Monsieur Gaudin, nous n’allons pas débattre de cette question maintenant, mais nous pourrions imaginer un système où, comme à l'Assemblée nationale, un parlementaire présent ne pourrait pas avoir plus d’une délégation de vote. Cela constituerait un grand changement.
Mes chers collègues, ma position est cohérente avec le vote exprimé le 13 avril 2011 par la commission des lois et rappelé précédemment par M. Sueur. J’en suis profondément persuadé, la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui est anticonstitutionnelle. Le Parlement s’érige en juge sur un sujet sur lequel aucune décision de rang supérieur ne l’obligeait à légiférer, car nous sommes là dans un cas de figure très différent de celui de la Shoah.
Comme il ne se trouvera, hélas ! pas assez de parlementaires pour déférer cette proposition de loi devant le Conseil constitutionnel, il faudra attendre qu’un particulier condamné par un jugement le fasse par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité, ce qui aboutira inévitablement à la censure du texte.
J’avais déjà marqué ma forte réticence au vote de lois mémorielles. Ma gêne venait tout autant d’une réserve à l’égard de la propension de la France à donner des leçons au monde entier que du caractère tout à fait anormal de ce type de loi. Mais nous devrions maintenant en rester là puisque le Parlement peut désormais remplacer avantageusement une loi mémorielle par une résolution, laquelle, en étant l’expression d’un souhait, est d’une nature tout à fait différente.
Avec cette proposition de loi, nous irions au-delà de la reconnaissance des génocides, puisqu’il est question de pénaliser la contestation de l’existence de certains massacres, des trois génocides reconnus par l’ONU : celui des Arméniens, celui des Juifs et – nous les oublions trop souvent – des Tsiganes et celui des Tutsis en 1994.
La reconnaissance de ces génocides n’avait jusque-là nullement impliqué une « stérilisation » de la recherche historique. Mais, avec la pénalisation, la proposition de loi nous fait franchir un nouveau stade que je ne peux que refuser en tant qu’historien.
Aucun historien ne conteste l’existence des massacres de masse dans la Turquie de 1915 et 1916. Cependant, certains s’interrogent sur le caractère génocidaire, qui suppose une volonté d’État, de ces exactions. Selon moi, la qualification qui doit être retenue parmi la nomenclature de l’horreur – massacre de masse, crime contre l’humanité, ethnocide ou génocide – est l’affaire des historiens.
Vous le savez aussi bien que moi, monsieur Karoutchi, l’histoire est un métier qui s’apprend et dont les méthodes sont extrêmement rigoureuses. On peut lire ce matin dans un journal parisien la déclaration d’une personne pour laquelle j’ai par ailleurs beaucoup d’estime en raison de ses luttes passées : par un raccourci aussi saisissant qu’approximatif, elle affirme que, si le massacre des Arméniens n’avait pas été perpétré, la Shoah n’aurait pas eu lieu. La lecture de ces propos me conforte dans l’idée qu’il faut vraiment laisser l’histoire aux historiens, et donner à ces derniers toute liberté pour mener leurs recherches.
Je prétends après bien d’autres – je pense notamment aux grands historiens qui se sont exprimés en 2005 dans un manifeste intitulé Liberté pour l’histoire – que l’intrusion du législateur dans le travail des historiens ne peut aboutir qu’à une restriction de la liberté de recherche et d’expression de ces derniers, qui pourraient être amenés à s’autocensurer.
Par les choix qu’elle opère, par les génocides qu’elle distingue, la loi est forcément partiale, contrairement à l’histoire libre, qui étudie tout le champ des massacres au fil du temps. Si la loi retient des événements survenus voilà plus d’un siècle et pénalise leur déni, pourquoi ne reconnaîtrait-elle pas la Saint-Barthélemy, les ratonnades et les massacres de la colonisation algérienne, ou, à une époque plus récente, l’épouvantable hécatombe perpétrée, avec une volonté d’élimination systématique des populations exclusivement civiles, par l’aviation britannique à Dresde ?
Les discussions des historiens sur la qualification d’un massacre – massacre de masse, crime contre l’humanité, crime de guerre ou génocide – pouvaient passer pour académiques. Désormais, les historiens s’interdiront de débattre des Arméniens pour ne pas risquer d’être emprisonnés. Je note que des historiens de grande valeur, dont la qualité des travaux est universellement reconnue, risquent désormais des ennuis judiciaires. Je pense à Pierre Vidal-Naquet, le combattant des « assassins de la mémoire », et à Madeleine Rebérioux, la lumineuse spécialiste de Jean Jaurès qui fut pendant longtemps présidente de la Ligue des droits de l’homme.
L’histoire n’est ni commémoration, ni religion, ni mémoire : c’est une science et, à ce titre, la vérité qu’elle tend à établir n’est pas stable.