Nous sommes régulièrement alertés sur la complexité et l'insécurité juridique engendrées par l'accroissement de la place du droit communautaire, en particulier dans le domaine culturel, ce qui m'a conduit à proposer la création d'un groupe de travail sur l'influence du droit communautaire sur le financement des services culturels, et même plus largement des politiques culturelles, par les collectivités territoriales.
En complément des auditions au Sénat, nous avons rencontré à Bruxelles les cabinets des trois commissaires européens concernés, ainsi que les représentations permanentes de la France et de l'Allemagne, notre objectif étant de comprendre la réalité et l'ampleur du problème et d'identifier les marges de manoeuvre de la France et, plus spécifiquement, du Sénat.
Si la situation est globalement moins dramatique que pourraient le laisser supposer certaines réactions exprimées sur le terrain, la superposition des règles européennes et nationales, leur évolution et la récente prise de conscience de la nécessité de les appliquer pleinement ont cependant entraîné un sentiment d'insécurité juridique conduisant à des réactions de prudence par crainte de ne pas être dans les clous, et parfois à une adaptation des procédures au-delà de la stricte exigence légale. Or, il faudrait appliquer, au cas par cas, une sorte de principe de proportionnalité consistant à ne retenir que la procédure juridique adaptée à la réalité des exigences. Cela suppose une bonne connaissance du cadre juridique.
L'incidence du droit communautaire s'exerce principalement à deux niveaux : les aides publiques doivent respecter le droit dit des « aides d'État » ; la passation de contrats est encadrée par le droit de la commande publique. En outre, le droit communautaire assimile les opérateurs culturels aux autres opérateurs économiques, apparentés aux entreprises, d'où le décalage entre notre conception des activités culturelles et leur traitement juridique au niveau communautaire.
Le droit des aides d'État recouvre l'ensemble des aides publiques, y compris celles des collectivités publiques. Cette dénomination englobante est sans doute la source du désintérêt des collectivités locales pour la question. La publication de la circulaire du Premier ministre du 18 janvier 2010 relative aux relations entre les pouvoirs publics et les associations, semble cependant avoir amorcé une prise de conscience.
Le droit communautaire évolue. Le paquet Monti-Kroes, datant de juillet 2005, a été remplacé par le paquet Almunia, adopté par la Commission européenne le 20 décembre 2011 et applicable en France depuis le 1er février 2012. S'adressant à l'ensemble des pouvoirs publics, nationaux et locaux, il émet un principe général d'interdiction des aides d'État, tout en autorisant certaines compensations notamment pour la fourniture de « services d'intérêt économique général » (SIEG). Au-delà d'un certain seuil de subvention, le seuil de minimis, qui devrait prochainement être fixé à 500 000 euros sur trois ans, toute compensation fait l'objet d'une notification.
Le seuil de l'exemption de notification pour les aides d'État accordées aux SIEG, en dehors des services sociaux, a quant à lui été abaissé de 30 à 15 millions d'euros. La Commission européenne n'a pas souhaité intégrer la culture dans un règlement général d'exemption, comme la France et d'autres le demandaient.
Ces seuils sont à apprécier toutes aides confondues, avantages fiscaux ou mises à disposition de locaux ou de personnels compris. L'obligation de notification est donc difficile à appréhender pour les acteurs locaux qui ne connaissent pas à l'avance les subventions qui leur seront versées sur trois ans.
Il y a également des régimes d'aides notifiés à la Commission européenne, comme pour le cinéma et l'audiovisuel, dont les montants dépassaient manifestement le seuil de minimis et dont les acteurs se sont beaucoup mobilisés. Cette voie ne concerne pas d'autres secteurs culturels pour le moment.
Enfin, l'article 107-3 du Traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) considère cinq catégories d'aides compatibles avec le marché intérieur, dont celles « destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans l'Union dans une mesure contraire à l'intérêt commun ». Quoique la jurisprudence ait dégagé une interprétation extensive de l'atteinte aux échanges intra-communautaires, cet outil juridique n'a pas été beaucoup exploité jusqu'ici.
Le paquet Almunia définit de nouvelles règles pour encadrer davantage les aides compatibles, avec par exemple un calcul plus précis du montant de la compensation, ou l'obligation pour l'État membre de prévoir des gains d'efficience. Celles-ci semblent plonger les associations dans un certain désarroi, car elles imposent une rigueur comptable et une lourdeur administrative qu'il leur est difficile d'assumer.
La directive « marchés publics » de 2004 a pris en compte les spécificités culturelles en identifiant les services dits non prioritaires, pouvant bénéficier de procédures allégées, c'est-à-dire, pour la France, de l'article 30 du code des marchés publics qui prévoit une procédure adaptée. Le projet de nouvelle directive, présenté en décembre dernier, conserve le principe de la spécificité culturelle à la faveur de nouvelles notions comme celle des services spécifiques.
Le droit communautaire reconnaît la notion de quasi-régie, la relation in-house, admise au titre des dérogations aux règles de concurrence. Il est possible de confier une mission culturelle à une personne privée à condition qu'elle réalise l'essentiel de son activité avec la personne publique et que cette dernière exerce un contrôle analogue à celui auquel elle soumet ses propres services. Toutefois, il faut prendre garde aux risques de transparence et de gestion de fait. Il y a là un risque par rapport à nos règles traditionnelles de transparence et sur la gestion de fait.
La réglementation communautaire n'impose pas le recours au marché public pour le financement d'associations qui assurent des prestations de service public. La subvention peut constituer un mode de financement d'un service public dès lors qu'elle respecte les critères du mandatement, de la juste compensation, et des obligations de service public. Mais ces critères sont particulièrement délicats à respecter pour bon nombre d'acteurs culturels, en particulier pour les associations pour lesquelles la comptabilité analytique est peu adaptée. Maryvonne Blondin a bien souligné la complexité du sujet dans une question orale : la collectivité doit définir dans le cadre du mandatement la compensation des missions de service public susceptibles d'être subventionnées.
Le droit français de la commande publique limite le recours à la subvention aux seuls projets engagés à l'initiative de l'association. Si l'initiative émane d'une personne publique, deux modalités d'intervention sont envisageables : la procédure de marché public, ou la délégation de service public, régie par la loi Sapin de 1993. Un projet de directive sur les contrats de concession, présenté en décembre 2011, pourrait cependant renforcer la rigidité du cadre juridique de la délégation de service public.
Bien souvent, le projet émane de la rencontre de deux initiatives : il est alors possible de recourir à la convention de partenariat. La circulaire du 18 janvier 2010 relative aux relations entre pouvoirs publics et associations préconise d'ailleurs la convention d'objectifs, même si de nombreux acteurs culturels critiquent son imprécision. L'adoption du paquet Alumnia ayant rendu obsolètes certaines de ses dispositions, sa révision paraît souhaitable, notamment sur le mandatement.
Enfin, je souhaite souligner les exigences contradictoires entre le droit communautaire des aides d'État, qui impose un mandat de la personne publique dans le cadre des SIEG, et le droit français de la commande publique, qui exige que la structure subventionnée soit à l'initiative du projet.
Nous avons tout d'abord pensé que l'inquiétude ressentie face à ce cadre juridique complexe était liée à un contentieux assez abondant - j'en ai subi un moi-même, en tant que président du conseil général de Seine-et-Marne. Il est cependant très limité pour le moment, avec trois principales affaires dont celle de la Ferme du Buisson, que j'ai directement vécue, ainsi que deux annulations de délibérations de conseils municipaux en 2007 et en 2011.
Néanmoins, cette crainte d'une multiplication des contentieux a entraîné de la part des services juridiques des collectivités et des élus, une frilosité à l'égard des subventions qui confine parfois à l'autocensure. De ce fait, on recourt plus aux procédures formalisées comme l'appel d'offres, alors que l'essentiel des projets culturels et artistiques initiés et menés par des associations ne relèvent pas de la commande publique. Ce phénomène est paradoxal quand on sait que le risque de contentieux des marchés publics est important, et quasi nul pour les subventions.
Plus généralement, des structures traditionnelles exerçant des missions de service public se trouvent exclues de projets. En effet, les réponses aux appels d'offres provoquent des coûts non négligeables. On nous dit que de plus en plus d'entreprises privées candidatent et gagnent des marchés compte tenu de la qualité de prestations annexes au projet artistique (restauration notamment). Enfin, certaines structures publiques de spectacle vivant estiment ne pas avoir à entrer dans ce schéma juridique assimilé au champ concurrentiel.
La conjonction d'un cadre juridique complexe et de l'évolution des pratiques entretient un climat d'inquiétude d'autant plus pesant qu'il succède à des années de politique de l'autruche ou de « pas vu, pas pris ». Car si les risques d'annulation apparaissent limités dans les faits, ils sont importants sur le plan théorique : le droit des aides d'État condamne non seulement les aides incompatibles, mais aussi les aides compatibles non notifiées. La vigilance reste de mise...
Quelles inflexions apporter ? Nous avons dû renoncer à des pistes séduisantes mais juridiquement irréalisables. Nous avons abandonné l'idée d'un service public culturel. La France, l'Allemagne, l'Autriche, l'Espagne, la Hongrie, le Luxembourg et les Pays-Bas avaient demandé que les services culturels bénéficient d'un régime d'exemption comparable à celui des services publics sociaux. Bruxelles a estimé cette approche contreproductive et l'a rejetée, au motif qu'elle répondait à une problématique uniquement française.
L'hypothèse d'une déconnection entre sphère économique et sphère culturelle n'a pas non plus été retenue tant l'exercice apparaît difficile, voire périlleux, notamment pour les associations. Nous visons la sécurité juridique, plutôt qu'un nid à contentieux. L'intégration aux services sociaux d'intérêt général a également été envisagée, sans grande conviction, au vu du caractère très limitatif de leur liste.
Pour faire évoluer le droit communautaire, il est indispensable d'étendre notre influence à Bruxelles. Le lobbying culturel français est peu actif et désordonné. S'il est un peu tard pour engager une nouvelle phase de lobbying relative au seuil de minimis, il est encore temps d'identifier les cas qui dépasseraient ces seuils et de définir une stratégie juridique appropriée. Par exemple, il est important de s'assurer que les aides qu'ils reçoivent ne fragilisent pas l'Inrap ou le Centre des monuments nationaux. L'art lyrique et le spectacle vivant sont également concernés - s'ils concernent d'abord les grandes collectivités, les moyennes le sont également en raison du croisement des aides. On pourrait renforcer la sécurité juridique par la notification de régimes d'aides, comme pour le cinéma ou l'audiovisuel.
Pourquoi ne pas incorporer des secteurs culturels dans un règlement général d'exemption et envisager de recourir à l'article 107-3-d du TFUE, qui reste aujourd'hui assez peu exploité ? Le ministère de la culture a déjà tenté de l'utiliser mais la Commission semble requalifier les aides identifiées comme compatibles par la France. Aussi une mobilisation des élus locaux sur un tel projet serait-elle absolument nécessaire pour convaincre les autorités européennes. La coordination avec l'État serait d'autant plus cruciale que les collectivités ne sont pas compétentes pour notifier des aides.
Autre piste, l'amélioration du projet actuel de directive sur les concessions aujourd'hui susceptible d'induire de nouvelles rigidités opposables aux associations, comme par exemple l'interdiction de toute participation privée dans le cadre de relations in-house ou la fixation d'un critère de seuil de contrôle à 90 %.
Enfin, dans le contexte récent d'ouverture et d'assouplissement manifesté par Bruxelles, on peut imaginer le développement d'argumentaires démontrant que certaines aides n'affectent pas le commerce entre États membres. Lors de sa communication du 11 janvier 2012, la Commission européenne a en effet indiqué que des aides allouées à des musées locaux peu susceptibles d'attirer des visiteurs étrangers, ou à des événements culturels locaux dont le public potentiel se limite à la population locale, ainsi du théâtre en langue basque, n'affectent pas les échanges et échappent ainsi au droit des aides d'État.
En tout état de cause, ces évolutions supposent que la France trouve des « alliés », et qu'une meilleure coordination puisse naître entre Parlements des États membres et avec le Parlement européen.
Au niveau national, une des priorités va à la révision de la circulaire du 18 janvier 2010. Elle demande à être clarifiée sur certains points : règles de compensation, de compléments de prix, de bénéfice raisonnable, de mandatement... Les modalités de calcul des aides en cas de financements croisés entre plusieurs personnes publiques doivent également être précisées, ce qui suppose une concertation des pouvoirs publics. Ce dernier point relève d'ailleurs d'une stratégie de pédagogie que rejoint le projet de vade-mecum annoncé par le Gouvernement en réponse à la question de Maryvonne Blondin. Il serait utile que nous soyons consultés avant sa diffusion, afin que l'on s'assure que le volet culturel y trouve toute sa place.
Nous devons aider les élus et les professionnels de la culture à identifier clairement les risques juridiques, les rassurer, et les inciter à définir une stratégie efficace de financement des politiques culturelles sans les obliger à des contraintes inutiles - cela vaut aussi pour l'État et les collectivités territoriales. A cet égard, je salue la forte implication de l'Association des départements de France ainsi que la majeure partie des personnes auditionnées.
Pour aider les services des collectivités publiques, les élus chargés de la culture et les professionnels à appliquer les textes de façon adaptée à chaque cas, d'importants efforts de formation seraient entrepris, notamment à l'intention du personnel des DRAC, qui pourraient désigner en leur sein un référent pour ces questions.
La concertation doit donc être développée au sein de l'État lui-même ainsi qu'entre l'État et les représentants des différents niveaux de collectivités territoriales.
La feuille de route que je vous présente devrait nous permettre de sortir par le haut du climat d'inquiétude, voire d'exaspération, que nous rencontrons sur le terrain.
Les travaux du Sénat, ceux de notre groupe de travail mais aussi ceux de la commission de l'économie, avec le rapport de Marie-Noëlle Lienemann sur les SIEG, et ceux de la commission des affaires européennes, avec ses propositions de résolution et le rapport de Bernard Piras, auront contribué à clarifier, et peut-être à dédramatiser l'appréhension de ce domaine complexe du droit.
Je propose donc de rendre publique cette communication, dont Catherine Morin-Desailly rendra compte devant la commission des affaires européennes et de la synthétiser dans un quatre-pages couleur.