Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, « faire prévaloir la raison » et le « dialogue » : voilà ce à quoi le Président de la République française a engagé le Premier ministre turc s’agissant de l’attitude à avoir à propos du débat sur la proposition de loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi.
S’agit-il vraiment, ici, de faire preuve de raison et de dialogue devant un texte dont on nous assure qu’il « ne vise nullement un peuple ou un État en particulier » ?
Ne joue-t-on pas avec le feu, dans le contexte d’une Europe malade et qui se cherche, en demandant à la Turquie « de bien prendre la mesure des intérêts communs qui unissent nos deux pays et nos deux peuples » ?
Était-il opportun d’ouvrir ce débat, et de l’ouvrir maintenant ? Conscience ou inconscience ?
J’ai lu, comme vous tous, mes chers collègues, les interventions de personnalités dont nul ne peut mettre en doute la rigueur : Robert Badinter, Luc Ferry, par exemple. L’un et l’autre condamnent sans appel la tentative d’intrusion de la morale dans la loi que l’on peut déceler dans cette proposition de loi. Chacun s’accorde à reconnaître que ce n’est pas à la loi de figer la vérité historique ou scientifique. Ce n’est pas à elle, non plus, de se substituer à la morale ou à l’intelligence dans le débat public.
Alors, que vient faire le dialogue ? À quoi servirait de vouloir faire dialoguer deux pays « comme il sied entre deux pays alliés et amis » sur un sujet qui ne relève ni de la conversation de salon ni du débat politique ?
Serait-il seulement le moyen de se donner bonne conscience en condamnant haut et fort des événements quand on se livre insidieusement à des actes que l’on se refuse à qualifier pour ce qu’ils sont, en envoyant impunément chaque jour ailleurs que chez nous ces « sans-droits », « la lie de la terre », comme les appelle Hannah Arendt, ces oubliés de l’Histoire, de notre histoire d’aujourd'hui, qui ne sont plus rien, « désirés par personne, surplus inutile, fardeau encombrant » dont chacun cherche à se débarrasser.
Et que vient faire ici la raison ? De quelle raison s’agit-il ?
De la « raison bon sens » qui voudrait qu’on apaise le feu d’une déchirure que l’on n’en finit pas de ranimer, de cet acharnement à mettre en faillite et à piétiner les droits de l’homme auxquels, orgueilleusement, on se réfère pourtant sans cesse ?
De la raison raisonnante qui condamne avec vigueur cette société décriée par Joseph Conrad, sans foi ni loi, fondée sur l’accumulation du pouvoir et de l’argent, régie par le rapport de forces, « joyeuse ronde de la mort et du négoce » ?
À moins qu’il ne s’agisse de la raison ordonnatrice qui fait jaillir l’action salvatrice des ténèbres dans lesquelles elle était engluée, soumise à ces idéologies qui « prétendent connaître les mystères de processus historique tout entier, les secrets du passé, les dédales du présent, les incertitudes de l’avenir » ?
Non, décidément, je ne m’en remettrai aujourd'hui ni au dialogue proposé ni à la raison. Je rejoindrai la toute bonne philosophie, l’amie de la sagesse, celle qui, depuis la nuit des temps, cherche à penser le monde, celle qui cherche à le penser sans cynisme politique, qui permet de ne pas s’aveugler et de poser les vraies questions, en termes non de morale mais d’approche de la vérité ; car la vérité n’est pas une, chacun le sait, et reste inatteignable pour les hommes que nous sommes.
Et la sagesse, aujourd'hui, me commande de ne pas commettre la faute lourde qui consisterait à voter cette proposition de loi.
Celle-ci, adoptée par l’Assemblée nationale le 22 décembre dernier, remet en cause le subtil équilibre qui a permis, jusqu’aujourd’hui, à la recherche historique d’avancer sans outrager et de progresser dans les voies de la vérité par la confrontation rigoureuse de ses sources.
Qu’en sera-t-il demain si le Parlement s’entête à vouloir répondre à toutes les exigences mémorielles ?
En l’occurrence, le terme « minimisé », introduit à l’article 1er, inquiète les historiens, qui doivent manier des chiffres et, souvent, donner des fourchettes, car ils ne disposent pas toujours des sources conduisant à la certitude.
La négation ne doit faire l’objet, en droit, d’aucune indulgence. Le négationnisme est une insulte à la mémoire, tout le monde en convient. Mais sa déclinaison juridique, c’est-à-dire la contestation, la banalisation grossière et aujourd’hui la « minimisation », crée une marge d’appréciation du juge potentiellement handicapante pour la recherche historique et contraire au principe fondamental de notre procédure pénale que constitue la stricte interprétation des lois pénales.
C’est pourquoi, mes chers collègues, le groupe RDSE, favorable au développement d’une histoire la plus éclairée possible, souhaite le renvoi à la commission de la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi. §