Je suis honoré de votre invitation. Je me joins à cet hommage à Richard Descoings, qui fut notre collègue au Conseil d'État, avec Philippe Bas, et qui laisse une grande marque dans la politique éducative française.
La CEDH, dont l'influence sur le droit des 47 États membres et le volume de dossiers portés devant elle n'ont cessé de croître, se trouve confrontée à des difficultés liées à cette croissance même. Le nombre des requêtes est la rançon du succès. La réforme à l'ordre du jour - une conférence aura lieu à Brighton le 18 avril - n'est pas une nouveauté : la Cour est entrée dans un processus de réforme depuis le milieu des années 90. Le protocole n°11, ratifié au bout de quatre ans et demi par tous les États, le 1er novembre 1998, a permis la fusion en une entité seule des deux organes qui composaient la juridiction. C'est à cette date que j'ai pris mes fonctions, dans une Cour unique et permanente, avec des juges à temps plein. On imaginait que les économies d'échelle résoudraient l'engorgement. Or la chute du mur de Berlin a entraîné un doublement des États membres du Conseil de l'Europe. Ils furent acceptés, ce qui me semble sage, dans l'idée que mieux valait les intégrer dans le système pour les ancrer dans les démocraties. Le succès médiatique de certaines décisions de la Cour a ainsi contribué à l'augmentation du nombre de requêtes portées devant elle.
Un nouveau protocole à la convention, n°14, a été présenté ensuite pour rendre les procédures plus efficaces. Il s'agissait de substituer aux comités de trois juges chargés de se prononcer sur la recevabilité, un juge unique, et de rendre ces comités compétents pour se prononcer au fond sur des affaires relevant d'une jurisprudence bien établie. La Fédération de Russie a été la dernière à ratifier ce protocole, trois ans et demi après l'avant-dernier État membre, mécontente des condamnations concernant la Tchétchénie. Ce n'était bien sûr pas l'argument avancé. Les Russes affirmaient : « juge unique, juge inique ». Ils en savent quelque chose ! Le protocole est finalement entré en vigueur le 1er juin 2010.
Le processus de réforme s'est poursuivi. Sous ma présidence, nous avons demandé aux États de réaffirmer leur attachement aux droits de l'Homme, au cours d'une conférence interministérielle ; nous avons proposé un programme de réformes pour améliorer le fonctionnement de la Cour. La Suisse, alors présidente du Conseil, a accueilli la Conférence à Interlaken ; c'est là que le délégué russe a apporté le document de ratification du protocole n°14, une demi-heure avant l'ouverture de la conférence. Une déclaration et un plan d'action ont été adoptés : mieux aurait valu, du reste, attendre quelques années avant de réunir une autre conférence mais la Turquie, après la Suisse, a souhaité accueillir elle aussi une autre conférence, à Izmir, en avril 2011. Elle s'est montrée critique envers la Cour, sans doute à cause du contentieux chypriote. Les Britanniques semblent suivre, aujourd'hui, cet exemple, avec la conférence de Brighton, prévue le 18 avril.
Quelle est la situation actuelle ? L'encombrement est important. Plus de 90 % des décisions concluent à l'irrecevabilité. Les exigences liées à l'épuisement des voies de recours interne, aux délais de la procédure, aux domaines de compétence de la Cour ne sont pas toujours prises en compte par les requérants. Une meilleure information doit contribuer à réduire le nombre des requêtes irrecevables. Un filtrage plus efficace serait aussi nécessaire, sans aller jusqu'à suivre l'exemple américain, où la Cour suprême n'examine que 1 % des requêtes. Autre explication à l'encombrement, les États ne respectent pas toujours les décisions, ce qui amène de nouvelles requêtes, justifiées certes, mais qui seraient inutiles si l'exécution des décisions de la Cour était améliorée. Dès la conférence d'Interlaken, la CEDH et les États membres ont formulé des recommandations pour favoriser une meilleure exécution des arrêts de la Cour, pour réduire ces requêtes indésirables et répétitives. À partir d'août 2011, pour la première fois, la courbe s'est infléchie pendant quelques mois, sous l'effet du protocole n°14 : le nombre des entrées a été un peu inférieur à celui des sorties.
Comment réformer la Cour ? Il faut lutter contre le surencombrement et s'opposer à toute diminution du rôle de la Cour, car ce serait un danger mortel pour elle qui, depuis un demi-siècle, a fortement contribué à renforcer les droits et libertés en Europe, aussi bien dans les pays les plus problématiques que dans les démocraties traditionnelles.
D'ailleurs, sauf à dénoncer la Convention, on ne peut y introduire des règles trop limitatives de l'influence de la Cour. Une marge nationale d'appréciation est reconnue aux États, chacun ayant sa culture juridique, ses traditions, son histoire, sauf pour les violations les plus graves. C'est la Cour elle-même, à partir des années 70, qui a développé cette notion, pour s'autolimiter. Sinon, elle risquerait de perdre en crédibilité. Cette marge d'appréciation ne peut être codifiée.
Des réformes peuvent résulter de modifications de la Convention, par exemple sur le droit de recours individuel, qui pourrait être restreint, avec des amendes pour recours abusifs, des frais de justice, l'utilisation obligatoire d'une des deux langues officielles de la Cour, la représentation par un avocat... Mais là aussi, attention à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, ni décourager des recours individuels sur des violations graves des droits de l'Homme...
Je ne suis pas pessimiste par tempérament mais l'alerte est évidente : attention à ce que Brighton ne soit pas « le commencement de la fin » ! Je ne crois pas que ce sera le cas. Beaucoup d'États ont le souci de préserver le rôle irremplaçable de la Cour. Votre mission offre une occasion de rappeler l'importance de l'enjeu.