Intervention de Hugues de Jouvenel

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 1er février 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Hugues de Jouvenel

Hugues de Jouvenel :

Qu'est-ce que la prospective ? La mode en a fait un mot valise où chacun met ce qu'il veut.

La prospective des temps modernes s'est développée aux États-Unis dans la mouvance du Pentagone et de la Rand corporation, avant d'arriver en Europe et en France.

Pour présenter le concept, j'utilise une métaphore simplificatrice et caricaturale assimilant tout dirigeant politique au capitaine d'un bateau qui, pour le diriger, dispose d'une vigie chargée de dire si le Titanic se dirige vers un iceberg. Tel est le rôle de la veille prospective, souvent présentée sous d'autres dénominations, comme « intelligence sociétale » par exemple. L'objectif est de comprendre le présent pour faire le tri entre événements conjoncturels et anecdotiques d'une part, et tout ce qui, d'autre part, annonce des tendances lourdes - « les racines d'un futur possible ». Elle est prolongée par la prospective exploratoire, qui étudie à partir du présent l'arborescence des futurs possibles.

Les méthodes classiques de prévision peuvent être groupées en deux catégories : la première prolonge les tendances passées, la seconde utilise les modèles simulant les relations entre variables pour effectuer des projections, intéressantes à condition de les limiter à un horizon temporel suffisamment bref et sous réserve qu'aucune rupture majeure n'intervienne. Les limites des méthodes classiques tiennent au « toutes choses égales par ailleurs », conduisant à exclure les chocs exogènes, par exemple un quadruplement brutal du prix du pétrole. Implicitement, on suppose que le système se reproduit à l'identique. Or, les prévisions ne valent pas plus que ce que valent les hypothèses sous-jacentes : même présentés avec deux chiffres après la virgule pour donner l'impression d'être scientifique, les résultats peuvent être erronés.

À l'opposé de cette approche, la prospective exploratoire recherche les facteurs de rupture ; elle attache une grande importance au pouvoir des acteurs, qui ne sont pas des robots et qui suivent des stratégies explicites ou implicites. Le but n'est pas de prévoir, mais d'alerter sur les enjeux avant que l'incendie ne se soit déclaré, car celui-ci acculerait les dirigeants à courir d'une urgence à l'autre sous l'emprise des circonstances. Ainsi, la prospective comporte un volet que l'on peut résumer en une question : que voulons-nous et que pouvons-nous faire ? Cette approche renvoie aux marges de manoeuvre, d'autant plus grandes que l'on est alerté plus tôt et que l'on a passé des alliances. La représentation que l'on se fait d'un avenir souhaitable n'est pas scientifique, mais politique. Elle débouche sur le compte à rebours des actions à entreprendre dès aujourd'hui pour atteindre l'objectif que l'on s'est assigné. Telle est la démarche de Futuribles, contraction de « futurs possibles », non de « futurs horribles » ! Au lieu de nous positionner comme victimes d'un futur subi, nous nous positionnons comme acteurs d'un avenir choisi en associant veille d'anticipation et vision de la société à construire.

Ainsi, née de préoccupations géostratégiques et géopolitiques américaines, la prospective s'est développée en Europe dans les années 60 sous l'influence de philosophes sociaux. C'était la grande époque du Commissariat général au plan, quand la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR) disposait de moyens considérables. M. Jacques Delors notamment a joué un rôle moteur pour développer la prospective au sein des pouvoirs publics, avant qu'ils ne se désengagent. Les entreprises s'y sont alors mises, puis des collectivités territoriales, surtout au cours des vingt dernières années.

Aujourd'hui, tous les ministères sont censés disposer d'une cellule de prospective. Il s'agit parfois de fonctionnaires éparpillés s'efforçant de conduire des travaux plus ou moins prospectifs ; on trouve aussi des cellules aboutissant à des résultats intéressants. Mais chaque entité travaille exclusivement pour son administration, malgré la volonté de constituer un réseau, en principe animé par le Centre d'analyse stratégique. On assiste en fait à des échanges d'informations, pas à un véritable travail interministériel. Il y a quelques années, l'Assemblée nationale a exprimé des velléités de travail prospectif. Le Sénat a joué un rôle pionnier. Sous l'impulsion de M. Jean-Paul Delevoye, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) essaye aujourd'hui de prendre des initiatives. Les collectivités territoriales ont investi la dimension prospective, notamment lorsqu'elles ont dû élaborer des documents comme les schémas de cohérence territoriale (SCOT).

Il y aussi une prospective plus marchande, avec de nombreuses sociétés de conseil et des bureaux d'études aux pratiques assez variables.

Cette démarche a fait long feu au Congrès américain, tout comme en Finlande, mais d'autres assemblées parlementaires ont pris la relève. Ainsi, le Bundesrat a conduit un travail exemplaire sur le vieillissement démographique. Un secrétaire d'État à la prospective a été nommé en Tunisie. Certains pays voisins disposent d'un commissariat ou d'une agence.

À mon sens, la prospective réhabilite la noblesse du politique en lui permettant d'incarner un projet collectif au service du bien commun, mais la logique du long terme reste insuffisamment développée dans le monde parlementaire et au sein de l'Exécutif. Je suis donc très heureux que votre délégation incarne cette préoccupation, plus nécessaire que jamais à un moment où notre société a le sentiment qu'un brouillard épais l'empêche d'élaborer une représentation collective de la situation actuelle et de ses enjeux. La scène politique française ne me semble pas marquée par l'analyse, encore moins par des projets à long terme susceptibles de relever les défis. Dire qu'il faut instituer une bonne gouvernance et un développement durable n'est qu'un propos de Café du commerce n'engageant pas à grand-chose. Je suis persuadé que la prospective peut aider les décisions publiques et alimenter un débat politique de qualité, tout en faisant le constat d'insuffisances, voire de carences.

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