Cela a été dit, il n’est pas de débat plus douloureux que celui que nous avons aujourd’hui.
Si nos pensées, notre compassion vont assurément vers les Arméniens, cela ne saurait cependant dicter notre conduite. Il nous faut, dans cet hémicycle, faire abstraction de cette montagne de douleurs pour faire droit à la raison.
Je suis bien placée, par mon histoire personnelle, pour connaître la situation des diasporas. C’est autour de la mémoire que le lien presque charnel à la terre originelle se maintient, faisant de chaque membre un gardien du temple. Cela explique l’engagement souvent plus fort des représentants des diasporas par rapport à ceux qui vivent dans le pays. L’exil est toujours une douleur, car les souffrances vécues dans un temps parfois même très ancien se transmettent de génération en génération. Milan Kundera parle même de l’exilé comme d’un « grand souffrant ».
Si nous pouvons tous comprendre cela, je crois que ce n’est pas rendre service aux Arméniens que de voter ce texte contestable juridiquement. M. le rapporteur n’a pas manqué de pointer et de mesurer les conséquences prévisibles d’une telle contestation. Les Arméniens auraient, dès lors, beaucoup à perdre. En effet, tout citoyen peut désormais soulever la question prioritaire de constitutionnalité et d’éminents juristes ont manifesté leur crainte de voir déclarer le texte inconstitutionnel. La question est importante puisqu’il s’agit là de la liberté d’expression et d’opinion.
J’ai toujours été très réservée sur les textes mémoriels et sur tout ce qui s’y rattache. Contrairement à ce qu’a affirmé M. le ministre, cette proposition de loi n’est ni un texte technique ni une simple coordination juridique. Par son rattachement au seul génocide reconnu par la loi, mais non par les instances internationales, à la différence de la Shoah, il relève bien du registre mémoriel. C’est donc un texte fléché, qui vise expressément le génocide arménien. C’est la raison pour laquelle nous faisons le lien avec le texte précédent, et ce n’est pas par hasard si beaucoup de nos collègues le font.
Lors de l’adoption du texte reconnaissant les « effets positifs de la colonisation », j’avais cosigné avec mon collègue Jean-Pierre Michel une tribune dans laquelle nous exprimions nos réticences. La loi, l’histoire et la mémoire sont de nature et de construction différentes.
Écrire l’histoire est une responsabilité très lourde. Cette activité, de nature scientifique, a comme premier objectif l’établissement des faits. C’est bien parce que les historiens refusent la notion de vérité historique qu’ils ne s’accommodent pas de thèse officielle.
Imposer par la loi le sens à donner à des événements historiques ne peut que conduire à une interprétation partisane : tel ne doit pas être le rôle de l’État qui a, en revanche, le devoir de permettre à la communauté des historiens de travailler avec l’objectivité qui la caractérise.
Comme elle relève de l’affect, de l’émotion, la mémoire est labile ; elle est pourtant nécessaire car elle rend toujours vivants ceux qui ne sont plus et qui nous ont précédés. Mais, pour reprendre les propos de Jacques Le Goff, « la mémoire […] ne cherche à sauver le passé que pour servir le présent et l’avenir. »
Le négationnisme est une insulte à la mémoire. La loi, quant à elle, n’a pas vocation à trancher les rapports entre l’histoire et la mémoire. Comme l’a, à juste raison, souligné Robert Badinter, et comme l’ont rappelé plusieurs intervenants, « le Parlement n’est pas un tribunal. »
Mes chers collègues, tout comme Jean-Michel Baylet, je m’interroge : comment aurions-nous réagi si un pays tiers avait légiféré pour reconnaître dans sa loi certaines exactions que nous aurions commises dans le passé ? Notre propre histoire n’est en effet pas exemplaire…
Nous devrions chercher à pacifier les rapports entre l’Arménie et la Turquie, à faire en sorte que ce passé douloureux qui les lie devienne commun autour d’une vision partagée. Personne n’a à craindre le travail d’une commission d’historiens.
S’il est exact que la Turquie a des difficultés à reconnaître la part d’ombre de son histoire, les choses commencent à évoluer. L’adoption de ce texte aurait pour conséquence de radicaliser les positions de part et d’autre, alors que nous devons travailler à les dépasser pour construire l’avenir.
Notre pays est composé de citoyens porteurs d’identités multiples et complexes. J’ai moi-même recueilli les débris d’une histoire franco-algérienne dont on a réveillé brutalement les blessures en février 2005, sans en mesurer les dégâts. Fallait-il vraiment que le législateur s’engage à écrire une histoire officielle ?
Le destin de ce funeste article 4 de la loi de 2005, voté puis déclassé et enterré, devrait aujourd’hui guider notre jugement. Vous comprendrez, mes chers collègues, que, par cohérence et fidélité, je suive l’avis de la commission des lois et que je sois donc favorable aux amendements de suppression de l’article 1er. §