Intervention de Catherine Tasca

Réunion du 23 janvier 2012 à 15h00
Répression de la contestation de l'existence des génocides — Article 1er

Photo de Catherine TascaCatherine Tasca :

Si je prends la parole sur l’article 1er, c’est qu’il vise à modifier le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, une loi portant sur la liberté d’opinion et d’expression qu’il ne faut modifier qu’avec d’infinies précautions et en ayant conscience de toucher à des principes fondamentaux de notre République et de notre démocratie.

Nous avons l’obligation impérieuse de ne pas compromettre les libertés, surtout à une époque où elles sont particulièrement menacées en bien des points du globe, y compris sur le continent européen ; je pense à la Hongrie, par exemple.

Nous sommes partagés entre la défense exigeante de ces libertés et la volonté de condamner fermement les atrocités subies par le peuple arménien en 1915. Néanmoins, cette condamnation a été prononcée sans ambiguïté par la loi du 29 janvier 2001. Point n’est besoin, si ce n’est pour des raisons d’affichage et peut-être pour des motifs électoralistes qui risqueraient d’être bien déçus, de s’aventurer sur le terrain de la pénalisation de la négation des crimes.

Revient-il au Parlement de dire la vérité historique et de l’imposer, tout contrevenant s’exposant à des peines d’emprisonnement ? Nous sommes nombreux à penser que non.

À mon sens, il s’agit d’un vrai détournement de la loi telle qu’elle est définie par l’article 34 de la Constitution. C’est aussi une atteinte à la séparation des pouvoirs. Les parlementaires ne doivent se substituer ni aux juges ni au pouvoir exécutif, et, s’il appartient au Parlement de contrôler la politique étrangère du Gouvernement, il ne lui revient certainement pas de la définir !

Au-delà des analyses juridiques – je partage celle qui a été excellemment présentée par M. le rapporteur – certes controversées, mais conformes au point de vue maintes fois exprimé par Robert Badinter, qui concluent à l’inconstitutionnalité de ce texte, nous devrions être beaucoup plus attentifs aux objections de nombreux chercheurs et historiens, qui récusent l’intrusion des politiques et du législateur dans l’écriture de l’histoire. C’est par les travaux des chercheurs et des historiens que peut se faire le difficile cheminement des mémoires collectives. Comme le suggère Robert Badinter et comme l’ont souligné plusieurs orateurs, une commission d’historiens sous l’égide de l’UNESCO ferait certainement beaucoup plus qu’une loi pour établir la vérité, et surtout pour conduire la Turquie à assumer cet épisode odieux de son histoire et à ouvrir sans restriction ses archives, un siècle après les faits.

La rédaction de l’article 1er pèche gravement par deux aspects.

Tout d’abord, cet article comporte un flou, et donc un risque de subjectivité et d’arbitraire. Comment le juge appréciera-t-il les faits de contestation et surtout de « minimisation outrancière » des crimes de génocide ? Le concept de minimisation outrancière est tout à fait insaisissable. Nier, contester, on sait ce que c’est. En revanche, il est bien difficile de déterminer si l’on minimise un peu, beaucoup ou trop. D’ailleurs, les victimes peuvent-elles concevoir une minimisation « non outrancière » ? À quelle aune sera mesurée cette minimisation et comment établir objectivement si elle est supportable ou outrancière ?

Par conséquent, la proposition de loi ne satisfait pas à l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, qui impose au législateur d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques.

Par ailleurs, la rédaction de l’article 1er ne mentionne nullement l’élément intentionnel d’incitation à la haine, qui devrait présider à la négation des crimes pour que celle-ci puisse être réprimée sans porter atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de recherche. Or cet élément intentionnel est déjà puni par l’article 24, alinéa 6, de la loi de 1881, qui condamne l’incitation à la haine raciale, ethnique, religieuse.

Tel qu’il est rédigé, cet article 1er est inapplicable et inutile. C’est pourquoi je voterai contre, et j’appelle mes collègues à en faire autant.

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