Intervention de Joël Bourdin

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 18 janvier 2012 : 1ère réunion
Commerce électronique : l'irrésistible expansion — Présentation du rapport d'information

Photo de Joël BourdinJoël Bourdin, président :

Les achats électroniques de biens et services par les particuliers auraient atteint 37 milliards d'euros en 2011, dont sept pour les achats de Noël. Malgré la crise, ils ont à peu près triplé en cinq ans. La France se détache de la moyenne européenne pour se rapprocher de l'Allemagne, voire du Royaume-Uni.

J'ai voulu m'interroger sur la durabilité et les conséquences de la croissance de l'« e-commerce » pour les consommateurs ; la Délégation a bien voulu m'en confier la tâche.

Suivant la pratique habituelle de la démarche prospective, j'aborderai d'abord les principales « variables-clé », jugées décisives pour l'essor du commerce électronique en France, tout en pesant les principaux risques y afférents.

Puis, après avoir réfléchi aux interactions avec les autres types de distribution, je proposerai trois scénarios pour l' « e-commerce » et les « e-consommateurs » d'ici à 2022.

Mais, d'abord, la croissance de l'e-commerce est-elle a priori souhaitable ? Je crois que M. Thierry Petit, fondateur de Showroomprive, m'a donné la réponse. Je le cite : « le commerce électronique est un important pourvoyeur d'emploi et d'activité qu'il convient d'encourager, quel que soit le bilan économique consolidé de la progression du commerce électronique, dont une part s'effectue nécessairement au détriment du commerce physique. En effet, les parts de marché que les entreprises d'e-commerce nationales n'auront pas conquises (en France comme à l'étranger) le seront par d'autres entités qui, implantées en dehors de nos frontières, seront loin d'engendrer autant d'emploi et de recettes sociales et fiscales sur le territoire. On pourrait donc déplorer, lorsqu'elle se manifesterait, toute frilosité des pouvoirs publics, des entreprises et des investisseurs français à l'endroit du commerce électronique ».

De fait, les « variables-clé » pour la croissance de l'e-commerce sont favorablement orientées, quelles qu'en soient les enseignes bénéficiaires...

Première variable, le comportement des consommateurs, qui sont guidés par des contraintes de temps, de lieu et d'ordre économique, et des aspirations à des propositions nouvelles et au développement durable.

Seconde variable-clé, l'attractivité du commerce électronique. Elle résulte de la compétitivité prix de l'e-commerce, déjà acquise, et qui progresse avec le coût de l'énergie et des transports. Elle provient aussi de sa compétitivité hors prix, résultante de sous-variables tenant à la pertinence, à la diversité et à la qualité des offres.

Troisième facteur, l'accès à l'e-commerce. On s'attend à un accès démultiplié via la diffusion continue d'Internet, via de nouveaux biens et services disponibles en ligne, et via une interconnexion accrue avec le commerce physique, avec les transactions en ligne entre particuliers, et avec les différentes formes de sociabilité électronique.

Mais les risques existent. Les modèles économiques sont fragiles : la logistique et l'accès au marché sont complexes et onéreux. Maintes ressources posent problème avec des conditions de fournisseurs parfois discriminatoires et des difficultés à pourvoir certains emplois.

En focalisant l'attention sur les prix, la crise est un facteur aggravant. S'ajoute le risque d'un cumul local de contraintes juridiques et fiscales, alors favorable aux acteurs étrangers.

Mais seule une altération de la confiance des consommateurs serait susceptible de stopper la croissance globale de l'e-commerce. Plus improbable, elle proviendrait des craintes, en reflux, de tromperie et de vol de données personnelles, à moins que n'émerge une résistance à une sorte d'envahissement de la sphère cognitive par la sphère mercantile.

J'en arrive aux trajectoires différentielles des différents types de distribution. Elles traduisent le rejet d'un mode de consommation chronophage et énergivore, et une recherche prosaïque d'économies.

La résilience du commerce de proximité se confirme depuis dix ans et son rebond est prévu par de nombreux observateurs. En contrepoint, la part de marché des grandes surfaces généralistes décroit depuis 2004. Celle des hypermarchés a reculé de 35 % à 32 % de 2000 à 2010.

Le chiffre d'affaires des grandes surfaces spécialisées (électroménager, vêtements, bricolage etc.), après avoir rogné celui des généralistes, est à son tour entamé par l'e-commerce.

Avec le succès des « drives » - ces parkings destinés au chargement de courses commandées sur Internet -, l'e-commerce devrait bientôt peser sur l'activité des grandes surfaces généralistes, y compris pour l'alimentaire ...

Après une croissance moyenne de 28 % depuis 2006, l'e-commerce croîtrait encore de 20 % en 2011. Un ralentissement est inévitable à mesure que les volumes augmentent ou que s'approfondit la crise. Mais les acteurs du commerce pensent que la part de l'e-commerce dans le commerce de détail passera de 5 % à 24 % en 2020...

Quoi qu'il en soit, le rapport montre que les modalités de cette croissance seront particulièrement sensibles à l'évolution des revenus et de l'emploi. C'est pourquoi les scénarios, auxquels j'arrive, reposent sur des hypothèses macroéconomiques différenciées.

Le premier scénario, socle de ma réflexion prospective, est basé sur une croissance économique moyenne de 1 % jusqu'en 2022. Les deux autres scénarios sont des variantes, l'une pessimiste, l'autre optimiste, autour de ce scénario central.

Je vais maintenant vous décrire le scénario central, que j'ai intitulé : « un commerce « éléctronisé », des ménages « libérés ».

Internet, d'un accès toujours plus général, devient le préalable à toute acquisition, dans une quête d'optimisation budgétaire et pour se rassurer ou prendre conseil dans le cadre des sociabilités électroniques.

La profusion des grandes surfaces ne fascine plus. On s'intéresse à des offres plus locales, plus personnalisées, plus élaborées et riches en services...

Les « biens supérieurs » - livres, musique, films, tourisme...-, souvent proposés en « bouquets » numérisés, sont toujours plus convoités. Les ménages choisissent alors le bas de gamme ou le marché de l'occasion pour de nombreuses dépenses afin de mieux accéder, ailleurs, à l'artisanat, au luxe, aux voyages, au « sur-mesure » ou à des biens et services culturels, techniques ou innovants... : la consommation se polarise.

Comme les ménages, dont les moyens stagnent, sont de plus en plus confiants vis-à-vis des e-commerçants, ils se focalisent sur les prix. La concurrence se renforce donc sur un marché qui tend, en outre, à s'internationaliser.

Or, les enseignes qui ont grandi sur le Net, dites « pure players », ont des problèmes de profitabilité. Les magasins plus anciens, dits « click and mortars », venus à l'Internet plus tard, sont mieux autofinancés mais ils doivent gérer des surfaces de vente à l'attractivité déclinante.

Dans un contexte de marges réduites, de faible progression d'une demande aux orientations volatiles mais aussi d'opportunités de conquêtes, adopter une bonne stratégie est crucial, et ardu. Les fonctions d'intermédiation spécifiques à l'e-commerce compliquent encore l'équation. Les restructurations d'activité s'accélèrent, sauf pour le grand luxe, porté par les marchés chinois et sud-américain.

La distinction entre commerce physique et électronique s'estompe avec les stratégies « multicanal » de diversification des accès à une même offre.

Nulle enseigne ne peut négliger la visibilité et les ventes procurées par Internet. Et les enseignes du Net veulent des ancrages - magasins, « show-rooms » - pour multiplier les forces de rappel sur des clients volages.

Toutes les séquences d'achat, du renseignement à la livraison, s'articulent alors sur différents canaux proposés par la plupart des enseignes. Il s'agit des supports connectés : ordinateurs et smartphones - les seconds prenant le pas sur les premiers - et des magasins ou relais physiques signalés sur ces supports.

Certain consommateurs, « tracés » par leurs mobiles géolocalisables, se défient alors d'un commerce protéiforme et omniprésent, mais la souplesse du commerce « électronisé » le rend incontournable. Avec une logistique de livraison optimisée, l'offre et la distribution s'adaptent rapidement aux évolutions de la demande.

Elles résultent d'aspirations hédonistes, de contraintes économiques et temporelles, et d'une mauvaise conscience environnementale. On partage un désir accru de proximité et de contact, une certaine frugalité énergétique et une aversion pour les courses redondantes.

Dès lors, le commerce électronique poursuit une croissance globale au profit d'acteurs à forte compétitivité-prix, ou aux offres ciblées ou novatrices, mettant l'accent sur la fonction, et non la possession.

La progression est vive pour l'alimentaire, d'abord grâce aux « drives », prisés par les ménages bi-actifs, puis à des solutions d'approvisionnement automatisées.

Les commerces de proximité se renforcent progressivement dans les villes, puis dans les campagnes. Les petits commerces deviennent souvent les postes avancés de grandes enseignes. Ils s' « électronisent » à leur tour : outre l'avantage d'une présence sur Internet, on peut y effectuer de nouvelles commandes, des réservations, y récupérer divers achats...

L'offre de proximité s'enrichit en services tels que la livraison, l'installation ou l'entretien de biens faisant l'objet de mise à disposition ou de commandes électroniques.

Par ailleurs, les offres, physiques et électroniques, se multiplient sur les lieux de transit.

Le volume d'affaire des grandes surfaces diminue corrélativement ; des friches commerciales apparaissent. Les grandes surfaces spécialisées, malgré un rapport prix/conseil favorable, cèdent du terrain aux sites de vente, qui sont parfois les leurs, où présentation et services s'améliorent encore.

Pour préserver leur activité, les grandes enseignes poursuivent la diversification de leurs canaux de vente, mais soutiennent aussi l'attractivité de leurs surfaces traditionnelles en les orientant vers le « low cost » ou, à l'inverse, en les « réenchantant » avec des services et une organisation renouvelés...

Au final, les ménages jouissent d'une nouvelle liberté : le très haut débit se généralise et l'ubiquité d'un commerce totalement « électronisé » rejoint celle du télétravail et de nombreux services publics disponibles en ligne. Les ménages peuvent alors réduire leurs frais de logement sans préjudice pour leur qualité de vie ; après certains centres-villes, les milieux ruraux sont à leur tour, en partie, réinvestis.

J'en viens à la description de la première variante du scénario précédent. Elle repose sur l'hypothèse d'une stagnation économique qui tourne à la déflation, et s'intitule : « un e-commerce « low cost », amortisseur puis amplificateur de la crise ».

Avec une contrainte économique renforcée, l'e-commerce cultive surtout sa compétitivité-prix.

Les ménages, dont le temps disponible augmente avec la baisse du taux d'emploi, peuvent se livrer aux arbitrages les plus fins, écument remises et « bons plans » et se jouent de politiques tarifaires toujours plus subtiles.

Le volume des transactions entre particuliers explose, pour les ventes et aussi pour de simples locations ou du troc. L'autoproduction agricole progresse. La demande finale se tasse en conséquence.

La concurrence s'exacerbe et comprime à l'excès les marges des commerçants et les tarifs des fournisseurs. L'e-commerce contribue à l'amorce d'un mouvement durable de déflation, avec des rémunérations et des prix orientés à la baisse... On assiste à une perte de valeur généralisée.

Par ailleurs, la moindre erreur de positionnement stratégique est sanctionnée ; de nombreux « pure players » font faillite et les enseignes généralistes misant sur un certain confort d'achat se révèlent brusquement inadaptées à une clientèle budgétairement laminée.

Certes, le commerce électronique poursuit sa croissance globale, mais elle se concentre sur des acteurs, tel Amazon, dont la compétitivité-prix peut s'appuyer sur d'énormes volumes de vente pour accéder aux meilleures conditions des fournisseurs, ou sur des marchés de niche, orientés vers des clientèles spécifiques ou aisées.

Au total, l'offre se recompose brutalement.

Pour sa part, la grande distribution « low cost » ou, du moins, « orientée prix », reprend d'abord sa croissance.

Dans un second temps, l'automatisation croissante du traitement des commandes, la mutualisation des transports ainsi qu'une baisse du coût de la main d'oeuvre, permettent une « électronisation » massive du « low cost » ainsi qu'un essor, plus lent dans ce scénario, des « drives », puis des livraisons de consommables à domiciles.

J'en arrive, enfin, à la seconde variante du scénario central qui, plus optimiste, est adossée à l'hypothèse d'une croissance moyenne de 2 % jusqu'en 2022. Elle s'intitule : « Un e-commerce » hédonique », une croissance plus forte et vertueuse ».

Dans un contexte de reprise économique général, les aspirations hédoniques sont moins contraintes. Les commerces renforcent alors leur compétitivité hors prix. Le coût de l'énergie, fortement accru par la demande, conforte la sensibilité écologique.

Les offres globales, les « bouquets » de biens et services apportant des « solutions » à divers « problèmes » - s'approvisionner, laver le linge, se déplacer etc.- rencontrent un succès grandissant, qui peut s'appuyer sur la politique publique d'aide aux services à la personne, coûteuse mais encore finançable.

L'« économie de la fonctionnalité » émerge : les biens font plus volontiers l'objet de mises à disposition successives, vertueuses sur le plan environnemental, au bénéfice de services sollicités pour la conception, le suivi et la fourniture de prestations complexes. De façon générale, l'e-commerce profite aussi de la cherté de l'énergie et des transports.

En bref, les offres créatrices de valeur et respectueuses de l'environnement se multiplient.

Toutes choses égales par ailleurs, ces innovations commerciales sont créatrices de valeur ajoutée. En outre, le temps gagné grâce aux diverses « solutions » intégrées par les TIC, ou reposant sur les services à la personne, finit par infléchir, au sein des ménages, l'arbitrage entre travail rémunéré et domestique, ce qui profite à la population active. In fine, la croissance potentielle se renforce.

Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à toute question que vous formuleriez.

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