Intervention de Sophie Joissains

Réunion du 23 janvier 2012 à 15h00
Répression de la contestation de l'existence des génocides — Exception d'irrecevabilité

Photo de Sophie JoissainsSophie Joissains :

La loi française a reconnu deux génocides et il est équitable de les traiter de la même manière.

Serge Klarsfeld parle de défaite morale de la France au cas où ce texte ne serait pas adopté ; je pense qu’il a raison.

J’en viens au principe de légalité des délits et des peines. La proposition de loi définit clairement et précisément l’infraction, qui sera constituée lorsque seront réunies les conditions suivantes : la contestation ou minimisation outrancière du génocide par l’un des moyens visés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 définissant les déclarations publiques ; un ou plusieurs crimes de génocide définis à l’article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française.

Le renvoi à la définition du génocide tel que figurant dans le code pénal et à la reconnaissance par la loi est limpide. Les termes « contestation ou minimisation outrancière » ont pour origine un amendement de Jean-Luc Warsmann, qui a eu la volonté de protéger le travail de recherche de l’historien et ne paraissent pas pouvoir donner lieu à une interprétation incertaine.

Il est aussi fait grief à cette proposition de loi de ne pas respecter la liberté d’opinion et d’expression, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Mais cette liberté peut faire l’objet de limites et de restrictions destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi.

Le respect de la mémoire est un droit pour les victimes et leurs descendants, mais un devoir pour la République dont nous sommes citoyens.

L’article 17 de ladite convention interdit les abus de droit qui peuvent résulter d’une interprétation excessive d’autres de ses dispositions. Contester, minimiser de façon outrancière le crime de génocide relève bien d’un abus de droit. Cet abus doit être puni par la loi Gayssot et par la présente proposition de loi.

Je le répète, le génocide est un acte d’une telle gravité que cette restriction à la liberté d’expression paraît proportionnée aux objectifs poursuivis. La loi Gayssot tend à prévenir la résurgence d’un discours antisémite. Le texte que nous examinons aujourd’hui vise, lui, à prévenir l’influence en France du négationnisme d’État pratiqué aujourd’hui par la Turquie.

Notre collègue Valérie Boyer, rapporteur de la proposition de loi à l’Assemblée nationale, a subi insultes et menaces. Des sites internet haineux ont fleuri, diffusant des thèses négationnistes et racistes anti-arméniennes, anti-grecques, anti-kurdes. Je tiens les noms de ces sites à votre disposition, si vous le souhaitez.

Il faut savoir que la déchéance de la nationalité turque n’existant pas, nos ressortissants franco-turcs pourraient, s’ils retournaient en Turquie après avoir tenu en France des propos reconnaissant le génocide arménien, tomber sous le coup de l’article 301 du code pénal turc, qui punit de telles opinions, code pénal sur lequel Amnesty international et Reporters sans frontières se sont d’ailleurs beaucoup exprimés.

Il y a bien d’autres manifestations du phénomène négationniste en France, mais nous ne sommes pas là pour les énumérer toutes.

Le Conseil constitutionnel a érigé en principe fondamental l’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur. Le 21 juin 1995, la 1re chambre du tribunal de grande instance de Paris, dans une décision citée par le président Sueur, a condamné un historien, Bernard Lewis, pour avoir qualifié le génocide arménien de « version arménienne de l’histoire ».

Permettez-moi de citer des extraits de la décision :

« Attendu que l’historien a, par principe, toute liberté pour exposer, selon ses vues personnelles, les faits, les actes et les attitudes […] s’il a ainsi toute latitude pour remettre en cause, selon son appréciation, les témoignages reçus ou les idées acquises, l’historien ne saurait cependant échapper à la règle commune liant l’exercice légitime d’une liberté à l’acceptation nécessaire d’une responsabilité […] l’historien engage sa responsabilité envers les personnes concernées lorsque, par dénaturation ou falsification, il présente comme véridiques des allégations manifestement erronées ou omet, par négligence grave, des événements ou opinions rencontrant l’adhésion de personnes assez qualifiées et éclairées pour que le souci d’une exacte information lui interdise de les passer sous silence. »

Jean-Luc Warsmann a introduit dans la présente proposition de loi les termes « minimisation outrancière » dans le but de protéger la communauté scientifique dans ses recherches. Je fais confiance aux tribunaux pour ne qualifier d’outrancier qu’un travail partial, dénué de sérieux ou au service d’une idéologie quelconque. L’historien a plus de droits dans le cadre de la liberté d’expression parce que sa responsabilité est plus grande.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, j’aborderai un dernier point : cette proposition de loi, contrairement à la précédente, est ancrée dans le dispositif de la loi sur la liberté de la presse et ne fait pas courir de risque d’inconstitutionnalité à la loi de 2001. En toute bonne foi et en toute sincérité, je ne pense pas qu’elle puisse être jugée inconstitutionnelle, car elle ne porte à la liberté d’expression qu’une atteinte limitée et justifiée dans une société démocratique.

De plus, il n’est pas du tout évident que le Conseil constitutionnel en soit saisi. Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé ne pas devoir transmettre au Conseil une question prioritaire de constitutionnalité relative à la loi Gayssot, considérant comme évident que le délit de révisionnisme ne portait pas « atteinte aux principes constitutionnels de liberté d’expression et d’opinion ».

Monsieur le ministre, mes chers collègues, le texte que nous voterons, je l’espère, aujourd'hui, est un texte juste, circonscrit à l’incrimination de génocide et, je le rappelle, au territoire français.

Le révisionnisme est un crime. Nous ne pouvons nous contenter de la loi civile. À cet égard, mes chers collègues, je vous demande de rejeter la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, ainsi que la motion tendant à opposer la question préalable, qui sera examinée après. Le renvoi en commission n’est pas nécessaire non plus, d’autant que le processus prendrait encore des années…

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