… s’interrogeait sur la légitimité de cette proposition de loi par rapport à la loi Gayssot, qui bénéficie, Jean-Pierre Sueur l’a bien expliqué, de l’autorité de la chose jugée.
Le peuple arménien aurait voulu de toutes ses forces qu’un tribunal militaire international juge l’extermination des deux tiers de ses membres.
La haine des Turcs contre les Arméniens était connue de longue date. La communauté internationale aurait pu s’en émouvoir avant !
Sous le règne du sultan Abdülhamid II, dit le « Grand Saigneur », près de 200 000 Arméniens ont été tués. Jean Jaurès, Anatole France, Clemenceau l’ont violemment dénoncé au Parlement. Mais ce n’était pas fini !
En 1909, les massacres de Cilicie firent 30 000 victimes arméniennes ; les troupes constitutionnelles ottomanes y participèrent.
Après les événements de 1915 et la reddition de l’Empire ottoman en 1918, le gouvernement dirigé par Ahmed Izzet Pacha décida de juger les leaders des Jeunes-Turcs et les membres du sinistre Comité Union et Progrès pour avoir impliqué l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale et organisé le génocide arménien. La justice turque condamna à mort par contumace onze personnes affiliées au parti et d’importants hommes d’État, dont Talaat Pacha, ministre de l’intérieur, grand vizir et chef du fameux comité, le ministre de la guerre, le ministre de la marine, le commandant de la IVe armée turque en Syrie lors de la Première Guerre mondiale et le ministre de l’éducation nationale.
Des publications concernant ces procès parurent dans la presse turque et arménienne de l’époque. Les documents réunis pour les instances et annexés au verdict ont largement contribué à la reconnaissance du génocide arménien. Il y a donc eu un premier jugement émis par une autorité judiciaire, turque de surcroît. Le procès des Unionistes fut suivi, en 1920, d’un traité qui n’a malheureusement jamais été ratifié par l’ensemble de ses signataires : le traité de Sèvres, qui donnait l’indépendance à l’Arménie.
En 1923, le traité de Lausanne est revenu sur ce traité. Il acceptait tacitement les faits de guerre, qu’il complétait par un transfert de population inouï, celui de 360 000 Grecs musulmans et de 290 000 Ottomans anatoliens de confession orthodoxe. Ces déplacements de population ainsi que la cause arménienne ont été étouffés.
Aujourd’hui, si l’on se résigne à dire qu’il revient à un tribunal turc de juger la cause des Arméniens, il est à craindre qu’ils n’attendent très longtemps et que leur histoire soit littéralement gommée de la mémoire collective internationale !
Les procès furent suspendus le 13 janvier 1921 : tous les principaux personnages de la nouvelle république turque étaient membres du sinistre Comité Union et Progrès déjà cité. Le pouvoir kémaliste réhabilita et déclara « martyrs nationaux » deux des personnes exécutées qui étaient gouverneurs de province. De même, la dépouille de Talaat Pacha a été rendue à la Turquie, qui lui a érigé un mausolée à Ankara.
Tout concourt à montrer que, s’il y a bien eu reconnaissance des faits par un tribunal turc, l’Histoire, les intérêts territoriaux ont une fois de plus prévalu sur la conscience internationale.
Dans de telles circonstances, où tous les auteurs d’un génocide sont décédés, où il est impossible de les juger de nouveau, il est légitime que la loi puisse intervenir.
Reconnaître un génocide ne se fait pas facilement et la loi française ne serait pas intervenue avec légèreté. Le tribunal des peuples, une commission de l’ONU, l’Europe l’ont fait avant nous.
La loi, en l’occurrence, ne procède pas du simple bon vouloir des parlementaires.