Intervention de François Zocchetto

Réunion du 19 janvier 2012 à 15h00
Délit de mise en danger délibérée de la personne d'autrui — Renvoi à la commission d'une proposition de loi

Photo de François ZocchettoFrançois Zocchetto, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi part d’un constat que l’actualité ne cesse d’illustrer : il arrive en effet assez souvent que des fautes d’imprudence très graves ne donnent lieu à aucune condamnation, soit qu’elles n’aient entraîné aucun dommage, soit que le lien de causalité entre le comportement fautif et le dommage n’ait pu être établi.

Le texte que nous examinons aujourd'hui est le fruit d’une réflexion approfondie menée par notre ancien collègue Pierre Fauchon, dans le cadre notamment d’un colloque organisé en octobre 2010 sous les auspices du Sénat et de la Cour de cassation. Il vise à assurer une répression plus effective de la mise en danger délibérée d’autrui, même lorsque la faute n’a pas eu d’effet dommageable, et tend à élargir, à cette fin, le champ d’application de l’article 223-1 du code pénal, relatif aux « risques causés à la personne d’autrui ».

Alors que la répression est aujourd’hui encore largement fondée sur l’existence du dommage, la logique suivie ici est de prendre davantage en considération la gravité de la faute commise.

Parce qu’elle implique une inflexion significative de notre droit pénal, la commission des lois a souhaité que la proposition de Pierre Fauchon fasse l’objet d’analyses complémentaires, afin notamment de mieux en mesurer les conséquences s’agissant du champ des comportements susceptibles d’être incriminés à ce titre.

Pour mieux apprécier la portée du texte, il me paraît indispensable de présenter, dans la matière complexe des délits non intentionnels, l’état de notre droit.

Je commencerai par rappeler le principe fondamental posé par le premier alinéa de l’article 121-3 du code pénal : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »

Ce principe selon lequel les crimes et les délits sont toujours des infractions intentionnelles est néanmoins assorti d’une double exception : en cas d’imprudence ou de négligence, d’une part, en cas de mise en danger délibérée d’autrui, d’autre part.

La faute d’imprudence ou de négligence n’est constituée qu’en cas de survenance d’un dommage. Encore faut-il alors que la loi ait institué cette faute en délit. Sont ainsi pénalement sanctionnées, notamment, les atteintes involontaires à la vie ou les atteintes involontaires à l’intégrité de la personne.

Par ailleurs, la mesure de la répression de la faute d’imprudence ou de négligence est fonction non de la gravité de la faute elle-même, mais de la gravité du dommage. En outre, si le comportement de la personne n’a été que la cause indirecte du dommage, la faute simple ne suffit pas pour engager sa responsabilité pénale.

En vertu de la loi si importante du 10 juillet 2000, dont c’est le principal apport, le délit non intentionnel n’est alors constitué que si l’une ou l’autre des fautes suivantes a été commise : la violation de façon manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ; la commission d’une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité, que son auteur ne pouvait ignorer.

S’agissant de la mise en danger délibérée de la personne d’autrui, elle constitue une circonstance aggravante de l’infraction non intentionnelle si elle a provoqué un dommage.

La mise en danger délibérée de la personne d’autrui peut aussi constituer un délit même lorsqu’elle n’a pas causé de dommage, en vertu de l’article 223-1 du code pénal, introduit à l’issue de la réforme du code pénal de 1993. Il s’agit de la seule infraction non intentionnelle de notre droit pénal punie d’une peine d’emprisonnement en l’absence de tout résultat. Le législateur a souhaité, à l’époque, que « chacun sache qu’il peut être condamné, même s’il n’a pas fait de victime, simplement parce qu’il en a pris délibérément le risque ». L’article 223-1 du code pénal punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité ».

Le délit de « risques causés à autrui » est constitué si les trois conditions suivantes sont réunies : existence préalable d’une obligation particulière de sécurité imposée par la loi ou le règlement ; volonté manifeste de violer cette obligation ; exposition directe d’autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente.

Je voudrais insister sur la dernière de ces conditions.

Le délit de mise en danger d’autrui n’est constitué que si le manquement défini à l’article 223-1 du code pénal a été la cause directe et immédiate du risque auquel a été exposé autrui. Cette exigence a conduit la Cour de cassation à interpréter de manière très restrictive ledit article. Un exemple très frappant nous en est donné par une décision de la Cour de cassation censurant un arrêt d’une cour d’appel qui avait condamné pour risques causés à autrui une personne ayant circulé, en dépit des interdictions municipales, à bord d’un motoneige dépourvu de tout moyen de signalisation lumineux sur une piste de ski fréquentée par des débutants. Selon la Cour de cassation, les juges du fond auraient dû faire état des « circonstances de fait tirées de la configuration des lieux, de la manière de conduire du prévenu, de la vitesse de l’engin, de l’encombrement des pistes, des évolutions des skieurs ou de toute autre particularité caractérisant le risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». Tel est l’état du droit et de la jurisprudence.

Les auteurs de la proposition de loi relèvent que la « survenance et la gravité du dommage procèdent de circonstances le plus souvent indépendantes du fait même de l’imprudence, alors que les éléments constitutifs de la mise en danger constituent à proprement parler la justification de la poursuite pénale ». En conséquence, ils considèrent que la notion de risques causés à autrui peut être « une réponse adéquate aux problèmes posés par les hypothèses dans lesquelles on se trouve en présence d’une imprudence caractérisée ».

Ainsi, la proposition de loi tend à assouplir le texte actuel de l’article 223-1 du code pénal à deux titres.

D’une part, elle vise à substituer, dans la définition actuelle du délit, la notion de « règlements » au pluriel à celle de « règlement » au singulier. La mention des « règlements » a pour objet d’élargir la notion au-delà de son acception constitutionnelle et administrative : pourraient ainsi être pris en compte les règles professionnelles ou déontologiques – en particulier celles qui s’imposent aux médecins –, ainsi que les règlements d’entreprise.

En tant que rapporteur, je le dis clairement, cette extension soulève la question du caractère opposable des dispositions dont la violation pourrait être invoquée. En effet, si les textes législatifs et réglementaires font l’objet d’une publication officielle et sont donc très clairement opposables, tel n’est pas nécessairement le cas de mesures émanant d’organes privés. Il y aurait donc un risque flagrant d’insécurité juridique à adopter cette disposition ; c’est la raison pour laquelle j’estime qu’il n’est pas possible de faire référence aux « règlements » et qu’il convient de maintenir le singulier.

D’autre part, la proposition de loi prévoit que le risque causé à autrui pourra être constitué non seulement par « la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou les règlements », mais aussi par « la commission d’une faute d’imprudence grave et qui expose autrui à un risque d’une particulière gravité que l’auteur de cette faute ne pouvait ignorer ». J’indique que si le Sénat choisissait de modifier la rédaction de l’article 223-1 du code pénal, il conviendrait plutôt de viser « une faute d’une particulière gravité dont l’auteur ne pouvait ignorer les conséquences ». Quoi qu’il en soit, le champ d’application de cet article s’en trouverait nécessairement très élargi. M. Lecerf l’a dit tout à l’heure, seraient notamment concernés les élus locaux, bien entendu, mais aussi les fonctionnaires, en particulier les préfets, les enseignants organisant des sorties scolaires, les médecins et l’ensemble des personnels de santé, les responsables d’entreprise ou d’association…

Au sein de la commission des lois, qui travaille depuis des années sur cette matière complexe, un avis presque unanime sur cette proposition de loi s’est rapidement dégagé. Les deux interrogations suivantes ont orienté sa réflexion.

Tout d’abord, la prise en compte des fautes d’imprudence grave, outre la violation manifestement délibérée d’une obligation prévue par la loi ou le règlement, multipliera-t-elle les occasions de mettre en jeu la responsabilité pénale en matière de délits non intentionnels ? Nous pressentons qu’il y aura une multiplication des enquêtes, qu’elles soient menées par le parquet ou par le juge d’instruction dans le cadre d’une information. Je n’affirme pas que cela débouchera nécessairement sur une multiplication des condamnations, mais la commission des lois souhaite disposer d’un délai supplémentaire pour approfondir sa réflexion, notamment en prolongeant le dialogue déjà engagé avec les magistrats, les représentants de la profession d’avocat, les professeurs de droit et, plus largement, toutes les personnes susceptibles d’être concernées.

Par ailleurs, l’ensemble des membres de la commission des lois ont estimé que, grâce aux apports de la loi du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pour des faits d’imprudence ou de négligence et de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser les délits non intentionnels, à laquelle le Sénat, en tant que représentant des collectivités territoriales, attache beaucoup d’importance, le dispositif concernant les délits non intentionnels est aujourd’hui équilibré. Ils ont souhaité saluer le rôle éminent joué par M. Pierre Fauchon dans ces interventions successives du législateur.

Certains de nos collègues se sont d’ailleurs demandé si cette proposition de loi n’allait pas à rebours des lois du 13 mai 1996 et du 10 juillet 2000. Pour ma part, je ne le crois pas, car ces initiatives législatives ne portent pas vraiment sur le même domaine d’application.

En effet, ces deux lois visent l’hypothèse dans laquelle un lien de causalité, fût-il indirect, peut être établi entre la faute et le dommage. La présente proposition de loi, en revanche, vise les hypothèses dans lesquelles un tel lien ne peut être établi, ou encore les cas où la faute n’a pas entraîné de dommage.

La commission des lois considère qu’une autre question mérite réflexion : celle de la responsabilité en cas de catastrophe sanitaire ou industrielle. Les relaxes prononcées dans l’affaire dite du sang contaminé avaient été difficilement admises par l’opinion publique, qui a estimé que la justice n’avait pas été rendue. Je pourrais également évoquer l’affaire de l’amiante ou celle des implants mammaires, qui suscite aujourd’hui parmi les juristes de nombreuses interrogations : un lien de causalité pourra-t-il être établi entre la faute et le dommage ? Y a-t-il eu, en l’espèce, violation manifestement délibérée d’une obligation imposée par la loi ou le règlement ?

La commission des lois a fait observer qu’il s’agissait de trouver une réponse juridique plus adaptée aux catastrophes sanitaires ou industrielles, pour lesquelles il n’est pas toujours possible d’établir un lien de causalité entre la faute et le dommage. Elle a également relevé que les pénalités actuellement prévues à l’article 223-1 du code pénal, d’ailleurs conservées dans la proposition de loi, à savoir un an d’emprisonnement – dans les faits, cette peine est presque systématiquement assortie du sursis – et 15 000 euros d’amende, ne semblent nullement adéquates. De telles sanctions sont sans aucune commune mesure avec le trouble causé tant aux victimes qu’à l’opinion publique.

La proposition de loi est néanmoins nourrie par une réflexion juridique ambitieuse, que nous jugeons utile de poursuivre. Je forme le vœu que notre débat de ce jour soit une étape de plus dans cette réflexion. Voilà maintenant onze ans que la loi du 10 juillet 2000 est entrée en vigueur : il convient de faire le point sur son application, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation.

À ce stade, la commission des lois a décidé de ne pas établir de texte et propose au Sénat d’adopter une motion tendant au renvoi à la commission de la présente proposition de loi.

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