Intervention de Jean-Pierre Sueur

Réunion du 23 janvier 2012 à 15h00
Répression de la contestation de l'existence des génocides — Exception d'irrecevabilité

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur, rapporteur :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme je l’indiquais tout à l’heure, la commission des lois a, dans sa large majorité, estimé que la présente proposition de loi, qui crée un délit pénal de contestation ou de minimisation outrancière des génocides reconnus par la loi française, était contraire à plusieurs principes reconnus par notre Constitution.

Je vais successivement aborder quatre principes auxquels nous considérons que la proposition de loi s’oppose.

Le premier de ces principes est celui de la légalité des délits et des peines, avec lequel il y a un risque de contrariété.

Bien qu’elle s’en inspire, la présente proposition de loi diffère en réalité du dispositif retenu par la loi Gayssot s’agissant de la pénalisation de la contestation de la Shoah. En effet, le dispositif de la loi Gayssot est adossé à des faits précis, reconnus par une convention internationale – l’accord de Londres du 8 août 1945 –, par une juridiction internationale – le tribunal de Nuremberg – et par les juridictions françaises, au terme de débats contradictoires auxquels ont participé des magistrats français.

Comme l’avait observé notre ancien collègue Charles Lederman, rapporteur de la loi Gayssot pour la commission des lois, l’infraction que crée ce texte n’a pas pour but d’instituer une vérité officielle, mais vise à faire respecter l’autorité de la chose jugée qui s’attache aux décisions de justice. La loi Gayssot ne protège donc pas une vérité historique, elle apporte seulement une protection particulière au respect de l’autorité de la chose jugée par des juridictions françaises, internationales ou reconnues par la France.

C’est ainsi que, dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé que la question de la constitutionnalité de la loi Gayssot « ne présent[ait] pas un caractère sérieux dans la mesure où l’incrimination critiquée se [référait] à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l’infraction ».

La situation est très différente s’agissant du génocide arménien de 1915, qui a été commis avant l’adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et dont les auteurs n’ont jamais été jugés ni par une juridiction internationale ni par une juridiction française.

De ce fait, sur un plan strictement juridique, il n’existe pas de définition précise, ni dans une convention internationale ni dans des décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée, des actes constituant ce génocide et des personnes responsables de son déclenchement.

Cette difficulté pourrait également valoir pour d’autres génocides que le législateur pourrait souhaiter qualifier comme tels par la loi. Ainsi, lors des débats sur cette proposition de loi à l’Assemblée nationale, un amendement a été déposé afin de permettre la reconnaissance officielle, par la République française, du génocide vendéen de 1793-1794. Or comment définir celui-ci ? Par ailleurs, au cours des années récentes, plusieurs propositions de loi ont été déposées au Sénat ou à l’Assemblée nationale tendant à reconnaître, par la loi, l’existence du génocide tzigane pendant la Seconde Guerre mondiale ou encore celle du génocide ukrainien de 1932-1933. Hélas, mes chers collègues, la liste pourrait être longue ! Comme l’a écrit Bertrand Mathieu, « la liste potentielle des martyrs de l’histoire est infinie. La réécriture ou le gel de toute recherche en serait la conséquence inévitable ».

Il convient également de souligner l’imprécision des termes retenus par la proposition de loi. Le fait de « contester ou de minimiser de façon outrancière » l’existence d’un génocide est plus large que sa seule négation : la contestation ou la minimisation peut porter sur les lieux, les auteurs, les méthodes employées, le champ temporel des massacres, sans forcément nier de façon générale qu’un génocide a été commis. Ces termes seraient susceptibles de soulever de réelles difficultés d’appréciation s’agissant d’événements historiques sur lesquels subsistent encore des zones d’ombre.

Au total, le champ de l’infraction créée par la proposition de loi nous paraît contraire au principe de la légalité des délits et des peines. Mes chers collègues, je vous rappelle que le Conseil constitutionnel considère que ce principe est respecté, dès lors que l’infraction est définie « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d’interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d’arbitraire ». Il ne s’agit pas là d’une simple question formelle, mais bien d’une question substantielle. En effet, comme l’indique le commentaire officiel de la décision du Conseil constitutionnel du 21 avril 2005 relative à la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, qui constitue la référence en la matière, « la liberté ne serait plus assurée si la loi comportait trop de zones grises, trop de bornes floues et de limites incertaines ».

J’en viens au second principe, celui de la liberté d’opinion et d’expression.

La création d’un délit de contestation de l’existence d’un génocide reconnu par la loi paraît contraire au principe de liberté d’opinion et d’expression, protégé par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi que par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Laissez-moi citer l'article XI de la Déclaration des droits de l’homme : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion