Intervention de Gaëtan Gorce

Réunion du 23 janvier 2012 à 15h00
Répression de la contestation de l'existence des génocides — Article 1er

Photo de Gaëtan GorceGaëtan Gorce :

Je voudrais d'abord rendre un hommage tout particulier au travail de notre rapporteur, qui n’a pas été suffisamment salué. Ce dernier a fait tout à l'heure une démonstration juridique sur laquelle je n’insisterai pas, mais qui mérite la considération de notre assemblée, notamment du groupe auquel il appartient.

Par ailleurs, dans la mesure où je fais partie de ceux qui voteront contre cette proposition de loi et en faveur des amendements de suppression de l’article 1er, je voudrais dire à la fois l’émotion que nous pouvons ressentir devant ce qu’éprouvent nos compatriotes d’origine arménienne, et la colère que peuvent parfois nous inspirer l’absence de reconnaissance par le gouvernement turc de cette réalité tragique et les pressions exercées sur les uns et les autres ces dernières semaines, qui, à mon avis, n’ont pas servi la cause de la Turquie.

Au-delà de ces considérations, la question qui nous est posée, et qui n’a pas été abordée dans ce débat, est celle du rapport que nous entretenons avec notre nation. C’est bien cette question qui nous est posée car, en légiférant sur des sujets historiques, nous touchons à quelque chose de particulièrement sensible, qui est au cœur même de l’idée que nous nous faisons de la nation, dont nous sommes les représentants dans cette assemblée.

La nation s’est construite au fil du temps et des épreuves. Elle est donc l’élément d’une mémoire, mais cette mémoire est distincte de l’histoire. L’une des erreurs que vous commettez en votant ce texte, c’est de prétendre faire l’histoire en rappelant une mémoire. Il faut distinguer l’une de l’autre, surtout si l’on veut faire l’histoire par la mémoire au moyen du droit et de la loi.

Au-delà de notre rapport à la nation, ainsi posé, c’est notre rapport à notre mémoire nationale qui est en jeu. Notre mémoire ne sépare pas, elle ne distingue pas, elle n’est pas le résultat ou l’addition de mémoires partielles ; elle est constituée à la fois d’une mémoire paysanne et d’une mémoire ouvrière, que l’on n’oppose pas, d’une mémoire religieuse, depuis le baptême de Clovis, et d’une mémoire laïque, celle de la loi de séparation des Églises et de l’État, d’une mémoire monarchique, celle des sacres de Reims, et d’une mémoire républicaine, qui commence sitôt après la Révolution et qu’illustre par exemple Gambetta appelant à la défense nationale depuis le balcon de l’hôtel de ville de Paris puis de celui de Tours.

Tout cela, c’est notre mémoire ! Elle synthétise, elle ne catégorise pas ! Elle réunit, elle ne sépare pas ! Elle n’invite pas chaque membre de la communauté nationale à en revendiquer une part, mais à y prendre toute sa part.

En votant des textes qui conduisent à séparer les mémoires des uns et des autres, en laissant entendre que notre mémoire nationale ne serait que cette addition, nous prenons le risque d’opposer les mémoires les unes aux autres.

Quand je voyais tout à l'heure, devant le Sénat, nos compatriotes d’origine arménienne d’un côté et nos compatriotes d’origine turque de l’autre, j’avais sous les yeux la preuve que cette proposition de loi était malvenue, puisque son examen avait pour conséquence que des Français d’origine différente se disputaient sur un élément de leur histoire et de leur mémoire, et interpellaient la représentation nationale sur la façon dont elle allait les interpréter. C’est une faute que nous commettons aujourd'hui !

Naturellement, il faut enrichir notre histoire ; nous en avons la responsabilité. Cependant, cela doit se faire non par la loi mais par le mouvement des idées et des choses. Nous devons, par exemple, enrichir cette histoire en y incorporant celle de tous nos compatriotes immigrés, qui ont beaucoup à dire sur le rapport à la nation et les conditions dans lesquelles celle-ci a été prise en compte.

Nous pouvons bien entendu enrichir cette histoire en y intégrant la mémoire de nos compatriotes d’origine arménienne mais, si nous le faisons, faisons-le, comme cela a été proposé, par la résolution et la commémoration, en leur indiquant la place symbolique qui est la leur et que leur reconnaît la nation, et non par la loi et la sanction pénale, par des moyens répressifs qui n’ont rien à voir avec ce débat.

J’ajoute qu’une nation qui passe son temps à se retourner sur son histoire, et même sur celle des autres, pour se disputer et se déchirer, est une nation qui démontre à l’envi qu’elle ne sait plus écrire l’histoire. C’est justement parce que nous devons aller de l’avant pour vivre l’histoire présente que nous devons cesser de nous disputer sur la mémoire et l’histoire passée, qui est derrière nous et qui appartient aux historiens, c'est-à-dire à la vérité scientifique, et non – n’en déplaise à M. Karoutchi – aux politiques.

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