Intervention de Laurence Cohen

Réunion du 19 janvier 2012 à 15h00
Délai de prescription des agressions sexuelles — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Laurence CohenLaurence Cohen :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous connaissons, en France, une situation paradoxale : des lois en progrès, mais des violences persistantes à l’égard des femmes, expression la plus extrême de la domination masculine.

C’est toujours à la suite d’une longue mobilisation des féministes que des avancées juridiques voient le jour ; je pense notamment à la modification dans le code pénal du crime de viol en 1980 ou encore à la création du délit de harcèlement sexuel en 1992, délit défini désormais également par la loi.

Chaque fois que la loi a été renforcée et complétée, ce sont de nouveaux outils dont les victimes ont pu se saisir pour faire valoir leurs droits, défendre leur dignité.

Il est donc parfois utile que la réalité perturbe la hiérarchie juridique. C’est ce à quoi tend le texte qui a été déposé par Muguette Dini et dont nous discutons aujourd’hui. Comme l’a souligné notre collègue, c’est la même volonté qui a animé Mme Marie-George Buffet ainsi que les membres de son groupe en déposant, voilà quelques mois à l’Assemblée nationale, une proposition de loi similaire. Cela nous donne une nouvelle occasion de réfléchir et de débattre d’un sujet d’une très grande importance, afin de lever petit à petit les tabous qui l’entourent.

En proposant de soumettre les délits d’infractions sexuelles prévus aux articles 222-27 à 222-31 du code pénal commis sur les personnes majeures au même délai de prescription que les viols sur personnes majeures, il est en effet préconisé d’augmenter le délai de prescription sans toucher aux peines. Cela est-il possible et nécessaire ? Nous pensons que oui, car la détresse des victimes de ces agressions d’un caractère particulier doit primer sur le désir de préserver coûte que coûte un lien entre le quantum de la peine et la durée du délai de prescription.

Mes chers collègues, parce qu’il tend à ne léser personne, le droit est nécessairement fait de quelques principes et de beaucoup d’exceptions. J’essayerai de vous convaincre de produire une nouvelle exception en créant un régime spécifique de prescription répondant à des délits spécifiques, afin d’assurer un accès des victimes à la justice.

J’aimerais avant tout préciser que, pour nous, le souci a été de prendre position de manière éclairée sur une proposition pouvant apparaître comme étant de circonstance, puisqu’elle a été déposée à la suite de l’affaire Banon-DSK.

C’est la même optique qui a prévalu au sein de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, présidée par Mme Brigitte Gonthier-Maurin, lorsqu’il a été décidé d’auditionner le 11 janvier 2012 de nombreuses associations féministes engagées sur ce sujet afin de recueillir leur point de vue. Elles se sont toutes déclarées favorables à l’adoption de cette proposition de loi.

Les arguments que je relayerai se font ainsi l’écho de victimes, de personnes engagées sur le terrain, de professionnels du droit, de médecins, qui, tous, ont constaté cette proximité de nature des viols et des autres agressions sexuelles, laquelle se traduit, dans les faits, par des cheminements psychologiques proches.

Le constat unanime de ces associations est que les règles de prescription sont inadaptées aux caractéristiques spécifiques des agressions sexuelles : sentiments de honte, peur, amnésies partielles et réelles difficultés éprouvées par les victimes à dénoncer des faits liés à ces infractions. De plus, il est reconnu que l’émergence du traumatisme peut prendre des années et que les répercussions de celui-ci sont susceptibles d’avoir des facettes multiples, y compris d’authentiques pathologies somatiques.

Les membres de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, dans leur diversité politique, ont été sensibles à ces auditions. Ce matin encore, lors d’une nouvelle réunion, aucune voix des présents n’a rejeté la proposition de loi de notre collègue.

Essayons rapidement d’examiner ce qui est reproché à cette proposition, notamment la banalisation des formes les plus graves d’infractions sexuelles et la négation de l’existence de réalités très différentes. Mais il est justement question de prendre enfin en compte des réalités très différentes coexistant au sein de cette large catégorie que représentent les agressions sexuelles autres que le viol. J’entends par là que la distinction entre agression sexuelle, viol et tentative de viol est souvent subtile. Les agressions sexuelles incriminées aux articles 222-27 et suivants du code pénal ne sont définies que négativement par rapport au viol : il s’agit, comme cela a été souligné tout à l’heure, de toute atteinte sexuelle autre qu’une pénétration sur une victime non consentante.

Mais les conséquences sont loin d’être anodines ! Tous les témoignages concordent pour décrire un état de détresse très poussé chez les victimes d’agressions, même quand il n’y a pas eu pénétration, ce qui justifie un allongement du délai de prescription fondé sur une similitude des dégâts psychologiques provoqués.

Il est également reproché à cette proposition d’être inutile, car l’allongement du délai poserait un problème de preuve pour des infractions laissant par nature peu de traces médicolégales. Cet argument est de loin le plus contestable puisque, comme l’a fort justement souligné un médecin auditionné, si la victime attend quarante-huit heures, les preuves médicolégales peuvent également manquer lors d’un viol, entraînant le non-aboutissement de la plainte.

Enfin, on nous dit qu’un plus long délai de prescription risquerait de mener à des décisions de non-lieu ou de relaxe au bénéfice du doute susceptibles d’être douloureuses pour les victimes. En d’autres termes, il nous est expliqué que le dépassement du délai de prescription serait en quelque sorte un mal pour un bien pour les victimes, en les préservant d’une éventuelle déception en cas de non-lieu. Il est probable, au contraire, que la victime vivra cette forclusion comme un déni de justice, ce qui augmentera d’autant son sentiment d’injustice !

J’ajoute que je fais partie de celles et de ceux qui pensent que le viol devrait être imprescriptible.

Nous sommes conscients que la question de l’accès à la justice des personnes victimes d’agressions sexuelles dépasse la seule problématique du délai de prescription. En effet, comme il a été dit, cette proposition ne règle pas les problèmes graves de la formation, de la prévention et de la qualification des personnels chargés de l’accueil et de l’écoute des femmes, ni ceux de l’insuffisance, voire de l’absence de campagne d’information pour sensibiliser l’opinion publique, modifier les mentalités ainsi que les rapports femmes-hommes encore trop souvent marqués par un lien de subordination-domination.

Par conséquent, il faut également améliorer le traitement des plaintes par le ministère public, ce qui pose alors le problème des moyens accordés à la justice. Mais puisque les associations sont soutenues par tous les orateurs, donnons-leur les moyens d’exercer leurs missions d’accompagnement et d’aide !

La loi-cadre contre les violences faites aux femmes qui a été proposée par le Collectif national pour les droits des femmes et qui a nourri la loi du 9 juillet 2010 comporte tous ces aspects de prévention et d’accompagnement, car elle vise à agir mieux sans réprimer plus. Il ne tient qu’à nous, mes chers collègues, de nous en saisir pour améliorer la loi existante adoptée à la suite d’une très forte mobilisation des féministes.

Pour l’heure, parce que la prise en compte du mal-être des victimes d’agressions sexuelles graves est primordiale, le groupe CRC votera ce texte, qui constitue un premier pas vers une législation permettant une meilleure prise en charge de toutes celles et de tous ceux qui vivent de tels drames.

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