Intervention de Jean-Michel Baylet

Réunion du 23 janvier 2012 à 15h00
Répression de la contestation de l'existence des génocides — Question préalable

Photo de Jean-Michel BayletJean-Michel Baylet :

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, avant de défendre cette motion, je veux écarter toute polémique qui n’aurait pas lieu d’être.

Les auteurs de cette motion, les sénateurs radicaux de gauche et l’ensemble des membres du groupe du RDSE, ne veulent en aucun cas minimiser l’horreur des exactions commises en Arménie au début du siècle dernier ni la souffrance des familles des disparus.

Oui, l’Empire ottoman a exterminé, en 1915, des ressortissants arméniens, et ce massacre mérite certainement la qualification de génocide. Cela ne souffre pas le moindre doute et, quand je l’affirme, c’est exclusivement sur la base de travaux réalisés par des historiens de renommée internationale, non à partir de déclarations d’élus, de ministres ou de parlementaires, qui ne sont en aucune façon habilités à dire ou écrire l’histoire, mais seulement à la « faire » par des décisions politiques.

La France doit-elle compatir à la douleur des descendants des victimes ? Bien sûr !

Incombe-t-il au législateur de pénaliser cette réalité historique ? Certainement pas ! D’autant que cette démarche se heurte à nos principes constitutionnels.

Mes chers collègues, la présente proposition de loi a pour but d’incriminer la négation des génocides « reconnus comme tels par la loi française ». Or seuls les génocides juif et arménien ont fait l’objet d’une telle reconnaissance. Ce texte, dans la mesure où la négation de la Shoah est déjà pénalement répréhensible, n’a vocation à s’appliquer qu’au drame arménien : il s’agit donc d’un texte de circonstance.

Je renvoie ceux qui soutiendraient que l’examen de ce texte ne devrait pas nous conduire à rouvrir le débat récurrent sur les lois mémorielles à la lecture de l’article 1er. En effet, celui-ci vise à sanctionner pénalement toute personne qui conteste ou minimise « de façon outrancière » la vision de l’histoire telle qu’elle se trouve figée par la loi. Cette disposition de pur droit pénal n’est certes pas intrinsèquement « mémorielle », mais elle constitue la conséquence directe de lois déclaratives, conséquence en l’absence de laquelle lesdites lois, souvent qualifiées de « neutrons législatifs », sont privées de tout effet.

Mes chers collègues, nous ne pouvons faire l’économie de ce débat au travers duquel, je l’espère, vous comprendrez les raisons de mon opposition à ce texte et, plus généralement, à ce mouvement contemporain qui tend à donner à chaque communauté victime d’atrocités la possibilité de figer dans la loi « sa » mémoire, « sa » vérité historique, celle-ci devenant de fait une vérité légale irréfragable puisque toute tentative de démonstration de l’existence d’une réalité divergente est pénalement répréhensible.

L’emballement auquel nous assistons depuis une vingtaine d’années ne correspond en rien à l’objectif visé par les premières lois mémorielles.

La relation entre loi et histoire n’est pas récente : des lois commémoratives existent depuis la Révolution française et ont souvent été utilisées, durant le XXe siècle, pour célébrer les soldats français morts au combat. En 1915, notamment, le législateur a défini la mention « mort pour la France », tout en organisant la commémoration de nos compatriotes disparus pour défendre les intérêts de la nation.

Mes chers collègues, il ne faut pas que la volonté de célébrer et de transmettre la mémoire se transforme et se confonde en besoin d’interdire, de sanctionner et surtout de clore la confrontation historique. Voter une loi reviendrait alors à dire la vérité historique : « Cela s’est passé ainsi puisqu’une loi votée par la représentation nationale le dit. » Mais le rôle de la loi est-il de dire l’histoire ? N’est-ce pas une fonction inédite du Parlement ?

Il ne me semble pas que le besoin de judiciarisation de nos sociétés contemporaines ou, pour le dire autrement, que l’« envie de pénal » décrite par le romancier et essayiste Philippe Muray doive entrer dans nos livres d’histoire.

Je n’insisterai pas sur les tentations électoralistes qui poussent des parlementaires – nous l’avons déjà vu en 2001 avec l’adoption de la loi reconnaissant le génocide arménien, puis en 2006 avec la première tentative de pénalisation de sa négation – à toujours déposer ce type de textes à quelques mois d’échéances électorales, nationales ou locales… comme par hasard !

En se comportant ainsi, le législateur ne rend pas service à l’histoire ; la vive émotion et la forte mobilisation des historiens l’attestent. Comme toute science, l’histoire se nourrit de débats, de confrontations et d’échanges. Je vous renvoie à la lecture complète de la pétition rédigée par le collectif d’historiens « Liberté pour l’histoire ». L’inquiétude légitime qu’elle exprime a été relayée avec force par la mission parlementaire d’information sur les questions mémorielles, présidée par l’actuel président de l’Assemblée nationale. Cette question relève bien plus du débat public et de la morale collective que de la loi.

La tendance grandissante aux victimisations sélectives et communautaristes engendre nécessairement des effets néfastes pour notre cohésion sociale nationale et affaiblit jusqu’aux fondations de la République. Indubitablement, nous avons plus à gagner en rassemblant les différentes composantes de la nation française autour de la commémoration et d’un réel effort d’enseignement de l’histoire qu’en les opposant comme c’est le cas aujourd’hui.

C’est pourquoi, à l’échelle internationale, la France doit apporter son concours au dialogue entre les peuples turc et arménien, elle doit favoriser des initiatives dépassionnées et des rencontres d’historiens pour permettre à la Turquie de reconnaître sa responsabilité. Mais notre rôle n’est pas de jeter de l’huile sur un feu dont le foyer n’a pas à s’étendre jusqu’à nous.

La France, mes chers collègues, n’est en rien responsable des événements dramatiques de 1915 : elle n’était pas partie prenante à ces actes de barbarie et aucun de ses ressortissants n’en a été victime. Que diriez-vous si un Parlement étranger se saisissait de notre histoire – car il y aurait beaucoup à dire aussi sur ce sujet – pour voter des lois mémorielles à notre encontre ?

Contrairement à la « loi Gayssot », cette proposition de loi vise à sanctionner la négation d’un génocide qui n’a jamais été reconnu par une juridiction nationale ou internationale. La qualification de génocide de la Shoah a revêtu l’autorité de la chose jugée à l’issue du procès de Nuremberg : sa réalité aussi bien juridique qu’historique ne souffre plus aucune contestation. Par conséquent, les deux textes ne sont en rien comparables, comme l’ont déjà dit et expliqué d’autres orateurs.

Le dispositif de cette proposition de loi, bien que ses défenseurs se prévalent de celui de la loi de 1990, est différent en ce qu’il nous propose de sanctionner toute négation des génocides reconnus seulement par la loi, sans corrélation avec aucune décision de justice.

Tout comme la loi de 2001 reconnaissant le génocide arménien, sur laquelle elle se fonde, cette proposition de loi entre en contradiction avec les dispositions de l’article 34 de la Constitution, qui découle du principe de la séparation des pouvoirs. Il ne peut en aucun cas revenir au Parlement de se prononcer sur l’existence et la qualification juridique d’un quelconque fait ou événement en lieu et place des juges.

La Cour de cassation impose une définition claire et précise du génocide cible du négationnisme. Faute d’une telle définition de la catastrophe de 1915 par une loi qui se borne à le reconnaître, l’inconstitutionnalité du texte que nous examinons ne semble faire aucun doute, comme l’a très bien exposé notre rapporteur, que je salue et félicite. C’est d’ailleurs en ce sens que s’est exprimé Robert Badinter, avec la force et le talent que nous lui connaissons, le 4 mai dernier, à cette tribune.

De surcroît, le principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines et son corollaire, la stricte interprétation de la loi pénale, ont pour but de lutter contre l’arbitraire des juges, arbitraire que l’imprécision de la lettre de cette proposition de loi alimentera, hélas !

La définition de l’élément matériel de l’infraction est ici bien trop vague. La « contestation » peut, sans réfuter la réalité du génocide, viser des éléments de temps ou de lieux. Mais c’est surtout la notion de « minimisation de façon outrancière » qui ouvre la porte à l’interprétation extensive de ce texte par les juges. Historiens turcs et arméniens, mais aussi du monde entier, divergent sur l’estimation du nombre exact de victimes de cette catastrophe. Que devra alors faire le juge chargé de déterminer si une personne renvoyée devant lui s’est rendue coupable de ce délit ? Cette insécurité juridique ne manquera pas de toucher des historiens restant pourtant dans le strict cadre de leurs recherches.

Mes chers collègues, l’incompatibilité de cette proposition de loi avec le principe constitutionnel de la liberté d’opinion et d’expression tel qu’il est défini par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, mais aussi avec le principe de la liberté de la recherche qui en découle, est manifeste. Les restrictions légales à ces principes sont envisagées très strictement par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment en matière de négationnisme.

L’incrimination pénale de la négation des génocides apparaît, de surcroît, dénuée d’une véritable utilité pratique, tant le droit positif regorge de voies permettant de sanctionner ceux qui porteraient atteinte à la mémoire des victimes ou à la douleur de leurs descendants. Pour ne citer que les principales, la loi du 29 juillet 1881 définit plusieurs délits de presse comme l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi ou bien encore la contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité. Ces barrières à l’ignominie négationniste remplissent déjà pleinement leur rôle : vous l’avez d’ailleurs confirmé vous-même, monsieur le ministre, le 22 décembre, lors de la discussion de ce texte à l’Assemblée nationale.

Alors, avant même que la pénalisation ne soit appliquée, l’autocensure découlant des lois mémorielles simplement déclaratives pèse déjà lourdement sur les épaules des chercheurs en sciences sociales, des intellectuels, des journalistes et de tout un chacun. Ce sentiment de prudence et de retenue, contraire à l’idée même de recherche scientifique et de liberté, s’est grandement accru depuis que MM. Lehideux et Pétré-Grenouilleau ont fait l’objet d’actions en justice.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, après le droit, qui est sans appel en la matière, après l’histoire, qu’il ne nous appartient pas d’écrire ou de réécrire, je conclurai en invoquant la politique, et plus exactement la politique internationale et la diplomatie, domaines dans lesquels nous, parlementaires, avons en revanche le devoir de nous exprimer.

Les conséquences diplomatiques de cette initiative parlementaire, mes chers collègues, ne peuvent être que désastreuses pour la France. Au reste, cette question ne concerne pas la seule relation franco-turque : elle déborde sur l’image que la France donne d’elle au monde. Gardons-nous de donner des leçons et de faire preuve de cette assurance, qui s’accompagne souvent d’arrogance, que beaucoup de pays nous reprochent, il faut bien le dire, à juste titre.

Mes chers collègues, la Turquie est une démocratie laïque, un partenaire économique de taille et un interlocuteur d’une stabilité exceptionnelle dans une zone empreinte de tant de conflits et de crises.

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