Intervention de Jean-Pierre Sueur

Réunion du 23 janvier 2012 à 15h00
Répression de la contestation de l'existence des génocides — Exception d'irrecevabilité

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur, rapporteur :

Certes, cette liberté n’est pas absolue : elle admet des restrictions, destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme vise notamment la sécurité publique, la prévention des infractions, la protection de la santé ou de la morale, ou encore le respect de la vie privée. Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées aux objectifs poursuivis.

Ainsi, si la loi Gayssot paraît compatible avec le principe de liberté d’opinion et d’expression, c’est parce qu’elle tend à prévenir aujourd’hui la résurgence d’un discours antisémite. C’est ce qu’a jugé la Cour européenne des droits de l’homme dans une décision Garaudy du 24 juin 2003.

En l’espèce, force est de constater que, heureusement, aucun discours de nature comparable à l’antisémitisme ne paraît viser aujourd’hui, en France et de façon massive, nos compatriotes d’origine arménienne. De ce fait, la création d’un délit de contestation ou de minimisation de l’existence du génocide de 1915 pourrait être considérée comme excédant les restrictions communément admises pour justifier une atteinte à la liberté d’expression. Il s’agit là d’un risque très sérieux soulevé par la plupart des constitutionnalistes que nous avons consultés ou qui se sont prononcés sur cette question.

Le troisième principe auquel l’adoption de cette proposition de loi pourrait porter atteinte est celui de la liberté de la recherche.

Mes chers collègues, je vous rappelle que le principe de liberté de la recherche scientifique découle, d’une part, des principes de liberté d’opinion et d’expression que je viens d’évoquer et, d’autre part, du principe d’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur, que le Conseil constitutionnel regarde comme un principe constitutionnel depuis une décision en date du 20 janvier 1984. Selon les termes de cette dernière, « par leur nature même, les fonctions d’enseignement et de recherche [...] demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables ».

Or la création d’un délit de contestation ou de minimisation d’événements historiques qualifiés de génocide par la loi ferait peser un risque certain sur les travaux scientifiques que des historiens seraient amenés à conduire de bonne foi, dès lors que leurs conclusions, fondées sur l’étude de sources historiques, seraient regardées par certains comme contestant ou minimisant ces événements tragiques.

Enfin, c’est à la compétence du législateur que cette proposition de loi porterait atteinte si elle était adoptée.

Mes chers collègues, j’attire votre attention sur le fait que, en inscrivant dans la loi la condamnation de ceux qui contestent l’existence des génocides « reconnus comme tels par la loi française », le législateur se conférerait à lui-même une nouvelle compétence que ne lui reconnaît pas la Constitution, celle de reconnaître des génocides. Or, comme le rappelle le commentaire de la décision du Conseil constitutionnel du 21 avril 2005, « la présence dans une loi d’un texte qui n’est pas au nombre de ceux que la Constitution soumet au vote du Parlement doit être censurée, car, sous la Ve République, et contrairement aux régimes précédents, le Parlement ne peut voter sur tout objet de son choix ». En effet, contrairement aux Parlements des IIIe et IVe Républiques, notre Parlement, en vertu de la Constitution, est doté d’une compétence d’attribution. C’est donc uniquement le pouvoir constituant qui pourrait nous conférer le pouvoir d’exercer les compétences dont la présente proposition de loi présuppose que nous disposons.

Certains ont prétendu – vous l’avez dit vous-même, monsieur le ministre – que cette proposition de loi ne présentait pas les mêmes caractères d’inconstitutionnalité que les précédents textes, au motif qu’elle se présentait comme la transposition en droit interne d’une décision-cadre du Conseil européen du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

Or cet argument ne résiste pas à l’examen puisque cette proposition de loi ne prévoit qu’une transposition très imparfaite de cette décision-cadre. L’article 1er du texte européen dispose en effet que « chaque État-membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que [...] soient punissables [...] l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe [...] lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ».

Ainsi, l’incrimination prévue doit viser explicitement les comportements exercés « d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine ». Sa finalité est donc de lutter contre le racisme ou la xénophobie, et non pas seulement de protéger la mémoire. Or l’infraction créée par la proposition de loi ne comporte pas cet élément intentionnel, qui est absolument essentiel, ce qui fait perdre toute pertinence à la référence à cette décision-cadre destinée à nous démontrer que cette proposition de loi serait conforme à la Constitution.

Mes chers collègues, j’appelle votre attention sur le fait que si, en l’état du droit, seule la négation de la Shoah peut donner lieu à des poursuites pénales, les rescapés d’autres génocides ne sont pas pour autant dépourvus de toute voie de recours contre les propos négationnistes.

Tout d’abord, la diffamation et l’injure raciale ou religieuse, ainsi que la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine sont passibles de sanctions pénales, à l’instar de l’apologie des génocides et autres crimes contre l’humanité. C’est prévu par la loi.

Par ailleurs, si la contestation des génocides autres que la Shoah ne peut donner lieu, en l’état du droit, à une action au pénal, la jurisprudence estime que de tels faits sont susceptibles de donner lieu à une action au civil, sur le fondement de la responsabilité de droit commun édictée par l’article 1382 du code civil.

Je tiens à souligner que c’est sur ce fondement qu’un historien a été condamné en 1995 par le tribunal de grande instance de Paris à un franc de dommages et intérêts.

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