Intervention de Christian Bataille

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 15 décembre 2011 : 1ère réunion
La sécurité nucléaire la place de la filière et son avenir — Examen des conclusions du rapport

Christian Bataille, député, rapporteur :

Nos déplacements, que le président Claude Birraux a mentionnés, en Allemagne, avec M. Marcel Deneux, et au Japon, avec Mme Catherine Procaccia, nous ont permis de confirmer que les choix énergétiques ne sont pas universels mais dépendent avant tout de spécificités nationales et de processus historiques.

Ainsi, l'Allemagne n'est pas prête d'abandonner l'atout que représentent ses réserves considérables de lignite, équivalentes à 350 années de production - nous avons visité une exploitation de lignite dans la région de Cologne, que l'on pourrait qualifier de prométhéenne tant elle nous a impressionnés par sa grande technicité, autorisant 99 % de désulfuration. Il en résulte que, même si les Allemands parlent plus volontiers des éoliennes et des autres énergies renouvelables, nous avons mis le doigt sur la réalité de leur équation énergétique pour la production d'électricité : un quart revient au lignite, et, en ajoutant la houille, on arrive à 40 %. C'est pourquoi, si le système énergétique français s'est affranchi du charbon, celui de l'Allemagne peut prétendre s'affranchir du nucléaire, mais non renoncer au charbon. Autrement dit, nos voisins d'outre-Rhin mettent en avant leurs énergies renouvelables, mais ils continuent, parallèlement et avec beaucoup de talent, à perfectionner les techniques nécessaires au développement du thermique à flamme.

Il en va de même du gaz : nous avons visité une centrale gaz à cycle combiné à la pointe du progrès, dégageant un rendement de 60 %. Si venait aux Français la mauvaise idée d'abandonner leurs centrales nucléaires, les Allemands se montreraient aussitôt prêts à répandre leur technique du cycle combiné gaz dans toute l'Europe. Non seulement nous achèterions du gaz russe mais, de plus, nous achèterions aussi des machines allemandes.

De la même façon, le Japon, puissance industrielle insulaire dénuée sur son sol de ressource énergétique, a mis à profit sa maîtrise industrielle pour développer, malgré une situation géologique très défavorable que nous avons pu mesurer, une filière nucléaire propre. À la suite de l'accident de Fukushima, le pays s'est engagé dans un arrêt accéléré de ses moyens de production électronucléaire car les autorités administratives, d'État comme régionales ou locales, ne veulent pas endosser la responsabilité du redémarrage des installations. Si certaines d'entre elles sont destinées à un arrêt définitif, beaucoup peuvent encore fonctionner mais restent à l'arrêt : sur 52 centrales, 42 sont aujourd'hui arrêtées et ce sera le cas de toutes au printemps prochain. La production d'électricité au Japon provenant pour 30 % du nucléaire, l'industrie s'adapte à la nouvelle situation par des économies improvisées : on éclaire moins les bureaux ; on travaille dans la pénombre à la lumière de lampes diffusant un éclairage blafard ; Tokyo n'est plus la ville lumière que l'on a connue et compte désormais d'importantes zones d'ombre. Le pays envisage dorénavant, si le marché le permet, de recourir massivement au gaz liquéfié, car il n'existe pas de gazoduc traversant la mer du Japon. Cette nation présente ainsi au moins une similitude avec l'Allemagne : l'alternative au nucléaire, voulue et programmée outre-Rhin pour 2022, proviendra du charbon et du gaz russe, tout comme au Japon, où elle résulte d'un accident, elle proviendra des hydrocarbures et du gaz liquéfié.

Plus généralement, l'audition du 27 octobre dernier sur les politiques énergétiques a montré que les choix en la matière sont également déterminés par la contrainte d'une augmentation de la demande, notamment dans les pays émergents. Malgré le rôle croissant des énergies renouvelables, l'alternative pour eux se situera, pour une très large part et pendant encore longtemps, entre les énergies fossiles et l'énergie nucléaire. On ne peut donc pas éluder le débat sur les coûts économiques, écologiques et sanitaires respectifs de ces deux formes d'énergie, ce qui ne doit pas empêcher de préparer les perspectives à long terme par le développement de technologies et de filières plus performantes.

En France, le recours à l'industrie nucléaire s'est inscrit dans un contexte national spécifique. S'appuyant sur un savoir-faire et sur des connaissances scientifiques de haut niveau, qui remontent aux travaux menés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe par des physiciens aussi prestigieux que Pierre et Marie Curie, Frédéric Joliot-Curie ou Francis Perrin, la France bénéficie traditionnellement d'une culture nucléaire qui ne résulte pas des hasards économiques mais du talent et du travail de ses scientifiques.

L'industrie nucléaire nous a permis de répondre, malgré l'épuisement des réserves d'énergie fossile de notre sous-sol, à quatre priorités stratégiques.

La première priorité consiste à disposer d'une production électrique suffisante et adaptée, en énergie comme en puissance. En effet, au cours des trente dernières années, notre consommation intérieure d'électricité, tirée par une démographie et une économie orientées à la hausse, s'est accrue deux fois plus vite que la consommation d'énergie, en passant d'un peu plus de 150 TWh au début des années 1970 à près de 500 TWh aujourd'hui. Car les besoins en électricité se sont multipliés: dans le secteur de la santé avec le développement de technologies hospitalières toujours plus performantes ; pour les usages industriels ; en matière de chauffage résidentiel avec les pompes à chaleur ; pour le maintien de la chaîne du froid dans l'agro-alimentaire ; pour les outils de signalisation ; avec la démocratisation des matériels électroniques et de l'informatique - une audition tenue sur ce thème nous a permis de savoir que ces petits appareils, apparemment faibles consommateurs d'électricité, vont cependant représenter 15 % de notre consommation électrique, en dehors même du développement de l'automobile électrique. Le choix de l'électricité nucléaire a permis de disposer d'un outil assez puissant pour couvrir en quantité suffisante les besoins d'électricité liés aux évolutions des modes de consommation tout en favorisant une forte réduction de la production thermique à flamme.

Si l'on sait que Allemagne prépare sa sortie du nucléaire et relance le thermique à flamme, on ne dit pas assez que la France a su, elle, se libérer du charbon, source d'énergie la plus polluante et la plus sale de toutes.

La deuxième priorité réside dans l'indépendance énergétique, tant dans l'approvisionnement que dans le savoir-faire. Rappelons à cet égard que notre pays importe la quasi-totalité des énergies fossiles qu'il consomme, pour un montant supérieur à 45 milliards d'euros - somme à peu près équivalente au déficit de notre balance commerciale en 2010. Pourtant, grâce, principalement, à la production électronucléaire et, à titre complémentaire, à l'hydroélectricité, notre taux d'indépendance énergétique est proche de 50 %. Pour un pays manquant de ressources naturelles, il s'agit là d'une performance de tout premier ordre.

Nos approvisionnements en uranium, limités annuellement à 8.000 tonnes et à un coût de 200 millions d'euros, sont sécurisés du fait de leur provenance depuis plusieurs régions du monde. De plus, le retraitement des combustibles usés à l'usine de La Hague permet d'assurer près du cinquième de l'approvisionnement annuel de nos réacteurs. Notre indépendance énergétique se trouve donc confortée par l'autonomie technologique de notre industrie nucléaire, qui maîtrise tous les procédés qu'elle utilise.

La troisième priorité est la préservation du développement de notre tissu économique et industriel par une énergie peu chère et de qualité. Les chocs pétroliers ont démontré que la disponibilité en énergie constitue une composante essentielle de la croissance économique. L'énergie nucléaire, avec son coût de production à la fois bas et stable, a fourni une assise de long terme à la croissance en France. Cet avantage de coût est illustré par une étude récente de l'union française de l'électricité (UFE), montrant qu'une réduction de 75 % à 20 % du parc nucléaire aboutirait, à l'horizon 2030, à un quasi doublement du prix de l'électricité pour les particuliers comme pour les entreprises. Cet avantage permet aussi d'éviter que nombre de nos concitoyens à faibles revenus ne tombent dans la précarité énergétique. Il existe déjà beaucoup de ménages dans une telle situation : imaginons le ravage social que provoquerait un doublement du prix de l'électricité, qu'accentueraient encore les à-coups des marchés énergétiques mondiaux. L'avantage de coût permet enfin de contenir les risques de délocalisation d'activités et de destructions de PME que pourrait entraîner la délivrance d'une énergie moins fiable et plus chère. C'est exactement ce qu'on observe au Japon, avec des industriels qui, en réaction à l'arrêt progressif des centrales nucléaires, envisagent de s'expatrier. Quand on connaît la force du patriotisme économique dans ce pays, on mesure mieux leur exaspération. Je leur ai ironiquement proposé de venir s'installer en France pour trouver l'énergie qui leur manque dans l'archipel.

La quatrième priorité est la préservation environnementale de notre outil de production électrique. Dans le contexte international de lutte contre le changement climatique, le recours à l'énergie nucléaire présente l'atout incontestable de délivrer une puissance considérable sans émettre de gaz carbonique, sauf celui résultant de l'utilisation d'énergies fossiles dans certaines phases du cycle du combustible nucléaire - extraction de l'uranium, préparation du combustible, transports. Les données fournies par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) sur les émissions de CO2 par pays montrent que la France, avec 90 grammes par kWh, est globalement mieux placée que le Danemark, avec 303 grammes par kWh, et surtout que notre grand modèle actuel, l'Allemagne, qui émet 430 grammes par kWh. Par ailleurs, pour produire une unité de PIB, la France diffuse deux fois moins de CO2 que l'Allemagne.

À cet égard, il faut souligner ce que serait la situation de la France si une décision comparable à celle prise en Allemagne était mise en oeuvre : ne disposant pas de ressources analogues dans son sous-sol, notre pays ne pourrait qu'accroître massivement ses importations de gaz, avec de graves conséquences sur sa balance commerciale et sur son indépendance énergétique. Nous serions de plus conduits à importer des centrales allemandes, à moins qu'Alstom ne réalise des progrès accélérés dans ce domaine, et du gaz provenant de plus loin vers l'Est. Le développement à grande échelle d'énergies renouvelables intermittentes sans percée technologique sur les moyens de stockage entraînerait automatiquement une augmentation de la part des sources fossiles dans la production électrique.

Cet accroissement de la dépendance de notre pays aux énergies fossiles étrangères nous serait préjudiciable pour trois raisons.

Tout d'abord pour des questions géostratégiques. En effet, une augmentation de notre approvisionnement en ressources fossiles étrangères, tout spécialement russes, introduirait un facteur d'instabilité supplémentaire dans une période déjà particulièrement volatile. Ne disposant ni de gaz ni de charbon, nous serions alors à la merci des soubresauts des marchés énergétiques, qui plus est tenus par de grands voisins qui aiment bien « jouer du robinet ».

De plus, une telle aggravation de notre dépendance envers les ressources fossiles représente, à moyen et à long terme, un non-sens économique. Les réserves d'énergies fossiles, qu'elles soient de pétrole, de charbon, ou de gaz, constituent des réserves finies alors que la croissance de la demande mondiale est exponentielle et que les réserves les plus facilement accessibles sont les premières à avoir été exploitées.

Enfin, le retour à une part plus importante d'énergies fossiles est peu souhaitable pour des raisons environnementales. La consommation d'énergies fossiles carbonées telles que le gaz ou le charbon sont à l'origine de l'augmentation de la concentration en gaz à effet de serre, les possibilités techniques de capture et de stockage du CO2 n'étant que balbutiantes et à l'impact environnemental incertain. De surcroît faudrait-il que les populations concernées les acceptent, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Nous considérons donc qu'il serait irréfléchi de vouloir réorienter nos capacités de production électrique vers du thermique à flamme afin de pallier l'intermittence d'un parc renouvelable développé dans la précipitation. Le maintien du parc thermique à son niveau actuel est adéquat pour permettre un développement raisonné des énergies intermittentes en attendant des solutions industrielles pour le stockage de l'électricité, tout en agissant de manière déterminée pour maîtriser la pointe électrique.

M. Bruno Sido va justement évoquer maintenant les développements nécessaires dans le domaine du stockage et des réseaux intelligents.

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