouer incontestablement un rôle central dans cette entreprise de pacification entre ces deux grands pays.
Je crois également que c’est la méthode employée par le Chef de l’État, teintée de précipitation et de convictions à géométrie variable dans un contexte électoraliste, qui a froissé notre partenaire turc. Alors que nous devrions transcender nos clivages partisans sur ce texte et le faire avec intelligence, le Président de la République a choisi de créer une suspicion autour de ce texte, desservant ainsi la cause qu’il prétend servir.
Par ailleurs, je récuse avec force la critique tendant à faire des défenseurs de ce texte des potentats locaux soumis à des obligations communautaires électoralistes.