Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant tout, je voudrais vous faire part de ma fierté et de mon émoi d’être devant vous, dans cet hémicycle chargé d’histoire, qui représente à lui seul les fondements de notre démocratie à travers les mots de liberté, d’égalité et de fraternité.
Qui aurait pu penser que la fille d’un réfugié arménien prononcerait sa première intervention au Sénat à l’occasion d’un débat sur la condamnation de la négation des génocides, en particulier du génocide arménien ?
En cet instant, mon émotion est grande et j’espère que vous la comprendrez. Je me sens ce soir enfant d’Arménie et je ne puis m’empêcher, à travers le souvenir de mon père et de mes grands-parents, de penser aux souffrances de notre peuple martyr.
C’est à la fois un témoignage, un hommage et un plaidoyer que je veux vous présenter.
Au cours de la Première Guerre mondiale, l’Arménie était un champ de bataille pris au milieu des affrontements entre Russes et Ottomans. Les défaites successives de l’armée ottomane contribuèrent à alimenter un sentiment de défiance de plus en plus fort envers la population arménienne. Ce sentiment s’est rapidement transformé en une profonde haine.
Dès le mois de janvier 1915, une politique répressive violente est mise en œuvre par le gouvernement ottoman des Jeunes-Turcs. Les soldats arméniens sont d’abord désarmés, puis exécutés. Le 24 avril 1915, 650 notables de Constantinople sont arrêtés et assassinés. Malheureusement, les atrocités ne font que commencer. Alors que les hommes valides sont froidement abattus à la sortie des villages, les femmes, les enfants et les personnes âgées subiront les horreurs de la déportation dans les déserts de Syrie et d’Irak.
C’est ainsi que 1 500 000 Arméniens ont été massacrés ou déportés en 1915.
Cette histoire, je l’ai apprise comme chacun d’entre vous. La pudeur, le respect et la volonté de ne pas heurter la fragilité de l’enfant que j’étais ont toujours empêché mon père de m’expliquer le drame vécu par notre famille. C’est donc au fil du temps que j’ai pu découvrir des bribes de notre histoire. J’ai longtemps ressenti chez lui le poids des souffrances, des peurs qui perturbent et rendent vulnérable. Mais, aujourd’hui, comme les 600 000 Français d’origine arménienne qui vivent et respectent leur pays, la France, je souhaite que chacun puisse trouver enfin la sérénité.
Maintenant, c’est à moi de tenter de convaincre celles et ceux d’entre vous qui ne voient dans cette loi qu’une intrusion illégitime de l’État français dans l’Histoire ou encore, comme nombre de commentateurs ont pu l’écrire, une simple manœuvre électoraliste.
L’adoption de cette loi constituerait l’aboutissement d’un processus législatif entamé voilà déjà bien des années.
De nombreuses personnalités politiques de tous horizons se sont attachées à soutenir le peuple arménien, ce peuple meurtri dans le passé et qui continue encore aujourd’hui à subir des atteintes inacceptables.
Grâce à toutes ces actions de soutien, le génocide a pu enfin être reconnu par la France avec l’adoption de la loi du 29 janvier 2001. Cette reconnaissance, si elle a contribué à apaiser les souffrances d’un peuple jusque-là privé d’une partie de son histoire, n’a malheureusement pas réussi à dissuader ceux qui osent encore nier cette tragédie et qui, par leurs actes ou leurs propos, continuent de blesser personnellement les descendants des Arméniens martyrisés.
Comment peut-on imaginer que, dans le pays des droits de l’homme, certains aient encore le droit de nier l’extermination d’un peuple alors que la France a reconnu ce génocide ?
Je vous rappelle que le génocide arménien a été reconnu par le gouvernement démocratique turc en 1919 ; certains de ses auteurs ont alors été condamnés par la cour martiale de Constantinople.
Il devient urgent de réparer une injustice dont l’ensemble du peuple arménien souffre encore aujourd’hui. Le vide juridique ne sera totalement comblé qu’avec l’adoption définitive de ce texte.
Je suis persuadée que seule la pénalisation du négationnisme prévue par cette proposition de loi offrira à toutes les victimes de ces monstruosités le meilleur moyen de reconstruire leur identité. Seule la menace d’une réelle sanction pourra empêcher les auteurs de négationnisme de continuer en toute impunité à faire souffrir des millions de personnes partout dans le monde.
De plus, si ce texte est adopté, chaque fois qu’un génocide sera reconnu par la France, la mémoire de ses victimes sera respectée sur notre territoire.
Cette proposition de loi va bien au-delà de la simple reconnaissance. Elle montre l’exemple d’un pays engagé, déterminé à combattre les atteintes contre l’humanité.
Chaque individu a le droit au respect. Ce respect, c’est aussi celui de ses origines et de son histoire.
Au travers de ce texte, mes chers collègues, ce sont les droits de l’homme qui sont défendus. Une nouvelle fois, comme elle a su le faire à maintes reprises dans le passé, la France peut prouver au monde entier sa détermination à protéger et à défendre les droits universels reconnus à chaque être humain.
Ce texte doit se comprendre comme un acte de réconciliation, d’apaisement et de dignité : telle est sa véritable dimension. Nous voulons une authentique réconciliation entre le peuple turc et le peuple arménien.
En aucun cas, il ne s’agit ici de donner à la France le rôle d’un État historien ; il s’agit uniquement de donner à tous les peuples opprimés la chance de se réapproprier leur histoire.
Donner raison au négationnisme, ce serait accepter l’inacceptable. Les peuples, et le peuple arménien en particulier, ont le droit d’être respectés, mais aussi d’être écoutés.
Nous devons combattre avec force le danger permanent du négationnisme d’État, aux effets terriblement douloureux, qui détruit lentement la mémoire de tout un peuple.
Le génocide arménien est un fait historique démontré, dont un grand nombre d’historiens ont établi l’ampleur et démonté l’épouvantable mécanisme ; nous ne pouvons pas accepter une réécriture politique de cet événement dramatique.
Si la France est aujourd’hui capable d’être à l’écoute des peurs et des incompréhensions de ces populations persécutées, c’est qu’elle a su, elle aussi, reconnaître les tragiques événements qu’elle a traversés au cours de son histoire, ce qui a permis au peuple français de se reconstruire et d’accepter les réalités de son passé.
Mon intervention, mes chers collègues, n’a pas vocation à attiser des oppositions : elle a seulement pour but de réconcilier un peuple avec son histoire.
J’approuve notre collègue député M. Pupponi lorsqu’il déclare que « l’honneur d’un élu, d’une femme, d’un homme politique, malgré les risques que cela comporte, c’est de voter en conscience et de respecter la parole donnée ».
À partir du moment où la loi Gayssot pénalise la négation de la Shoah et où la France a reconnu un deuxième génocide, il serait normal que ces deux génocides soient de la même façon reconnus comme ne pouvant être niés. Au nom de quoi le Sénat déciderait-il que la négation d’un génocide perpétré par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale est condamnable et que la négation du génocide perpétré contre le peuple arménien ne l’est pas ?
Parce que la France a été et restera toujours une terre d’accueil pour tous ces hommes et toutes ces femmes victimes, elle continuera de défendre le droit au respect de leur histoire.
Parce que la France est mon pays, moi qui suis née d’un père arménien, je veux me sentir, ce soir, respectée et fière d’être française.
L’Arménie et la France ne sont pas seulement liées par l’Histoire. Elles le sont également par ces hommes et par ces femmes qui luttent ensemble contre les privations, les humiliations et les barbaries.
Ce soir, mes chers collègues, je vous demande, avec l’ensemble du peuple arménien, de rejeter cette motion afin que la négation du génocide arménien soit enfin combattue.
Ce soir, comme les 600 000 Arméniens de France, je veux me sentir à la fois fille de France et fille d’Arménie. §