Intervention de Hélène Périvier

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 29 mars 2012 : 1ère réunion
Femmes et travail — Audition de Mme Hélène Périvier économiste seniore au département des études de l'observatoire français des conjonctures économiques-sciences-po ofce coresponsable du programme presage recherche et enseignement des savoirs sur le genre

Hélène Périvier, économiste seniore au département des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques-Sciences-Po (OFCE), coresponsable du Programme PRESAGE (Recherche et Enseignement des SAvoirs sur le GEnre) :

Il faut, cependant, aussi relever qu'à l'inverse, les défenseurs de la cause des femmes voient dans la situation actuelle une forme d'inefficacité organisationnelle. Mais je crois qu'il est de toute façon très compliqué de mesurer l'efficacité économique d'une organisation. En ce qui me concerne, je préfère donc évaluer l'organisation du travail à l'aune du principe de justice : comme l'égalité entre les femmes et les hommes relève d'un principe de justice, cela suffit à discréditer l'ordre sexué perpétué dans l'entreprise. On peut, en outre, considérer que celui-ci ne permet pas une bonne utilisation du capital humain.

Si on envisage les défis pour l'avenir, je crois qu'il est essentiel de rappeler ce qui me paraît une évidence, mais que l'on ne veut pas trop entendre, c'est que l'égalité entre les femmes et les hommes implique un partage et que les mieux lotis vont devoir céder une partie de leur pouvoir économique aux autres. Or, les réticences des premiers à partager sont grandes. C'est ce qui explique en grande partie l'inefficacité des lois en faveur de l'égalité.

Pour définir l'ordre sexué, je dirais qu'il repose sur l'association d'une division sexuée du travail et d'une hiérarchie dans la valorisation des tâches : or, les tâches assignées aux femmes sont systématiquement moins valorisées que celles traditionnellement dévolues aux hommes. C'est un phénomène que l'on retrouve depuis très longtemps dans l'économie, depuis l'Antiquité. La division sexuée du travail -qui fait que certaines tâches sont assignées aux hommes et d'autres aux femmes- reproduit le postulat social d'assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive.

Je voudrais maintenant réfuter le mythe suivant lequel l'entrée des femmes dans la sphère du travail serait un phénomène récent : en réalité, les femmes ont toujours travaillé, y compris dans le sens moderne du mot « travail », au sens d'activité.

Les statistiques montrent qu'au XIXe siècle, on comptait déjà 35 % de femmes dans la population active. Contrairement aux idées reçues, les femmes étaient déjà très présentes sur le marché du travail, même si l'on restait en-deçà de la situation actuelle où on approche de la parité, avec une population active constituée pour près de la moitié de femmes.

Au XIXe siècle, très peu de ménages peuvent se permettre de n'avoir qu'un seul salaire. Le modèle du « male bread winner », du couple vivant sur un seul revenu, celui de l'homme, est un modèle récent, rendu possible par les progrès de la protection sociale mais qui reste très cantonné à la première partie du XXe siècle.

N'oublions pas qu'être « femme au foyer » ne signifiait pas la même chose au XIXe siècle quand n'existaient ni l'école obligatoire dès trois ans, ni les modes de gardiennage des enfants, ni les services envers les personnes âgées. Il y a quarante ans, le travail domestique accompli par les femmes au foyer constituait un véritable revenu caché. C'est beaucoup moins le cas aujourd'hui.

On a réellement assisté à une montée en puissance du nombre de femmes sur le marché du travail dans les années 1960, liée à l'entrée massive des femmes dans le salariat, qui bouscule l'organisation sociale.

Ce phénomène a des facteurs politiques -la revendication des femmes à l'émancipation-, et économiques -l'entrée massive des filles dans l'éducation et la volonté du marché de tirer parti de ce capital humain dans une période de croissance économique. Cela incite à desserrer l'étreinte de l'organisation sociale qui confinait les femmes à la maison et à leur ouvrir un espace sur le marché du travail.

Mais on ne s'est pas posé la question de savoir qui allait se charger des tâches réalisées par les femmes lorsqu'elles étaient au foyer. Cette question n'est résolue qu'en partie par les gains de productivité dans la sphère des tâches ménagères. Et dans le domaine des soins aux personnes, les dispositifs de prise en charge des jeunes enfants ne répondent qu'en partie aux besoins et restent très insuffisants. On n'a pas réaménagé la sphère privée à la hauteur de cette entrée massive des femmes dans le salariat et de la nouvelle organisation du travail.

J'en viens maintenant à la comparaison internationale de l'évolution de l'écart de taux d'activité entre les sexes.

On constate partout en Europe une baisse de cet écart, plus précoce dans les pays nordiques -où les femmes ont investi plus tôt le marché du travail. A cet égard, le « rattrapage » accéléré de l'Espagne est remarquable dans les dernières années. Pourtant, globalement, il reste un écart incompressible, d'un peu moins de dix points, même pour les pays les plus en avance.

Les chiffres que je vais maintenant présenter sont issus d'un document « Regards sur la parité », publié en mars par l'INSEE et nous donne une vision un peu plus prospective, puisqu'ils mesurent le taux d'activité observé ou prédit (en 1975, en 2010 et en 2060) des femmes et des hommes selon différentes tranches d'âge.

En 1975, le pic d'activité des femmes se situait aux alentours de 20 ans et leur taux d'activité diminuait ensuite régulièrement avec l'alourdissement des charges familiales. En 2010, on observe une nette amélioration du taux d'activité de la tranche d'âge 30/40 ans par rapport aux années 70. Mais les analyses prospectives montrent qu'il devrait y avoir peu d'évolution en 2060 par rapport à la situation actuelle. Chez les hommes, il est remarquable de constater en revanche combien les courbes restent d'une remarquable stabilité sur les trois périodes étudiées.

Le nouvel ordre économique tel qu'on l'a connu dans les sociétés industrielles -celles des « trente glorieuses »- et post-industrielles -celles que nous connaissons aujourd'hui- ne s'est pas accompagné d'une reconstruction de l'ordre sexué mais plutôt de sa recomposition sur des modes différents.

La division sexuée du travail s'est recomposée sur le marché du travail : au fur et à mesure que des femmes entraient sur le marché du travail, il a fallu externaliser un certain nombre de tâches et celles-ci ont alors été confiées à des femmes qui ont continué à faire pour d'autres et contre rémunération ce qu'elles faisaient autrefois gratuitement dans la sphère privée.

On constate, par ailleurs, une hiérarchisation du marché du travail qui se traduit, pour les femmes, par une valorisation moindre de leur salaire, et par une concentration sur certains secteurs.

Pour récapituler, l'entrée massive des femmes dans le salariat a conduit à de grandes améliorations de leur situation dans une première période, suivies d'un statu quo à partir des années 90.

Les femmes continuent d'avoir une moindre activité que les hommes ; leurs carrières sont discontinues, ce qui pose des problèmes en termes de retraite ; l'insertion des femmes sur le marché du travail donne lieu à beaucoup de précarité et de sous-emploi depuis des années 90 (même si les hommes en sont aussi victimes, ce ne sont pas les mêmes formes de précarité) ; et les plus qualifiées continuent de se heurter au « plafond de verre » et à la discrimination. Tout cela se traduit, évidemment, par des écarts de salaires.

Le sous-emploi est apparu dans les années 90 quand l'émergence du chômage de masse a inspiré des politiques de réduction du temps de travail sur une base individuelle, consistant en des baisses de charges liées à l'embauche de personnes à temps partiel. Ces politiques étaient sous-tendues par l'idée qu'il valait mieux avoir deux travailleurs à mi-temps qu'un chômeur et un travailleur à temps plein. Cela a provoqué une montée en charge du temps partiel en France, alors que celui-ci était quasiment inexistant avant les années 90, y compris pour les femmes.

C'est sous l'effet des politiques publiques que le temps partiel a émergé. Les entreprises y ont vu une solution avantageuse, en particulier dans la grande distribution, la restauration et l'hôtellerie qui sont très friandes d'horaires décalés ou « hachés ». Ce sous-emploi a affecté principalement les non qualifiés et les femmes, qui travaillent précisément dans ces secteurs. Globalement, le taux de sous-emploi est de 9 % pour les femmes contre 3 % pour les hommes, et c'est dans des emplois d'ouvrier et d'employé qu'il est le plus élevé.

Le tableau suivant analyse l'insertion professionnelle en fonction du diplôme et de la spécialité du diplôme. On sait que les filles et les garçons ne font pas les mêmes choix d'orientation. Or, les métiers vers lesquels s'orientent les filles sont précisément ceux dans lesquels, à niveau de diplôme égal, on va trouver à la fois des salaires inférieurs et des niveaux de chômage plus importants. Prenez, par exemple, le cas du CAP et du BEP : vous pouvez constater que les femmes sont très majoritaires dans les services (78 % de l'effectif total) et minoritaires dans la production (à peine 13 % de l'effectif global). Or, le taux de chômage est de 29 % dans les services contre 22 % dans la production, et le salaire médian dans les services est de 1 060 euros contre 1 220 dans la production. Cela montre bien que la société n'accorde pas la même valeur à ces différents métiers. Les espaces segmentés du marché du travail ne donnent pas lieu à la même valorisation. C'est un élément essentiel de la moins bonne insertion des femmes sur le marché du travail par rapport aux hommes.

On voit bien qu'il y a des métiers « typiquement féminin » : les femmes représentent 99 % des assistantes maternelles, 98 % des employées de maison, 80 % des caissières et employées de services, 97 % des secrétaires de direction et 74 % des agents d'entretien. En revanche, les femmes ne représentent que 34 % des ouvriers non qualifiés dans la manutention, 30 % des agriculteurs et éleveurs et 20 % des informaticiens. On constate d'ailleurs que ces métiers exercés aujourd'hui par des femmes sous la forme du salariat correspondent globalement aux tâches qui leur étaient dévolues dans le passé, soit dans le cadre de la domesticité au XIXe siècle, soit dans le cadre familial. Autrement dit, la division sexuée du travail s'est recomposée différemment mais n'a pas fondamentalement été remise en question.

En outre, les femmes sont concentrées sur un éventail restreint de professions : les 21 professions, les plus « féminisées » concentrent 71 % de femmes, alors que les 21 professions les plus « masculinisées » ne regroupent que 50 % des hommes et ces proportions sont restées globalement stables sur les vingt dernières années.

On peut également mesurer ce phénomène par ce que l'on appelle « l'indice de ségrégation professionnelle ». Il est en France de 25 %, ce qui signifie qu'il faudrait qu'environ 25 % des actifs changent de métier pour que l'on obtienne un marché du travail non ségrégué. Les travaux de Thomas Couppié et de Dominique Epiphane montrent que les deux tiers de cette ségrégation professionnelle résultent de la ségrégation éducative, le dernier tiers étant dû à l'allocation des emplois sur le marché du travail.

Quand les femmes sortent d'une école d'ingénieur, elles auront tendance à aller vers des « métiers parallèles » et non vers des « métiers coeur », car elles anticipent le poids futur des responsabilités familiales.

Les écarts de salaires entre les femmes et les hommes sont significatifs : on les évalue globalement à 25 ou 27 % ; les évaluations varient en fonction des bases de travail retenues. Un gros tiers de cet écart est dû au temps partiel, dont il faut rappeler qu'il concerne, pour plus de 80 %, des femmes. A s'en tenir à la comparaison des seuls emplois à taux plein, l'écart entre salaires masculins et féminins est encore de 19 %.

Même lorsqu'elles travaillent à temps plein, les femmes ont des horaires un peu plus courts que ceux des hommes et cela pèse sur leurs revenus à travers les primes et la rémunération des heures supplémentaires. La question du temps de travail occupe donc une place centrale dans la problématique de l'égalité professionnelle et salariale. Or celle-ci ne peut être traitée sur le seul aspect du marché du travail, car si les femmes travaillent globalement moins que les hommes, c'est parce qu'elles continuent de s'occuper davantage des enfants : même si elles peuvent s'appuyer sur des services, on ne peut tout externaliser et, de toute façon, on ne fait pas des enfants pour ne pas les voir ! C'est un aspect auquel on ne pourra pas ne pas s'attaquer.

Il y a aussi un effet de structure qui tient au fait que les femmes n'exercent pas les mêmes métiers que les hommes.

Et enfin, il reste un écart que l'on évalue entre sept et dix pour cent, que les économistes ne peuvent rattacher à aucun facteur, et qui relève donc de la discrimination « pure ».

Certes, nous disposons en France d'un arsenal législatif extrêmement important pour lutter contre les discriminations, mais il est peu utilisé. Il est nécessaire mais ne peut suffire. Faut-il l'étendre ou simplement le rendre plus effectif ? Je pencherais plutôt pour le second terme de l'alternative.

Un examen plus approfondi des écarts de salaires en France montre que ceux-ci sont d'autant moins importants que l'on se situe au bas de l'échelle des qualifications. Cela s'explique par l'effet protecteur du SMIC qui réduit les possibilités de discrimination. En revanche, chez les cadres supérieurs, pour lesquels les primes représentent une forte proportion de la rémunération, rémunération qui est d'ailleurs davantage individualisée, l'entreprise retrouve des moyens pour discriminer. C'est dans le un pour cent des plus fortes rémunérations que se trouvent les écarts les plus importants.

Pour résumer, les écarts de salaires entre les hommes et les femmes s'expliquent par plusieurs facteurs qui peuvent s'additionner : le type de formation initiale reçue, la segmentation de l'emploi, les parcours professionnels chaotiques des femmes, les écarts de temps de travail et la discrimination pure. C'est sur tous ces différents fronts qu'il faut être présent en matière d'égalité salariale.

Il ne faut pas non plus oublier le problème de la prise en charge de la petite enfance et de celle des personnes dépendantes.

Enfin, je terminerai par l'évolution de la structure journalière des temps sociaux en France sur la tranche d'âge 15-60 ans, à la lumière des éléments statistiques de la dernière enquête « emploi du temps » qui vient juste d'être publiée. Celle-ci montre que le travail domestique repose très largement sur les femmes et que, par conséquent, cela leur laisse moins de temps qu'aux hommes pour travailler, pour étudier ou se former. En outre, si l'on additionne travail domestique et travail professionnel, on constate que les femmes travaillent davantage que les hommes.

Ce qui est remarquable, lorsqu'on compare les enquêtes qui s'échelonnent entre 1986 et 2010, c'est l'inertie de cette répartition. Certes, le temps de travail domestique a diminué pour les femmes grâce à l'externalisation de certaines tâches, mais celui des hommes est d'une grande stabilité : autrement dit, si l'écart entre les femmes et les hommes s'est réduit entre 1986 et 2010, ce n'est pas parce que les hommes y passent plus de temps, mais parce que les femmes ont gagné du temps, grâce, par exemple, aux repas tout prêts, aux commandes par internet et aux livraisons à domicile. Il faudrait, d'ailleurs, se demander qui exerce les métiers issus de cette externalisation. Cela mériterait de faire l'objet d'un travail de recherche pour voir si cette recomposition des tâches à travers leur externalisation s'est traduite par une plus grande égalité.

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