Intervention de Leila Aïchi

Réunion du 8 février 2012 à 14h30
Droit à la protection de la vie privée — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Leila AïchiLeila Aïchi :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, c’est aujourd’hui avec grand plaisir que je me joins à un débat engagé voilà plus de trois ans par certains de mes collègues de la commission des lois sur le droit à la protection de la vie privée.

Dans nos pratiques quotidiennes, si le recours croissant aux nouvelles technologies permet de formidables avancées en termes de partage du savoir, de diffusion de l’information et de communication entre les citoyens, il occasionne aussi de nombreux effets collatéraux et peut constituer une menace pour la vie privée. C’est en particulier l’accumulation des données personnelles ou d’ordre privé, encouragée de fait par les capacités de stockage quasiment infinies dont nous disposons aujourd’hui, qui est à l’origine de cette menace.

L’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales consacre le droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il précise notamment qu’il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que si cela est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique.

Sur ce sujet, ce qui m’alarme, c’est que l’exception liée à la « nécessité de la sécurité nationale » tende à devenir la règle et que ce nouvel impératif passe désormais, dans nos démocraties, au-dessus du respect de la vie privée. Ainsi, je déplore le recours croissant à la pratique de collecte des données numériques par les administrations policière ou judiciaire.

À l’issue du mandat de M. Sarkozy, nous comptabilisons aujourd’hui soixante-dix fichiers, dont quarante-quatre ont été mis en place durant le quinquennat. La possibilité d’interconnexion entre ces différentes bases de données que permettent les technologies numériques est d’autant plus dangereuse pour les libertés individuelles ! Par exemple, la possibilité de consultation des fichiers STIC ou JUDEX lors d’enquêtes administratives révèle des informations sur la vie quotidienne de personnes qui peuvent ainsi se voir refuser un emploi.

Je suis frappée que les services de police et de justice se soient montrés techniquement incapables de faire face à cette multiplication des fichiers de données. La CNIL a en effet relevé, en 2009, que 83 % des données du fichier STIC n’intégraient pas les suites judiciaires – non-lieu, acquittement, relaxe ou condamnation. Ainsi, n’importe quel citoyen reconnu à terme innocent par la justice peut se voir refuser un emploi « sensible » faute d’une simple mise à jour. Et cela au nom de quoi ? D’une obsession sécuritaire et d’un déséquilibre injustifié entre les principes de sécurité et de droit au respect de la vie privée. Cette dérive est dangereuse pour les libertés individuelles.

De la part du pays des droits de l’homme, une telle méprise des libertés fondamentales est moins admissible encore, puisque nous dédouanons ainsi de manière évidente tous les excès sécuritaires d’autres pays déjà peu soucieux du respect des libertés individuelles. Force est de le rappeler aujourd’hui, c’est au nom de la « contribution à l’effort international de lutte contre le terrorisme » que la loi du 10 décembre 2003 a autorisé le régime de Ben Ali à commettre sur la population tunisienne la répression que vous connaissez.

La lutte contre le terrorisme international ne justifie pas tout. À ce titre, une vigilance accrue dans la signature d’accords internationaux doit être mise en œuvre, afin que la coopération policière ne soit pas une menace constante pour les libertés fondamentales.

Pour autant, la vie privée de nos concitoyens n’est pas menacée uniquement par les excès des autorités publiques. Pain béni du marketing commercial, la collecte des données permet aux entreprises d’effectuer une véritable intrusion dans la vie privée du consommateur en élaborant le profil de ce dernier d’une manière de plus en plus précise. La personnalité du client devient ainsi plus saisissable et ce dernier plus faible du fait du déséquilibre ainsi créé dans la détention d’informations.

En parallèle, cette révolution d’ordre technique a aussi encouragé une tendance sociétale à la « surexposition de soi », cela particulièrement chez les jeunes. De fait, la capacité d’ultramémorisation induite par les nouvelles technologies compromet le « droit à l’oubli », qui protégeait auparavant ce public vulnérable.

Les instruments de contrôle et de protection des libertés individuelles sont véritablement sous-dimensionnés face non seulement au pouvoir administratif, mais également aux acteurs commerciaux. Qu’attendons-nous pour légiférer dans le sens d’un renforcement des capacités d’action de la CNIL ?

À mon sens, c’est tout d’abord d’un renforcement de ses capacités matérielles dont la CNIL a aujourd’hui besoin, et un besoin urgent. Avec un ratio de deux employés par million d’habitants, cette autorité ne dispose pas des moyens humains nécessaires pour réaliser un travail efficace. À ce titre, j’approuve l’idée proposée par mes collègues dans leur rapport d’une redevance qui ponctionnerait les grands organismes prélevant des données et permettrait de financer les activités de la commission.

Il importe également d’accroître le pouvoir de sanction de cette autorité et d’augmenter le plafond des sanctions pécuniaires qu’elle est susceptible de prononcer.

En outre, je constate que, d’une manière générale, les citoyens et les consommateurs s’avèrent très peu informés et ne mesurent pas les menaces qui pèsent sur eux. Ils ignorent leurs droits effectifs et les moyens dont ils disposent pour les faire valoir.

Dans leur rapport d’information de mai 2009, Anne-Marie Escoffier et Yves Détraigne suggéraient l’avènement d’un homo numericus libre et éclairé grâce à un travail de sensibilisation et d’information auprès des jeunes générations, notamment à travers l’enseignement des droits liés aux usages numériques dans les cours d’éducation civique. S’il peut être un idéal, le concept ne saurait en aucun cas constituer un modèle à court terme, car le fait de responsabiliser un citoyen en l’informant de ses droits ne doit pas dédouaner les autorités publiques de l’exercice de leur mission de service public de suivi et d’accompagnement de leurs administrés. L’homo numericus, s’il doit conquérir son autonomie, ne doit pas se trouver seul face à l’État ou aux acteurs commerciaux.

Monsieur le garde des sceaux, nous attendons que, à l’image de Viviane Reding, vous fassiez preuve de volontarisme pour l’instauration d’un véritable « droit à l’oubli numérique ». Vous me répondrez certainement que votre collègue Nathalie Kosciusko-Morizet...

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