Le rapport est technique mais cela ne doit pas masquer les implications politiques et financières, qui sont lourdes. La commission des affaires européennes a adopté le 12 janvier dernier, sur le rapport de notre collègue Bernadette Bourzai, un projet d'avis motivé estimant que la proposition de règlement européen rédigée par la Commission européenne sur les réseaux transeuropéens de transports ne respecte pas complètement le principe de subsidiarité. La rapporteure a eu raison et je vais essayer de vous le démontrer. C'est une affaire sérieuse !
L'adoption d'un projet d'avis motivé sur le respect du principe de subsidiarité est une procédure récente, issue du traité de Lisbonne. Depuis fin 2009, tous les projets d'actes législatifs européens - au premier chef les directives et les règlements - sont transmis aux Parlements nationaux. Ceux-ci les examinent au fond, mais peuvent également contrôler le respect du principe de subsidiarité. Lorsqu'un tiers des parlements des États-membres au moins estime que le projet européen n'est pas conforme au principe de subsidiarité, l'institution à l'origine du projet doit revoir sa copie ou la motiver - il s'agit alors d'un dialogue politique.
En 2010, nous avons modifié la Constitution puis le Règlement du Sénat pour organiser au sein de notre assemblée le déroulement de cette procédure, que notre commission applique pour la première fois. Le Sénat dispose, une fois que le projet d'acte législatif européen lui a été transmis, d'un délai de huit semaines pour émettre un avis motivé - en l'occurrence, jusqu'au 1er février prochain. Tout sénateur peut en son nom propre déposer un projet d'avis motivé, transmis à la commission des affaires européennes. Celle-ci peut également s'autosaisir, ce qu'elle a fait pour cette proposition de règlement sur les réseaux transeuropéens de transport.
La proposition de résolution adoptée par la commission des affaires européennes est transmise à la commission compétente au fond, qui peut soit l'adopter conforme ou avec modifications, soit ne rien faire, le texte devenant à l'expiration du délai une résolution du Sénat. J'ajoute que le président d'un groupe peut à tout moment demander un examen en séance publique.
Nous avons décidé de nous prononcer sur le respect du principe de subsidiarité en raison de l'importance du sujet, car il s'agit de rien moins que des conséquences pratiques des grands choix européens sur la planification de nos réseaux de transports.
Le principe de subsidiarité concerne seulement les compétences partagées entre l'Union et les États-membres - les transports et les réseaux transeuropéens en font partie. Répondant à la question « qui doit agir ? », il établit une présomption en faveur des États, qui exercent la compétence, sauf lorsque l'Union est mieux placée pour atteindre l'objectif, c'est-à-dire lorsque l'action visée ne peut pas être effectuée de manière « suffisante » par les États-membres. C'est l'article 5 du traité de Lisbonne.
L'idée de développer un réseau transeuropéen de transport est ancienne mais l'objectif poursuivi est très loin d'être atteint. Les premières cartes ont été tracées dans les années quatre-vingts, les premiers grands projets subventionnés par l'Union datent des années quatre-vingt-dix et c'est dans la décennie 2000 que le réseau transeuropéen de transport est devenu un objectif opérationnel. Une décision de 2004 a identifié 30 projets d'intérêt européen, avec un calendrier jusqu'à 2020 et une priorité de financement à travers le Fonds de cohésion, le Fonds européen de développement régional (FEDR) et les prêts de la Banque européenne d'investissement.
Le rythme des réalisations, cependant, est beaucoup trop lent. La Commission évalue à 500 milliards d'euros les investissements encore nécessaires. Chaînons manquants, goulots d'étranglement et autres obstacles sont entretenus par des écarts de qualité des infrastructures comme par la variété des règles nationales de circulation ou d'interopérabilité. Les connexions multimodales sont beaucoup trop rares pour que les trafics deviennent fluides. Or nous ne parviendrons pas à tenir notre engagement d'une réduction de 60% d'ici 2050 des émissions de gaz à effet de serre dues au secteur des transports sans mettre de l'ordre dans nos réseaux et bâtir un véritable réseau européen multimodal.
La Commission européenne est passée à l'offensive - ce texte fait d'ailleurs partie d'un ensemble plus large dont nous reparlerons bientôt. Elle a défini trois axes d'action. Le premier consiste en une planification. Deux strates sont distinguées au sein du réseau transeuropéen : le « réseau global », qui relie les principales aires urbaines des Vingt Sept et les principaux ports maritimes et fluviaux, serait mis aux normes d'ici fin 2050, à la charge des seuls États-membres ; le « réseau central » - soit les sections les plus stratégiques du réseau global, en particulier les chaînons manquants, les goulets d'étranglement et les noeuds multimodaux - serait établi d'ici fin 2030, avec le soutien des financements européens. Une enveloppe nouvelle de 31 milliards d'euros serait débloquée d'ici 2020.
Deuxième axe, la définition de nouveaux instruments de planification, en particulier des « corridors de réseau central », comportant au moins trois modes de transport et traversant au moins trois États membres. Chaque corridor sera une plateforme pour la gestion des capacités, la programmation des investissements, l'établissement d'installations multimodales de transbordement ainsi que le déploiement de systèmes interopérables de gestion du trafic. La Commission européenne propose que chacun soit géré par un « coordonnateur européen ». C'est là que se pose un problème de subsidiarité.
Le troisième axe serait la définition de nouveaux outils de financement, avec le mécanisme de l'interconnexion en Europe, d'un montant de 31,7 milliards d'euros pour les années 2014 à 2020, dont 10 milliards du Fonds de cohésion réservés aux projets de transports dans les pays qui bénéficient de ce fonds.
Nous ne pouvons que nous réjouir de cette relance du réseau transeuropéen de transport. La France, du reste, est à la pointe s'agissant du réseau ferré, mais elle a beaucoup de progrès à accomplir pour les liaisons fluviales et l'intermodalité. Cependant, deux articles de la proposition de règlement, a estimé notre collègue Bernadette Bourzai, ne respectent pas le principe de subsidiarité. L'article 51 confie aux coordonnateurs européens la mission de « diriger la mise en oeuvre coordonnée » des corridors de réseau central « de manière à respecter les délais fixés dans la décision d'exécution relative à chaque corridor ». Quant à l'article 53, il autorise la Commission européenne à adopter seule des décisions d'exécution concernant par exemple la planification des investissements, ou les délais de mise en oeuvre. La Commission pourrait aussi prévoir d'autres mesures « nécessaires pour la mise en oeuvre du plan de développement des corridors et pour l'utilisation efficace des infrastructures des corridors ».
Pour nos collègues de la commission des affaires européennes, ces deux articles rompent l'équilibre du traité européen qui confie à l'Union le soin de définir des lignes directrices et d'identifier les projets à soutenir, tout en laissant aux États et aux autorités locales la maîtrise des opérations, la définition des tracés précis, le montage financier et le pilotage des projets. Les coordonnateurs, habituellement chargés uniquement de faciliter la coordination, auraient un pouvoir d'intervention directe et risqueraient - ou la Commission européenne à travers eux - d'interférer avec les compétences qui relèvent des États. Ils seraient en outre, contrairement à l'usage, nommés après simple consultation des États, et non pas avec leur accord.
Je suggère de suivre l'avis adopté par la commission des affaires européennes : le volontarisme pour le réseau transeuropéen est une bonne nouvelle - financièrement aussi, espérons-le - mais le principe de subsidiarité ne saurait être pour autant négligé.
La définition des orientations stratégiques, la carte du réseau, les critères d'allocation des subventions communautaires, relèvent bien de la compétence partagée et l'échelon communautaire apporte une plus-value. En revanche, la conduite des études, le dessin des tracés, le lancement des travaux, le montage des financements, le pilotage de la maîtrise d'ouvrage, ainsi que la gestion des infrastructures relèvent des États, qui ont la capacité d'exercer ces missions de manière « suffisante ».
La procédure de la déclaration d'utilité publique illustre bien cette ligne de partage. L'enjeu est de taille puisque cette déclaration est la base juridique des procédures d'expropriation. L'utilité publique peut certes se fonder sur l'intérêt d'échelle européenne que notre pays trouve dans la réalisation d'une ligne transcontinentale ; cependant, dès lors que les expropriations sont réglées par le droit interne, l'État doit « garder la main » et maîtriser les choix qui fondent les décisions d'expropriation - au premier chef, le tracé des liaisons. En d'autres termes, même si elle intègre des critères supranationaux, l'utilité publique est définie à l'échelon national, celui où coïncident la responsabilité politique et l'effet juridique des actes - et, partant, leur contestation.
Dans ces conditions, la commission de l'économie fait siens les griefs de celle des affaires européennes : les pouvoirs confiés au coordonnateur européen par l'article 51 empiètent sur la programmation des infrastructures de transport, qui est une compétence nationale. Le champ des décisions d'exécution ouvert par l'article 53 est si vaste qu'il risque de conduire à des interférences communautaires sur l'exercice par les États de la compétence partagée. L'article 59 fait une meilleure application du principe de subsidiarité en prévoyant que la Commission ne prend des mesures qu'en cas de retard important dans les travaux.
Je vous propose d'adopter sans modification la proposition de résolution portant avis motivé adoptée par la commission des affaires européennes.