Intervention de Michel Aymeric

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 22 février 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Michel Aymeric secrétaire général de la mer

Michel Aymeric, secrétaire général de la Mer :

Monsieur le président, Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs, membres de la commission, vous avez souhaité que vous soient présentés les enjeux de la maritimisation, dans la perspective de la revue du Livre blanc. Je vous en remercie vivement et je vais vous livrer ici quelques réflexions formulées dans le cadre des travaux menés en permanence par le Secrétariat général de la mer.

Mais, auparavant, que faut-il entendre par « maritimisation » ? Derrière ce néologisme se dresse l'évolution irréversible de notre conception du monde maritime, qui fait passer la mer du stade accessoire, certes souvent utile, à un vecteur de croissance aux perspectives gigantesques, qu'il nous appartient d'apprendre à mieux comprendre et à maîtriser.

Cette mutation progressive, dont nous prenons conscience, est inscrite depuis des siècles dans notre patrimoine. Notre pays, seule nation européenne à disposer de trois façades maritimes, dont la longueur du littoral est supérieure à celle des frontières terrestres, dont les départements et collectivités d'outre-mer présentent la majeure partie de notre zone économique exclusive, se donne enfin une dimension maritime. Puisant notamment ses fondements dans le discours du Havre de l'été 2009, notre politique maritime est transcrite dans un document adopté par le Comité interministériel de la mer, le CIMER, du 8 décembre 2009, le « Livre bleu, stratégie nationale pour la mer et les océans ». Plus récemment, le CIMER de juin dernier a fait un pas important dans la mise en oeuvre de cette politique. J'y reviendrai plus loin.

Ce Livre bleu constitue les fondations tangibles de cette mutation vers une maritimisation raisonnée du pays. Quels en sont les enjeux ? Ils sont multiples et structurants. En premier lieu, viennent les enjeux économiques. La mer devient un espace où la création de richesses prend un nouveau sens, où la croissance trouve un terrain d'expansion nouveau. Il convient donc d'y préserver nos ressources et nos richesses existantes et à en mieux comprendre le potentiel d'exploitation, dans le respect de notre environnement, dernièrement doté d'un cadre juridique grâce aux lois Grenelle 1 et Grenelle 2. Cet exercice complexe est en cours de mise en oeuvre, expression d'une véritable volonté des autorités gouvernementales.

Puis, les enjeux sociétaux en découlent : des emplois issus de la croissance, offrant de nouveaux métiers qu'il reste encore à découvrir, tout en préservant les secteurs traditionnels de la mer, des formations et plus largement une culture évolutive vers la connaissance du milieu marin. Eric Tabarly avait pour habitude, pour décrire la mer, de la définir comme « ce que les Français ont dans le dos quand ils sont à la plage. » c'est dire la méconnaissance que nos compatriotes pouvaient avoir de leur patrimoine maritime. La mutation que nous vivons rend déjà ce clin d'oeil dépassé. Sans doute parce que la mer est souvent perçue depuis la terre comme une « res nullius », ses dangers comme ses atouts sont insuffisamment pris en compte. Or, l'espace maritime constitue un véritable réservoir de développements. Il le sera de plus en plus dans les décennies à venir, et les enjeux liés aux océans vont aller en s'accentuant.

Ces enjeux doivent évidemment être pris en compte dans les travaux de révision du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationales car la place qui avait été réservée à la dimension maritime en 2008 était insuffisante. En soutien de cette vision, quelles observations peut-on faire ?

Tout d'abord, les activités séculaires, le transport maritime et la pêche, subissent des modifications liées aux évolutions du monde.

Pour le transport, les données sont notoires : plus de 90% des échanges commerciaux à l'échelle de la planète se font par voie de mer. Les flux couvrent des axes de plus en plus fréquentés, sur tous les océans et mers de la planète. L'efficacité économique, la rentabilité, la concurrence, font que des postures de gestion des coûts amènent les armateurs et les chargeurs à rechercher des routes raccourcies. L'orthodromie, route la plus courte d'un point du globe à un autre, ne suffit plus : le dérèglement climatique profite au transport maritime. La fonte de la banquise arctique ouvre de nouvelles routes polaires sur lesquelles se positionnent déjà des exploitants soucieux de préserver leurs intérêts avant même que les axes ne soient exploitables...

Mais nous observons depuis quelques années que la circulation dans un espace de liberté attise des convoitises : la piraterie, vieille activité maritime, a migré de zones maintenant contrôlées vers des étendues bordées de rivages soumis à l'instabilité politique et aux conflits. Les foyers d'attaques se multiplient et mettent en danger les équipages de commerce, parfois même nos pêcheurs -comme ceux de nos thoniers senneurs en Océan Indien -, qui nécessitent d'être protégés. Si l'équilibre macro économique du transport maritime est peu affecté par la piraterie, en dépit des surcoûts générés par les déroutements, les augmentations de vitesse, les surprimes d'assurance ou encore les primes de risque accordées aux équipages, sans oublier les embarquements d'équipes de sécurité, le risque humain est inacceptable et la sécurisation de ces zones constitue un vrai défi.

Autre activité depuis toujours pratiquée par l'homme en mer, la pêche. La mer présente un espace incomparable de ressources vivantes, où nous avons encore des espèces à découvrir, où la connaissance progresse en permanence. La pêche et l'aquaculture sont des secteurs en phase de rééquilibrage quant à l'exploitation de la ressource : il s'agit de répondre aux besoins alimentaires de la population mondiale dont la consommation s'accroît. La surpêche, mettant en péril les stocks de poissons, constitue une menace que nous prenons en considération, à différents échelons de décision. Mais les cultures alimentaires, différentes des nôtres dans de nombreux pays, contrecarrent les dispositions et les accords internationaux, nécessitant des moyens de surveillance et de contrôle.

Enfin, la biodiversité, dont nous découvrons la richesse, est menacée par des désordres auxquels nous tentons de remédier, dans une approche déterminée et raisonnée. C'est pourquoi, la France s'est engagée, dans la stratégie nationale pour la mer et les océans, à transformer 20% de son espace maritime en aires marines protégées d'ici 2020.

À ces activités installées dans le paysage économique, l'exploitation des ressources pétrolières offshore continue de connaître un essor considérable. Outre les performances de nos opérateurs privés bien connus qui exploitent des gisements en mer, la découverte de nouvelles nappes au large de la Guyane ouvre des perspectives intéressantes pour la France et pour ce département déjà hautement stratégique pour d'autres raisons, et très dépendant des flux maritimes pour son approvisionnement.

Mais déjà, d'autres activités émergent dans l'espace maritime. Ainsi, les énergies marines renouvelables font l'objet d'attentions politiques, industrielles, juridiques. La création d'une filière économique française se dessine avec des perspectives de leadership sur différentes technologies dont certaines sont prometteuses pour nos espaces ultramarins. Ces nouveaux modes de production d'énergie (hydroliennes, énergie thermique des mers...) répondent bien aux dispositions du Livre bleu. Déjà, sur ce sujet, se pose la question des enjeux liés à l'emploi. Quels seront les métiers, les compétences requises pour conforter notre savoir-faire dans un paysage international d'âpre compétition ? Les gardiens de phare d'hier seront-ils les gestionnaires des parcs EMR de demain ? Une densification des flux côtiers est sans doute à prévoir (maintenance des sites).

Il convient aussi de souligner les perspectives d'exploitation des ressources minérales profondes, à laquelle le dernier CIMER a donné une impulsion déterminante, en matière d'exploration dans un premier temps. La maîtrise technologique française s'est traduite en 2011 par des explorations dans notre ZEE de Wallis et Futuna, dont les résultats nous conduisent à déposer auprès de l'Agence internationale des fonds marins un permis d'explorer une zone d'extraction possible en Atlantique. La Russie et la Chine se sont déjà positionnées, en Atlantique pour l'une et en Océan Indien pour l'autre. Nous avons décidé de nous engager, nous aussi, dans cette compétition où l'expertise de nos chercheurs et de nos industriels offre des atouts remarquables.

Loin de l'idée de vouloir dresser un catalogue fastidieux, ce rapide balayage avait pour but de montrer à quel point les activités en mer, actuelles et, encore plus, à venir, auront un impact stratégique et seront susceptibles de remettre en cause certains équilibres géopolitiques.

Dans ce contexte, quels doivent être nos efforts en matière de sécurité et de sûreté pour assurer la bonne exécution de notre politique maritime ?

Face aux enjeux socio-économiques, des obligations en matière de surveillance, de contrôle et de protection s'imposent. Si l'économie maritime constitue un pilier central de la maritimisation, elle ne peut se développer dans un espace ouvert et libre qu'à la condition de sa préservation et de sa sécurisation (Concept américain de Global Commons, qui, même si nous n'en épousons pas tous les aspects, porte bien cette notion de liberté des mers et la nécessité d'y lutter contre ce qui tendrait à l'entraver, à la limiter). C'est notamment dans cet esprit que notre Action de l'Etat en mer nationale s'exprime. En mobilisant les forces et les moyens des administrations françaises agissant en mer, en les coordonnant pour en augmenter l'efficacité, en recherchant les synergies pour en augmenter l'efficience, l'Etat doit faire oeuvre de cohérence pour assurer la protection et la préservation de nos intérêts. Concept français, l'action de l'Etat en mer est une organisation qui comporte à sa tête le Premier Ministre assisté par le Secrétariat Général de la Mer au niveau central. L'AEM se décline au niveau déconcentré par des dispositifs centrés autour des préfets maritimes en métropole et des délégués du Gouvernement pour l'action de l'Etat en mer outre-mer.

Outil de l'Action de l'Etat en mer, la fonction garde-côtes a été créée lors du CIMER de décembre 2009. Elle traduit la volonté politique de mettre en cohérence les moyens de l'Etat, non qu'ils ne le soient déjà dans l'exercice quotidien de leurs tâches, mais pour en proposer une posture unique, visible et compréhensible, y compris sur le plan international. Elle réunit au sein d'un comité directeur présidé par le Secrétaire général de la mer, les directeurs des administrations dont les moyens concourent à la Fonction garde-côtes : la Marine nationale, la Gendarmerie maritime, les Affaires maritimes, la Gendarmerie nationale, la Sécurité civile et la Douane. La fonction garde-côtes met aussi en oeuvre un centre opérationnel interministériel chargé de recueillir l'information maritime et de l'analyser, de tenir à jour la situation maritime mondiale et d'entretenir des collaborations étroites avec les autres centres opérationnels ou de gestion de crises ministériels et interministériels. La fonction garde-côtes telle qu'elle a été conçue peut constituer un modèle exportable, que bien des nations nous envient.

La raison d'être de la fonction garde-côtes est bien de parvenir au développement de synergies entre les administrations concourant à l'action de l'Etat en mer dans un contexte de contraintes budgétaires croissantes et au moment où nombre de moyens ont besoin d'être renouvelés notamment outre-mer. Pour les missions de sûreté en haute mer notamment, nos actions requièrent des moyens aéromaritimes adaptés et performants tout en restant dans une zone de coûts acceptable. Cette volonté d'identifier des synergies est illustrée, par exemple, par le développement d'un centre maritime commun en Polynésie Française, regroupant le sauvetage, l'information maritime, la surveillance des pêches et la gestion des crises.

Pour encadrer nos efforts, le CIMER de 2011 a adopté cinq priorités d'actions en matière d'AEM : le sauvetage en mer, la lutte contre les trafics, contre la pêche illicite, contre la pollution, et la protection de l'environnement marin.

Offrant des opportunités tout en générant des risques, les espaces maritimes peuvent être segmentés en trois types d'éléments géographiques : la haute mer, les détroits et passages resserrés, et les points de départs et d'arrivée que sont les zones portuaires ou de mouillage. Chacun de ces trois éléments présente un niveau de vulnérabilité qui n'est pas équivalent selon le type de menaces ou de risques que l'on considère.

La haute mer est l'espace de manoeuvre des forces étatiques, celles des puissances navales - les puissances navales historiques, mais aussi, de plus en plus, les puissances navales en plein essor. Les détroits, les passages resserrés, les zones côtières, sont les lieux privilégiés pour l'emploi des modes d'actions asymétriques. Acteurs étatiques et acteurs non-étatiques (pirates, trafiquants, milices...) peuvent être tentés de trouver dans ces zones une compensation à leur infériorité en matière de capacités conventionnelles. Les ports enfin, points de départ et d'arrivée des flux maritimes, sont des lieux exposés à l'activité des réseaux criminels, voire à la menace du terrorisme.

Faut-il rappeler à cet égard notre particularisme maritime, où les eaux souveraines et sous juridiction représentent 11 millions de km², soit plus que l'Europe continentale ? La surveillance, le contrôle et la protection qui doivent s'exercer dans des superficies aussi vastes demandent une organisation spécifique, capable d'agir en tout point, à tout moment.

Je voudrais aborder en quelques mots une particularité de l'espace maritime. Au sein de l'UE, la France a contribué à l'adoption d'une politique maritime intégrée. Elle montre que la mer peut s'envisager autrement que dans la copie de dispositions terrestres : elle est une entité homogène, qui relie des territoires entre eux sans pour autant être découpée comme sur un cadastre. La logique du « parc à huîtres » relève d'une utopie, et il convient de penser l'espace maritime dans son ensemble, où les usages se combinent, se complètent et s'affrontent. Une telle posture, outre son intérêt intellectuel, démontre la complexité pour nos esprits habitués aux découpages et aux délimitations de zones, d'une véritable démarche de maritimisation.

Les grandes nations, de tous temps, ont été des puissances maritimes. La France a su, à différentes étapes de son Histoire, insuffler de la mer dans son projet national.

Aujourd'hui, nous nous sommes dotés d'une politique maritime déterminée, que nous voulons mettre en oeuvre.

Il faut donc transformer cet essai en plan d'action. Ce qui veut dire mobilisation des énergies, investissements et financements : dans la recherche en mer, la surveillance maritime, la protection des flux. C'est une question de cohérence et de nécessité.

Je vous remercie, et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

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