Intervention de Jean-Pierre Sueur

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 18 janvier 2012 : 1ère réunion
Répression de la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi — Examen du rapport

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur, rapporteur :

Nous sommes invités à nous prononcer sur la proposition de loi de Mme Valérie Boyer visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, adoptée par l'Assemblée nationale le 22 décembre 2011. Ce texte tend à punir d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende les personnes qui contestent ou minimisent de façon outrancière, publiquement, l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide, reconnus comme tels par la loi française.

En l'état du droit, le dispositif s'appliquerait aux personnes qui contestent ou minimisent l'existence du génocide arménien, seul reconnu comme tel par la loi du 29 janvier 2001. Mais il pourrait, à l'avenir, s'appliquer à la contestation d'autres génocides puisque des propositions de loi ou des amendements ont été déposés pour reconnaître officiellement le génocide tzigane pendant la Seconde Guerre mondiale, le génocide ukrainien de 1933-1934 ou encore le « génocide » entre guillemets vendéen de 1793-1794.

La proposition de loi pose la question des moyens dont dispose le pouvoir politique pour reconnaître solennellement les souffrances endurées par les victimes. En outre, quelles limitations à la liberté d'expression une société démocratique est-elle prête à accepter au nom de la protection de la mémoire et de la dignité des disparus ? L'intervention du législateur dans le champ de l'Histoire est-elle légitime ?

Les génocides et autres crimes contre l'humanité sont odieux, car au-delà des souffrances infligées aux victimes, ils remettent en cause l'identité et la part d'humanité de tout être humain et portent atteinte aux valeurs essentielles de nos civilisations. La contestation de ces crimes, parce qu'elle porte atteinte à la dignité des rescapés, encourt une réprobation morale : celle-ci doit-elle s'accompagner d'une condamnation pénale ? Telle est la question posée.

Ce n'est pas la première fois. Il y a quelques mois, le Sénat a examiné une proposition de loi de M. Serge Lagauche visant à réprimer la contestation du génocide arménien. Notre commission avait alors estimé à l'unanimité, sur le rapport du président Jean-Jacques Hyest, que cette proposition de loi présentait un risque sérieux d'atteinte à plusieurs principes fondamentaux reconnus par notre Constitution : le Sénat l'avait rejetée, adoptant une motion d'exception d'irrecevabilité présentée par notre commission.

Le présent texte soulève des interrogations identiques et les réserves que j'éprouvais alors n'ont pas varié : si la réalité du génocide arménien de 1915 est indéniable, la création d'un délit pénal de contestation ou de minimisation de ces faits soulève de nombreuses difficultés -légitimité de l'intervention du législateur dans le champ de l'Histoire et compatibilité avec plusieurs des principes fondamentaux de notre droit.

Je souhaite un débat apaisé. Il serait absurde d'affirmer que contester les lois mémorielles ou refuser de confondre le Parlement avec une juridiction fait le jeu du « négationnisme », qui est une attitude odieuse. Un tel amalgame n'est pas acceptable.

La loi du 29 janvier 2001, par laquelle la France a officiellement reconnu l'existence du génocide arménien de 1915, est la seule ayant expressément reconnu un génocide en tant que tel. Comme le rappelait il y a quelques mois M. Hyest, le déroulement des faits ayant conduit au génocide arménien de 1915 est largement connu. Si le nombre exact des victimes demeure difficile à établir avec certitude - entre 800.000 et 1,25 million de victimes - il est admis qu'il a conduit à la disparition des deux tiers de la population arménienne de l'Empire ottoman.

Les massacres de 1915 constituent le premier génocide du XXe siècle. Ce n'est toutefois qu'à l'issue de la Seconde Guerre mondiale que les notions de crime contre l'humanité et de génocide sont devenues des concepts juridiques autonomes : le crime contre l'humanité a été défini pour la première fois par le statut du tribunal de Nuremberg annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 ; et le génocide, par la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948.

Le droit pénal français s'est très largement inspiré de ces définitions. Pour l'essentiel, les éléments matériels constituant le crime de génocide ou les autres crimes contre l'humanité correspondent à des infractions réprimées par ailleurs par le code pénal, -tels qu'assassinats, tortures, violences-, qui prennent la qualification de génocide ou de crime contre l'humanité en présence d'un élément moral spécifique : l'exécution d'un plan concerté, guidé par des motifs idéologiques et tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire. Le génocide, comme les autres crimes contre l'humanité, est puni de la réclusion criminelle à perpétuité. Il est imprescriptible.

En l'état actuel de la recherche historique, il apparaît que la qualification de génocide doit être appliquée aux massacres commis contre les populations arméniennes en 1915. Comme l'écrivait en 1998 notre collègue député René Rouquet dans son rapport sur la loi du 29 janvier 2001, « le caractère systématique, dans toutes les régions de Turquie, des tueries, des conversions forcées, de la mise à mort des déportés par épuisement et dans des conditions inhumaines, est établi grâce aux archives de nombreux pays. Ces témoignages montrent que la déportation (...) faisait partie d'un processus de destruction systématique, organisé et prémédité ».

Suivant l'exemple de l'Uruguay en 1965, une quinzaine de parlements étrangers, le Parlement européen et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe ont officiellement reconnu l'existence du génocide arménien. Ce fut le cas en France avec la loi du 29 janvier 2001. Le débat ne porte donc plus sur ce point : il y a eu un génocide et nous éprouvons tous l'infini respect dû aux si nombreuses victimes et à un peuple qu'on a voulu briser, nier, anéantir.

En proposant de créer un délit de contestation ou de minimisation de faits historiques que la loi a qualifiés de crime de génocide, la présente proposition de loi invite à s'interroger sur la légitimité des « lois mémorielles ». A sept reprises entre 1990 et 2005, le Parlement a légiféré sur des périodes ou des acteurs de l'Histoire. Chaque fois, cela a suscité un large débat sur la légitimité de l'intervention du législateur dans le champ de la recherche historique. Laissez-moi citer Robert Badinter, lors de son audition par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les questions mémorielles : « Il faut mesurer (...) ce que peut signifier, pour les descendants de victimes de crimes contre l'humanité, un déni de mémoire. (...) Mais l'émotion et la compassion que l'on peut éprouver devant ce que Jaurès appelait `le long cri de la souffrance humaine' n'empêchent pas le juriste de faire preuve de distance. (...) La mémoire est nécessaire, c'est un devoir vis-à-vis des morts. (...) Mais une chose est la commémoration, une autre chose est le recours à la loi. »

Robert Badinter ajoutait : « Il est un principe constitutionnel fondamental, que le Conseil a maintes fois rappelé : la loi n'est l'expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution. (...) S'agissant de la loi sur le génocide arménien, beaucoup se sont interrogés sur la compétence du Parlement français à légiférer sur un évènement historique qui est survenu il y a près d'un siècle dans un territoire étranger, sans qu'on ne connaisse ni victimes françaises, ni auteurs français. Mais l'important est ailleurs : (...) à l'évidence, l'article 34 de la Constitution ne permet pas au Parlement de se prononcer ainsi sur un évènement historique ».

Sont régulièrement soulevés aussi les risques d'atteinte à la liberté d'opinion et d'expression, d'atteinte à la liberté des enseignants et de la recherche.

Je vous rappelle enfin que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, le Parlement a retrouvé le droit de se prononcer sur de tels sujets par le biais de résolutions.

Je suis, moi aussi, réservé sur la légitimité des lois mémorielles et je partage la préconisation formulée par le rapport consacré aux questions mémorielles de M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale, qui propose, sans remettre en cause les lois votées, de renoncer pour l'avenir à cette tentation.

La plupart des juristes estiment qu'il y a un risque sérieux d'inconstitutionnalité à créer un délit pénal. En outre, j'imagine difficilement que la commission des lois tranche dans un sens contraire à la position qu'elle avait prise il y a huit mois. Ce que je vous propose de défendre n'est pas la position d'un parti ou d'un groupe, mais une position fondée sur l'idée que nous nous faisons du droit et du rôle de la loi.

Quels sont ces risques d'inconstitutionnalité ? D'abord un risque de non-respect du principe de la légalité des délits et des peines. Bien qu'elle s'en inspire, la présente proposition de loi diffère en réalité du dispositif retenu par la loi dite « Gayssot », s'agissant de la pénalisation de la contestation de la Shoah. La loi Gayssot est adossée à des faits précis, reconnus par la convention internationale de Londres de 1945 ou par une juridiction internationale - le tribunal de Nuremberg - au terme de débats contradictoires. Comme l'avait alors observé notre ancien collègue Charles Lederman, rapporteur de cette loi, l'infraction créée n'avait pas pour but d'instituer une vérité officielle, mais de faire respecter l'autorité de la chose jugée.

Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé que la question de la constitutionnalité de la loi Gayssot ne se posait pas « dans la mesure où l'incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l'infraction ».

La situation est très différente ici : le génocide arménien de 1915 a été commis avant l'adoption de la convention de 1948 et ses auteurs n'ont jamais été jugés, ni par une juridiction internationale, ni par une juridiction française. De ce fait, il n'existe pas de définition précise des faits constituant ce génocide dans une convention internationale ni dans des décisions de justice. Cette difficulté vaudrait également pour d'autres génocides que le législateur pourrait souhaiter qualifier comme tels par la loi.

En outre, les termes de la proposition de loi sont imprécis. Le fait de « contester ou de minimiser de façon outrancière » l'existence d'un génocide est plus large que sa seule négation. Les difficultés d'interprétation seraient réelles s'agissant d'évènements historiques sur lesquels subsistent encore des zones d'ombre.

Le champ de l'infraction créée apparaît ainsi contraire au principe de la légalité des délits et des peines. Le Conseil constitutionnel considère que ce principe est respecté dès lors que l'infraction est définie « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d'interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d'arbitraire ».

Il y a aussi un risque de non-respect du principe de liberté d'opinion et d'expression, protégé par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi que par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Cette liberté admet des restrictions, destinées à protéger d'autres droits et libertés - la sécurité publique, la prévention des infractions, la protection de la santé ou de la morale, ou encore le respect de la vie privée. Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées aux objectifs poursuivis. Si la loi Gayssot paraît compatible avec le principe de liberté d'opinion et d'expression, c'est qu'elle tend à prévenir la résurgence d'un discours antisémite. C'est ce qu'a jugé la Cour européenne des droits de l'homme dans sa décision Garaudy du 24 juin 2003. Or aucun discours de nature comparable ne vise aujourd'hui nos compatriotes d'origine arménienne : de ce fait, le Conseil constitutionnel pourrait considérer le délit créé comme excédant les restrictions communément admises.

Le principe de liberté de la recherche scientifique découle, d'une part, des principes de liberté d'opinion et d'expression, d'autre part, du principe d'indépendance des professeurs de l'enseignement supérieur. Le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 janvier 1984 a estimé que « par leur nature même, les fonctions d'enseignement et de recherche (...) demandent (...) que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables ». La création de ce délit de contestation ou de minimisation ferait peser un risque certain sur les travaux scientifiques que des historiens conduiraient de bonne foi, dès lors que leurs conclusions seraient regardées par certains comme minimisant des évènements tragiques.

Par ailleurs, la proposition de loi se présente comme la transposition en droit interne d'une décision-cadre en date du 28 novembre 2008, relative à la lutte pénale contre les manifestations de racisme et de xénophobie. En réalité, la transposition est très imparfaite. L'article 1er de cette décision-cadre prévoit que chaque Etat-membre prend les mesures pour faire en sorte que « soient punissables l'apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre » lorsque le comportement « risque d'inciter à la violence ou à la haine à l'égard d'un groupe de personnes ou d'un membre d'un tel groupe ». La finalité est donc ici de lutter contre le racisme ou la xénophobie, pas seulement de protéger la mémoire. Or l'infraction créée par la proposition de loi ne comporte pas cet élément intentionnel.

En outre, comme l'avait montré M. Badinter en mai dernier, la proposition de loi, si elle était adoptée, risquerait de mettre en péril la loi du 29 janvier 2001...

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