Intervention de Brigitte Gonthier-Maurin

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 11 janvier 2012 : 1ère réunion
Prescription de l'action publique des agressions sexuelles autres que le viol — Table ronde avec les représentantes d'associations engagées dans la lutte contre les violences envers les femmes

Photo de Brigitte Gonthier-MaurinBrigitte Gonthier-Maurin, présidente :

Je me réjouis que, dans les délais très courts qui nous étaient impartis et malgré la suspension liée à la période des Fêtes, nous ayons pu organiser cette table ronde sur le délai de prescription de l'action publique en matière d'agressions sexuelles autres que le viol. Et je tiens à vous remercier, toutes et tous, d'avoir été si nombreux et si prompts à répondre à notre invitation.

Comme vous le savez, deux propositions de loi récentes, l'une émanant de Marie-George Buffet à l'Assemblée nationale, l'autre de notre collègue Muguette Dini au Sénat, considèrent que le délai de prescription actuel, fixé à trois ans, comme pour les autres délits, est trop court, et qu'il convient de le porter à dix ans, comme c'est le cas pour le viol, qui relève, lui, de la catégorie des crimes.

Nous avons appris, à la mi-décembre, que la proposition de loi de Mme Dini viendrait en discussion devant le Sénat le 19 janvier et il nous a paru indispensable, sur ce sujet sensible, de recueillir vos points de vue.

Il est bien évident que certaines affaires récentes ont projeté dans le débat public les agressions sexuelles et la prescription des poursuites auxquelles elles peuvent donner lieu. Mais je ne crois pas que le législateur doive se prononcer sur la base de certains cas d'espèce, quelque émotion qu'ils aient pu susciter dans le public.

C'est pourquoi j'ai souhaité vous réunir aujourd'hui pour nous éclairer, grâce à l'expérience que vous donne le contact quotidien avec ces très nombreuses femmes victimes de violences auxquelles vous apportez vos conseils, votre aide et votre soutien moral. Rien ne peut remplacer, à nos yeux, la perception que vous avez de la réalité de ces agressions, des souffrances qu'elles provoquent chez leurs victimes et des difficultés que celles-ci éprouvent très souvent à porter plainte.

Bien sûr, nous disposons, par ailleurs, d'un certain nombre de rapports et d'enquêtes qui nous permettent de cerner la réalité statistique, sinon humaine, du problème.

Que nous apprennent-ils ?

A s'en tenir aux données collectées par les services de police et les unités de gendarmerie, 23 000 faits de violences sexuelles ont été constatés en 2010 : 10 108 viols et plus de 12 800 faits de harcèlements et autres agressions sexuelles. Ces chiffres sont importants, mais ils ne constituent, malheureusement, que la partie émergée de l'iceberg, car nous savons bien - les enquêtes de victimisation le montrent - que les victimes de ces violences sexuelles renoncent très souvent, trop souvent, à porter plainte.

Il faut donc compléter ces données par les enquêtes qui ont été réalisées par l'Observatoire national de la délinquance et l'INSEE. Une récente enquête « cadre de vie et sécurité » nous confirme que « les caresses, baisers et autres gestes déplacés » sont les agressions sexuelles les plus fréquentes. Les femmes en sont trois fois plus souvent victimes que les hommes, et ce sont les jeunes femmes de 18 à 29 ans qui y sont le plus exposées : une jeune femme sur dix a subi ce type d'attouchement non désiré dans les deux ans qui ont précédé l'enquête.

Par opposition aux viols qui sont le plus souvent perpétrés dans un lieu privé, les faits se déroulent fréquemment sur le lieu de travail (un cas sur quatre), ou dans un lieu public (un cas sur cinq) : dans la rue (13,6 %) ou dans les transports (6,3 %). Les victimes sont peu enclines à se confier et encore moins à porter plainte : à peine une sur six quand l'agression est commise à l'extérieur du ménage, et moins encore - une sur dix - dans le cas d'agression intraconjugale.

Les agressions sexuelles sont cependant sévèrement réprimées par le code pénal auquel on ne peut reprocher de sous-estimer leur gravité. Celui-ci établit une distinction stricte entre le viol et les agressions sexuelles autres que le viol.

Le viol, défini comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature que ce soit, commis par violence, contrainte, menace ou surprise » est un crime. Il est puni de quinze ans de réclusion criminelle, voire davantage : vingt ans, s'il s'accompagne de circonstances aggravantes, trente ans lorsqu'il entraîne la mort de la victime et la réclusion à perpétuité lorsqu'il est accompagné de tortures ou d'actes de barbarie.

Comme pour tous les autres crimes, le délai de prescription de l'action publique est fixé à dix ans par le code de procédure pénale.

Les agressions sexuelles autres que le viol relèvent d'une autre catégorie : celle des délits. Elles sont punies de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Ces peines sont, en cas de circonstances aggravantes, susceptibles d'être portées à sept voir à dix ans d'emprisonnement et à 100 000 ou 150 000 euros d'amende.

Comme pour la plupart des délits, à quelques exceptions près, le délai de prescription de l'action publique est fixé à trois ans par le code de procédure pénale.

Ce délai de prescription est-il, en pratique, trop court ? Constitue-t-il un frein significatif au dépôt de plainte ? Faut-il en conséquence le soustraire au délai de prescription de droit commun pour les délits, et l'aligner sur celui du viol, qui relève de la catégorie des crimes ?

Telle est la question fondamentale à laquelle nous vous demandons de nous aider à répondre en nous apportant le fruit de votre expérience sur les différentes composantes de cette problématique.

La proximité des traumatismes subis par les victimes de ces différentes formes d'agressions sexuelles et la tendance de la justice à correctionnaliser certaines affaires de viol doivent-elles nous inviter à une unification des délais de prescription en matière d'agressions sexuelles ?

Est-il pour autant sans inconvénient d'estomper la distinction nécessaire entre le viol, qui est un crime, et d'autres formes d'agressions sexuelles qui recouvrent des agissements condamnables, mais d'une gravité moindre et d'ailleurs inégale ?

En pratique, un allongement des délais serait-il de nature à permettre aux femmes victimes de ces agressions sexuelles autres que le viol de surmonter leur traumatisme et de se décider à porter plainte ?

Ou ne risquerait-il pas d'être illusoire, dans la mesure où l'allongement du délai peut poser un problème de preuve pour des agressions qui ne laissent généralement que très peu de traces médico-légales ?

Tels sont quelques-uns des aspects - j'en oublie, sans doute - sur lesquels vous pourrez nous éclairer.

Dr. Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV). - Je m'exprimerai en qualité de présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV), une association qui s'est constituée en 1985 dans la région parisienne pour réagir contre les viols commis dans les lieux publics devant des témoins passifs. Nous gérons depuis 1986, avec l'appui financier du Service des droits des femmes, une permanence téléphonique qui propose aux victimes de violences sexuelles, ou à leurs proches, un soutien et des informations quant aux démarches qu'elles peuvent entreprendre.

Une des principales revendications de notre collectif, depuis une dizaine d'années, est la suppression de toute prescription en matière de viol. Nous avons déjà participé à plusieurs combats tendant à l'allongement du délai de prescription pour les viols et agressions sexuelles commis sur des mineurs. Nous sommes bien entendu favorables à l'allongement du délai de prescription pour les agressions sexuelles commises sur des majeurs.

Nous sommes en revanche un peu fâchées par un passage de l'exposé des motifs de la proposition de loi, celui qui explique que « par ailleurs, faute de pouvoir réunir tous les éléments constitutifs du viol ou de la tentative de viol ou afin de faire face à l'encombrement des rôles des cours d'assises », les autorités judiciaires sont très souvent amenées à requalifier le viol d'« agression ».

Or, il faut savoir que les victimes n'apprécient pas du tout que le viol qu'elles ont subi soit ainsi requalifié. Cette possibilité de correctionnaliser des agissements - les viols et les tentatives de viol - qui sont des crimes me paraît lourde de conséquences et je crois qu'il faudrait modifier la loi Perben du 9 mars 2004 qui a autorisé ce type de requalification sous réserve de l'accord de la victime - accord soit dit en passant qu'elles peuvent en pratique difficilement refuser.

Bien sûr, on nous oppose, en matière d'allongement du délai de prescription de l'action publique en matière d'agressions sexuelles autres que le viol, l'absence fréquente de preuves matérielles. Mais vous savez, en matière de viol, les preuves médico-légales peuvent également manquer si la victime attend quarante-huit heures, et la plainte risque alors de ne pas aboutir.

Dans l'hypothèse où un violeur en série a commis, comme c'est fréquemment le cas, un grand nombre de viols et d'autres agressions sexuelles, il est regrettable que les victimes qui n'ont subi « que » ces attouchements ou ces baisers appuyés, ne puissent, en raison du délai de prescription plus court, voir leur plainte aboutir alors même qu'elles peuvent être, psychologiquement, autant affectées que les victimes d'un viol ou d'une tentative de viol.

Il est fréquent qu'un violeur commence, en début de parcours, par de simples attouchements et, si on le sanctionnait plus tôt, on pourrait peut-être lui éviter de passer ensuite à des agressions plus graves.

J'ai par ailleurs relevé qu'une proposition de loi n° 796 avait été déposée devant le Sénat pour garantir l'immunité pénale aux professionnels de santé qui signalent des suspicions de maltraitance ou de violences sexuelles faites aux mineurs. Cela n'est pas étranger à notre sujet, car la crainte - tout à fait justifiée - de faire l'objet de poursuites peut actuellement dissuader ces professionnels de signaler des cas de maltraitance dont ils auraient eu connaissance. Or, leur silence ou leur abstention peut aussi contribuer à décourager la victime de porter plainte.

Je souhaiterais également dénoncer la jurisprudence qui, sur le fondement des articles 212 et 215 du code civil, permet de condamner un des époux pour non respect du devoir conjugal : vingt-huit arrêts ont été rendus sur cette base depuis 1980. Cette jurisprudence me paraît bien archaïque à l'heure où le viol entre époux est considéré comme une circonstance aggravante. Un recadrage me paraît s'imposer.

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