Intervention de Marc-Etienne Lavergne

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er février 2012 : 1ère réunion
Situation dans la corne de l'afrique — Audition de M. Marc Etienne lavergne géopolitologue directeur de recherche au cnrs

Marc-Etienne Lavergne :

La Corne de l'Afrique est un monde complexe et original qui comporte des configurations étatiques inachevées et dans lequel la notion d'État, au sens où nous l'entendons en Europe, n'est pas pleinement intégrée. Il y a, en effet, dans cette zone, des États de facto, comme le Somaliland, qui s'est proclamé indépendant depuis 1991, mais n'a cependant fait l'objet d'aucune reconnaissance internationale. Il y a les États récents comme l'Erythrée et, plus encore, le Sud Soudan, qui existe depuis le 9 juillet 2011. Outre le cas de la Somalie dont vous avez évoqué l'extrême division, vous avez, dans la région, des formes assez variées d'irrédentisme, aussi bien au Soudan avec le Darfour qu'en Ethiopie, qui constitue aujourd'hui une « fédération ethnique ». Le cas de l'Ethiopie constitue néanmoins un paradoxe puisqu'il s'agit d'une des constructions étatiques les plus anciennes du continent, l'empire éthiopien datant des premiers siècles de l'ère chrétienne.

La Corne de l'Afrique est ensuite un monde clos, qui se considère comme une région à part du reste du continent africain. Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour une région qui borde une des routes maritimes les plus fréquentées du monde, la Corne de l'Afrique a vécu pendant des siècles dans une forme de huis clos. Ainsi, par exemple, le christianisme éthiopien a conservé à travers les siècles une spécificité et une autonomie tout à fait remarquables. De même, la colonisation a, finalement, malgré les présences française, anglaise et italienne, eu peu d'influence sur la culture de ces pays. La période contemporaine marque la fin de ce relatif isolement. L'Ethiopie a ainsi noué une alliance avec l'Union soviétique pendant la Guerre froide et, d'une certaine façon, la fin de l'Union soviétique et de son influence ont marqué le début d'une nouvelle phase avec la fin du régime de Siad Barré, en Somalie, et l'accession à l'indépendance de l'Erythrée. Il reste qu'aujourd'hui aucune institution étatique ne semble véritablement installée, chaque entité étant travaillée par des forces internes centrifuges. Chaque situation est néanmoins particulière. En Erythrée règne une véritable dictature dont il est difficile de déchiffrer les intentions. Au Sud-Soudan, un État sans substance a été créé : sans administration, sans cadre technique ni véritable projet social. Aujourd'hui, un tiers de la population de cet État est menacé par la famine alors même qu'il dispose de très importantes ressources pétrolières. Mise à part l'Ethiopie, qui dispose d'une véritable tradition étatique grâce à des siècles de monarchie, on peut s'interroger sur la possibilité réelle de faire des États sur ces territoires.

C'est dans ce contexte très particulier que se situe la question de la piraterie. Les puissances occidentales, à travers les opérations telles que Atalante, essayent de maîtriser la situation et de freiner l'essor de ce phénomène qui, dit-on, a porté sur plus de 7 milliards de dollars de biens l'année dernière, sans qu'on sache d'ailleurs très bien à quoi correspond ce chiffre. Il faut bien prendre conscience que la piraterie est une conséquence du sous-développement de la région et que, tant qu'on ne traite pas cette question, le phénomène se poursuivra. De ce point de vue, les opérations maritimes de lutte contre la piraterie sont des cautères sur jambes de bois, qui ne peuvent que donner l'illusion d'une maîtrise de la situation mais qui ne traitent pas véritablement le coeur du problème. L'occident se donne l'illusion de maîtriser les affaires du monde alors qu'il ne fait que les accompagner.

La véritable problématique, soulevée par la piraterie comme par la famine actuelle, c'est l'absence de développement économique de la région. La situation ne peut venir que de l'intérieur avec la mise en place de structures étatiques et de développement. Cette question de développement est particulièrement complexe dans une région peu pourvue en ressources naturelles. En Somalie, par exemple, l'essentiel de l'activité économique provient de l'élevage des chameaux et de la pêche. Cela ne doit pas empêcher la communauté internationale et les autorités locales de chercher des pistes pour développer ces activités. Les ressources pastorales pourraient ainsi être développées avec pour débouché le marché rémunérateur de la péninsule arabique. N'oublions pas non plus l'existence de deux fleuves en Somalie dont l'eau pourrait être utilisée pour l'irrigation. Il existe, par exemple, dans les pays arabes, de nombreux débouchés pour la viande de chameau. Il existe également des ressources d'hydrocarbures dans la région, cela peut être une source de prospérité, mais c'est aussi une source de conflits, comme l'illustre la situation à la frontière entre le Nord et le Sud Soudan, ou dans l'Ogaden. Dans le domaine économique, l'Ethiopie constitue la puissance dominante de la région qui connaît une croissance moyenne ces dernières années de plus de 10 %. L'Ethiopie est aujourd'hui un pays en construction avec une forte croissance de la production agricole, la mise en valeur des fleuves intérieurs (Aouache, Omo) mais aussi de nombreux projets hydroélectriques autour du Nil. Malgré l'opposition de l'Egypte et du Soudan, l'Ethiopie poursuit en effet des projets de barrages hydroélectriques pour sa propre consommation électrique mais également pour la revendre à ses voisins. Elle a pris la tête de la croisade des pays amont contre les accords de partage des eaux de 1929 et de 1959 qui privilégiaient l'Egypte et le Soudan.

Addis Abbeba s'est transformée ces dernières années d'un village en une véritable capitale, avec la présence du siège de l'Organisation de l'Union africaine qui participe à son rayonnement. Privée de son accès à la mer par l'indépendance de l'Erythrée, l'Ethiopie a surmonté sa position de pays enclavé héritée de l'Histoire, et fait transiter aujourd'hui l'essentiel de ses importations et exportations par le port de Djibouti, mais également par Port-Soudan et par Berbéra au Somaliland. Ce dernier État est un État qui fonctionne, avec une relative prospérité, une stabilité politique qui n'exclut pas l'alternance et, sur certains points, une forme de reconnaissance de facto, notamment en raison de la découverte de ressources en pétrole.

S'agissant de la présence d'Al Qaïda dans la région, il faut sans doute se garder de considérer tous les mouvements qui se réclament de l'islamisme comme des représentants d'Al Qaïda ou des mouvements terroristes. L'islamisme militant trouve dans cette région un ancrage culturel et religieux fort et sert souvent de façade à des responsables politiques locaux. Dans cette région, il est fréquent que des chefs de partis politiques, que des responsables de rebellions, de mouvements irrédentistes soient considérés comme un temps infréquentables puis deviennent des interlocuteurs incontournables. La situation des shababs doit donc être regardée avec attention et la communauté internationale gagnerait sans doute à mieux comprendre leurs préoccupations et à les accompagner dans les processus politiques plutôt que d'essayer de les supprimer. On doit s'interroger sur la conception de l'Etat dans un « logiciel islamiste » où prédomine la notion d'« ouma », la communauté des croyants. Même si en Somalie la notion d'État est rejetée, même si les clans ont une importance fondamentale, il n'est pas exclu que l'on puisse trouver un cadre politique dans lequel l'ensemble des forces en présence puisse se retrouver. Il faut se féliciter de la stabilisation de la situation à Mogadiscio grâce, en particulier, à l'action de l'AMISOM et de coopérations bilatérales comme celle de la France.

S'agissant de l'intérêt de la France dans cette région, Djibouti constitue indéniablement un relais vers l'océan Indien, mais cela ne doit pas nous conduire à ne pas nous interroger sur le sens de cette présence. S'agit-il de protéger un régime politique et un gouvernement qui est aujourd'hui aux mains d'un groupe relativement restreint, s'agit-il de contrôler et d'assurer la sécurité de la circulation maritime dans le détroit d'Ormuz, ou s'agit-il de participer, aux côtés de l'organisation de l'Union africaine, à la stabilité de la Corne de l'Afrique ou de continuer à jouer un rôle de point d'appui et de relais à la présence française dans l'océan Indien ? La question mérite d'être posée, et la réponse n'est pas évidente.

En ce qui concerne la situation humanitaire, la famine actuelle est le fruit des conditions climatiques, de la situation sécuritaire, mais elle résulte fondamentalement de l'absence d'effort de développement depuis des décennies. Dans une autre région du Sahel comme le Darfour, la population a été multipliée par dix en un siècle sans que la production de richesses ait suivi le même rythme. Sans diversification économique, sans production agricole, sans formation des jeunes, ces régions sont vouées à connaître des crises alimentaires. Du point de vue démographique, la situation est préoccupante dans la Corne de l'Afrique comme dans le Sahel.

Une grande partie de l'Afrique est aujourd'hui soumise à des tensions démographiques importantes. Sans un effort d'industrialisation et de formation, ce continent va au devant d'une crise majeure. Ces problèmes sont structurels, ils sont liés en partie à l'histoire, celle de la colonisation, mais aussi celle qui court depuis les indépendances. Dans ce contexte, les politiques humanitaires permettent de sauver des vies mais ne constituent pas des réponses durables. On ne peut pas se satisfaire de réunir au nord Kenya des camps de réfugiés de plus de 400 000 personnes. Certes on les nourrit, mais il faudrait des politiques structurelles pour sortir ces populations de la misère.

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