Intervention de Pierre Radanne

Commission d'enquête sur le coût réel de l'électricité — Réunion du 7 mars 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Pierre Radanne expert des questions énergétiques et écologiques

Pierre Radanne, expert des questions énergétiques et écologiques :

Monsieur le rapporteur, la réponse à la deuxième question que vous m'avez posée éclairant toute la discussion, je vais vous la fournir en premier.

Une grande confusion existe dans le débat aujourd'hui entre coût et surcoût. Pour ma part, vous vous en doutez, je suis hostile à toute destruction de capital. Autrement dit, les ouvrages existants ne doivent pas être remplacés avant la fin normale de leur vie. Notre pays ne dispose pas d'une richesse telle qu'il puisse se permettre de mettre au rebut des installations avant l'arrivée à terme de leur fonctionnement normal.

À cet instant de la discussion, il est essentiel de revenir sur le contexte actuel, notamment après l'accident de Fukushima.

Le secteur de l'énergie obéit à des cycles de grande amplitude.

Un premier cycle a été enclenché après la Seconde Guerre mondiale, en raison de la destruction de l'ensemble du système énergétique européen. L'Europe a alors restructuré ce dernier : des monopoles publics ont été instaurés pour effectuer des investissements massifs dans le domaine de la reconstruction.

Un deuxième cycle a commencé en 1973 avec le choc pétrolier dû non pas à une rupture d'approvisionnement ou à une pénurie de ressources, mais à notre dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient, qui, à l'époque, s'était embrasé. En effet, il a été confronté à la guerre du Kippour et à la guerre entre l'Iran et l'Irak. De ce fait, le prix du pétrole a été multiplié par dix.

Tous les pays qui ont eu les moyens de recourir au nucléaire l'ont fait. Il est important de noter que les installations nucléaires de tous les pays ont le même âge. Tous les réacteurs ont été construits entre 1973 et 1990, sauf ceux des pays émergents - la Chine et l'Inde -, qui sont plus récents.

Depuis 1990, aucun investissement de production n'a été réalisé, car la plaque européenne se trouvait en surcapacité. Ainsi, depuis cette même année, le coût du kilowattheure en France a chuté de 40 %, en raison de l'absence d'investissements massifs.

Comment se classent les différents moyens de production ?

Le coût de l'énergie nucléaire est lié à celui d'opérations complexes telles que le démantèlement et le stockage des déchets et à des éléments de risque. Le prix du kilowattheure de l'électricité produite à partir de combustibles fossiles est forcément dépendant de l'évolution à court et surtout à moyen terme de celui du pétrole et du gaz. Je n'évoque pas le charbon sur lequel ne pèse pas la même incertitude. Quant aux énergies renouvelables, leur coût est prévisible et n'est pas indexé sur la colère du monde. Il est lié aux coûts de production et aucune dépendance extérieure ne l'influe.

Il est essentiel de bien situer les incertitudes. Pour ce qui concerne les combustibles fossiles, aujourd'hui, l'électricité n'est quasiment plus produite à partir du pétrole dans les pays industrialisés. Quant au gaz, il attire toutes les convoitises. Cette énergie est utilisée en priorité pour le chauffage et en tout point du monde pour produire de la vapeur industrielle. Elle est également de plus en plus utilisée pour la production d'électricité, notamment pour celle qui est destinée à être stockée afin de faire face aux pointes de consommation. Elle l'est d'ailleurs à tel point que, aujourd'hui, la production d'un kilowattheure électrique consomme pratiquement plus de gaz qu'un chauffage à gaz.

À long terme, une incertitude très forte concerne l'évolution du prix du gaz, indépendamment de la quantité de ressource disponible. En effet, d'importantes tensions peuvent peser sur l'approvisionnement gazier parce que cette énergie, qui, du point de vue logistique, est la plus difficile à transporter, est très sollicitée.

J'en viens à la question portant sur le nucléaire.

J'ai fait partie du groupe d'experts de la Cour des comptes qui a enquêté pendant six mois sur les coûts de cette filière. Il a reconstitué le prix du kilowattheure nucléaire à partir des coûts historiques, sachant que le coût de construction du parc nucléaire français s'est élevé à 73 milliards d'euros. Mais quid des coûts futurs ? La Cour, bien que n'ayant jamais dû procéder à de la prospection sur des coûts futurs tout au long de son histoire, a essayé de se prononcer sur ce point.

Je dois vous avouer que je ne connais pas le prix du kilowattheure nucléaire - d'ailleurs, personne ne le connaît - pour une raison très simple : il ne sera connu qu'aux environs de 2080, quand l'ensemble du cycle sera achevé, notamment lorsque les opérations de démantèlement auront été effectuées.

Mesdames, Messieurs les sénateurs, vous devez avoir conscience de l'importance de l'incertitude qui caractérise toute expression honnête sur cette question.

L'estimation du coût du démantèlement relevée par la Cour des comptes, à la suite d'une enquête internationale, varie de 1 à 3.

Pour ce qui concerne le stockage des déchets nucléaires, la représentation nationale a voté la loi de 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs et a prévu la réversibilité de la gestion des déchets. Mais dans les calculs effectués par les différents opérateurs, au premier rang desquels l'État, le coût des déchets nucléaires n'est pris en considération que sur une période de cent ans.

Par ailleurs, la Cour des comptes s'est interrogée sur le taux d'actualisation. Autrement dit, quelle préférence est accordée aux investissements futurs ?

Historiquement, au moment de l'engagement du programme nucléaire, le taux d'actualisation était de 8 %. L'OCDE a toujours visé les 5 %. Actuellement, EDF et les opérateurs retiennent ce dernier taux. Pour ma part, j'ai plaidé pour une fourchette comprise entre 1,5 % et 2 %, me fondant sur un raisonnement qui a fait l'objet de plusieurs thèses. En effet, la ressource financière prélevée sur les générations futures ne doit pas être supérieure à la croissance économique, sauf à les appauvrir. Un choix politique peut néanmoins être fait en ce sens.

Quoi qu'il en soit, un taux d'actualisation compris entre 1,5 % et 2 % par an, correspondant au taux de la croissance actuellement envisagé, assurerait une neutralité, si la France n'enregistre pas une hausse importante de sa population active. Tous les experts s'accordant aujourd'hui à reconnaître que les gains de productivité sont de l'ordre de 1,5 % par an, la fourchette que je conseille de retenir est sincère et prudente.

La prise en compte de ces différents éléments relatifs au démantèlement et au taux d'actualisation change considérablement le prix du kilowattheure. La Cour des comptes, faute de temps, n'a pas pu réintégrer le coût lié à la recherche, soit 38 milliards d'euros depuis 1945, ni celui de Superphénix de 24 milliards d'euros. Elle a établi le coût du mégawattheure à 50 euros. Ce chiffrage n'est guère différent de celui de la commission Champsaur qui était de 42 euros.

Il ne faut pas non plus oublier le coût des assurances. En dehors de la convention de Paris, aujourd'hui, aucun accord international ne vise l'assurance du nucléaire. Sachez que le coût d'assurance du parc des 58 réacteurs nucléaires français s'élève à 91 millions d'euros par an seulement. En réalité, ce chiffre représente un millième du coût de construction et ne prend pas en compte les dégâts extérieurs dus à des accidents.

Monsieur le rapporteur, vous m'avez demandé si les tarifs de l'électricité reflétaient fidèlement le coût de l'électricité. Vous le savez, depuis plusieurs années, EDF et la Commission de régulation de l'électricité - la CRE - envisagent une augmentation de 30 %. Cette hausse sera probablement supérieure, ne serait-ce que parce que les coûts de l'électricité ont diminué de 40 % depuis 1990. Forcément, on va revenir à des coûts compatibles avec ceux qui avaient cours au moment de la construction du programme nucléaire.

Je veux maintenant aborder les difficultés qu'a fait surgir l'accident qui s'est produit à Fukushima.

La volonté d'EDF est de faire passer la durée de fonctionnement des réacteurs de 40 à 60 ans, sachant que le réacteur de Fessenheim, le plus ancien, aura 40 ans en 2017, soit demain. Par la suite, sur une quinzaine d'années, l'ensemble des réacteurs atteindront cet âge.

Vous le constatez, les temps d'investissement dans ce secteur d'industrie sont extrêmement longs. Les chiffrages effectués par EDF relatifs au montant des investissements nécessaires pour prolonger la durée de vie des réacteurs s'établissent à 50,4 milliards d'euros, somme qui doit être comparée au coût initial de construction de 73 milliards d'euros. Par conséquent, 50,4 milliards d'euros seront investis pour prolonger de 20 ans le fonctionnement des réacteurs, alors que 73 milliards d'euros ont permis de faire tourner ceux-ci pendant 40 ans. C'est en quelque sorte le coût de la jouvence des réacteurs. Je vous précise, mesdames, messieurs les sénateurs, que tous les chiffres que je vous cite sont en euros 2010.

Vous le savez, une incertitude pèse sur les cuves. En effet, il n'est pas possible de changer la cuve d'un réacteur compte tenu du bombardement neutronique que ce dernier a subi. Or nous ne connaissons pas la durée de vie d'une cuve. C'est l'Autorité de sûreté nucléaire, l'ASN, qui décidera, à la suite d'enquêtes décennales notamment, si la cuve de tel réacteur est encore fonctionnelle ou s'il faut envisager l'arrêt du réacteur en raison de la fragilité de sa cuve.

Tel était le contexte avant l'accident de Fukushima. Mais cette catastrophe a fait apparaître un élément que personne n'avait prévu, à savoir la survenue possible d'un désordre dû non pas au réacteur, mais à une cause extérieure. En l'occurrence, il s'agissait d'un tremblement de terre associé à un tsunami.

Il résulte de la réflexion menée par l'Autorité de sûreté nucléaire que les sites ont été très mal conçus. Les piscines de stockage ont été installées à côté des réacteurs. Par conséquent, si un problème survient au niveau de la piscine, la gestion du réacteur sera difficile. Il n'existe pas de PC de crise. En cas d'interruption de l'approvisionnement en eau, aucune réserve n'est prévue. En cas d'arrêt de fourniture d'électricité, les groupes électrogènes sont sans protection.

Certes, en France, le risque de voir surgir un tsunami est pratiquement nul, mais un avion peut s'écraser sur la piscine d'un réacteur qui se trouve dans un baraquement en tôle et qui contient deux fois plus de radioactivité en son sein que le coeur. Un acte de terrorisme peut être commis ou un feu industriel de proximité peut survenir. Différents risques doivent donc être envisagés.

L'Autorité de sûreté nucléaire a remis un rapport au début du mois de janvier, mais ce document ne comporte aucun chiffre. L'Autorité demande aux opérateurs de chiffrer le coût de la mise à niveau, tout en prenant en considération les enseignements qui ont pu être tirés de l'accident de Fukushima.

Pour sa part, EDF a annoncé un surcoût de 10 milliards d'euros qui ne prévoit pas le confinement des piscines de stockage. La négociation entre l'ASN et EDF va se poursuivre. Par conséquent, je ne connais pas le montant des investissements supplémentaires qui devront être faits. Si le chiffre de 10 milliards d'euros est maintenu, il s'ajoutera aux 50,4 milliards d'euros que j'ai cités tout à l'heure.

Par ailleurs, je rappelle que, en France, tous les réacteurs ont été construits en même temps et avec les mêmes matériaux. Donc si l'ASN constate, à un moment quelconque, une défaillance sur la cuve d'un réacteur, la difficulté sera alors de nature générique.

Mesdames, messieurs les sénateurs, eu égard à mon expérience industrielle, je peux vous dire qu'aucun industriel au monde, dans quelque secteur que ce soit, n'aurait commis la faute d'avoir des usines ayant toutes le même âge. Je crains non pas le nucléaire en tant que tel, mais le nucléaire du quatrième âge, c'est-à-dire la fin de vie des réacteurs alors qu'il n'existe pas de protection.

Comme les réacteurs ont été commandés par paquets - à la fin des années soixante-dix, six commandes de réacteurs ont été passées - et que, aujourd'hui, personne n'envisage de construire des équipements nucléaires ou autres à une telle cadence, il va falloir lisser les réinvestissements. Par conséquent, que l'on sorte du nucléaire ou pas, il va falloir commencer rapidement ces réinvestissements, afin de retrouver une pyramide des âges normale des équipements de production électrique. À l'heure actuelle, comment imaginer que l'entreprise Renault n'ait que de vieilles usines ?

Vous le constatez, monsieur le rapporteur, le coût réel de l'électricité doit prendre en considération l'engagement de trois dépenses simultanées : une dépense liée à la prolongation de vie des réacteurs, si cette option est retenue, une dépense relative à la protection au regard de l'accident survenu à Fukushima et une dépense liée aux investissements consacrés à la reconstruction du parc. N'oubliez pas non plus un point déterminant : la réalisation d'économies d'électricité.

Vous avez évoqué la vague de froid et le marché spot.

Au moment de la vague de froid qu'a subie notre pays, j'ai contacté Réseau de transport d'électricité, RTE, pour connaître la part de la France dans la pointe de consommation d'électricité de l'Europe des Vingt-Huit. Cette quotité correspond à la moitié. En Allemagne, pays qui a 12 millions d'habitants de plus que la France et dont la capacité industrielle est supérieure, la pointe s'élève à 50 gigawatts. Or celle de la France s'établit à 101,7 gigawatts.

Dans les dix dernières années, la pointe électrique française a augmenté de 25 %, alors que la hausse de la consommation d'électricité a été inférieure à 10 %. Ce fait est dû au recours au chauffage électrique qui place la France dans une situation de grande fragilité. Heureusement que le reste de l'Europe n'a pas fait le même choix...

Un problème se pose : alors qu'entre 1990 et le milieu des années 2000 l'Europe se trouvait dans une situation de surcapacité électrique, tel n'est plus le cas aujourd'hui. Cet hiver, on a pu le constater, la conjoncture était tangente.

Je ne peux que constater l'urgence de réaliser des économies d'électricité. La réponse majeure au problème électrique est non pas le développement des énergies renouvelables, mais la réalisation d'économies, qu'elles résultent de l'isolation du bâti, de la rénovation de l'éclairage ou de la qualité des équipements électroménagers. Je tiens à vous rappeler, mesdames, messieurs les sénateurs, que le secteur résidentiel tertiaire utilise les deux tiers de l'électricité consommée en France.

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