Intervention de Bruno Lasserre

Commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire — Réunion du 18 janvier 2012 : 1ère réunion
Modalités d'intervention des collectivités territoriales dans le déploiement des réseaux à très haut débit — Audition de M. Bruno Lasserre président de l'autorité de la concurrence

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Je me réjouis de cette occasion de dialoguer avec le Sénat ; nous avions déjà eu un débat intéressant avec votre commission sur la crise du lait.

Vous avez demandé à l'Autorité de la concurrence de jouer un rôle d'expert, et de vérifier, en toute indépendance, les contraintes juridiques, nationales et européennes, qui entourent l'intervention des collectivités territoriales dans le déploiement du très haut débit. Nos services d'instruction se sont penchés sur la question, et nous avons largement auditionné : le conseil régional d'Auvergne, l'Avicca, le syndicat mixte Ardèche Drôme numérique, l'Alliance TICS, les opérateurs, ainsi que le Commissariat général à l'investissement. L'avis que je vous présente aujourd'hui, assez copieux et peut-être indigeste, fait la synthèse de l'état du droit et des adaptations possibles.

L'Autorité de la concurrence a déjà été saisie des modalités économiques du déploiement de la fibre optique dans le cadre de la loi de modernisation de l'économie ; elle a été consultée par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) sur les étapes réglementaire, ainsi que par le gouvernement sur le PNTHD et sur la création du fonds d'aménagement numérique du territoire (FANT) : nous avons donc acquis une certaine expérience. Nous n'entendons pas commenter les choix politiques, ni jouer les régulateurs : nous sommes simplement les garants de la concurrence, afin que tous ceux qui souhaitent investir dans le déploiement de la fibre puissent le faire à armes égales, dans l'intérêt des territoires et des citoyens.

La fibre optique est une infrastructure capitale pour les territoires, pour leurs habitants comme pour leurs entreprises. Nous partageons votre ambition de faire de la France un leader de l'économie numérique, car il y a un avantage compétitif à la clé. Quel est le bon modèle pour éviter la fracture numérique et diffuser les bénéfices de l'économie numérique ? Il n'y a pas une seule voie. À côté de la concurrence par les infrastructures, il faut aussi une concurrence par les services. Nous ne sommes pas obnubilés par le dogme du « tout privé » : les collectivités publiques ont un rôle à jouer aux côtés de l'investissement privé, qui reste essentiel.

Sur une large part du territoire, qui correspond aux zones moins denses définies par l'ARCEP et qui couvre 85 % de la population, la boucle locale en fibre optique constitue un monopole naturel. C'est pourquoi l'Autorité de la concurrence a soutenu le principe d'une forte implication de la puissance publique dans ces zones moins denses : d'abord via la régulation sectorielle, ensuite via les collectivités locales, qui peuvent servir de catalyseur et assurer la couverture la plus large possible de leur territoire.

Pour autant, le secteur des communications électroniques reste un marché concurrentiel, dans lequel l'initiative privée et l'innovation jouent un rôle important. Les collectivités territoriales doivent intervenir dans le respect du bon fonctionnement des marchés et des règles de concurrence. Notre avis examine de manière précise et complète la question du contrôle des aides d'État, sachant que cela relève de la Commission européenne et non des autorités françaises.

L'Autorité de la concurrence est une autorité farouchement indépendante : elle sortirait de son rôle en s'érigeant en juge du PNTHD. Le gouvernement nous a consultés sur ce programme, nous en avons souligné certaines faiblesses, nos remarques ont été prises en compte. La priorité donnée aux opérateurs dans les déploiements, fort contestée, découle d'un choix d'opportunité, devant lequel nous nous inclinons, et non pas d'une contrainte juridique. Enfin, le programme étant en cours d'exécution, il est difficile d'en juger les résultats. Nous préférons encourager que douter ou entraver. Les résultats de l'appel à manifestation d'intentions d'investissement (AMII) sont encourageants : les opérateurs s'engageraient à couvrir 60% de la population.

Dans son avis, l'Autorité se limite à regretter le manque de caractère incitatif du PNTHD : trop de déclarations d'intention, pas assez d'engagements contraignants, dont le non-respect serait sanctionné. Comment dès lors vérifier que les déclarations d'intention seront suivies d'effet sur le terrain ? Il n'est pas dans l'intérêt naturel de France Télécom de déployer une infrastructure concurrente à sa propre boucle locale en cuivre. Evitons de lui signer un chèque en blanc sur la base de simples promesses. Il faut exiger davantage de transparence sur ses intentions d'investissement, sur le calendrier comme sur le plan technique. La proposition de loi de MM. Hervé Maurey et Philippe Leroy a le mérite de maintenir un caractère incitatif, en prévoyant des sanctions.

L'avis de l'Autorité fait le point sur les textes applicables et la jurisprudence européenne sur les aides d'État. Il en ressort que l'intervention des collectivités territoriales dans la fibre optique s'inscrit dans la grille d'analyse traditionnelle du régime des aides d'État : dans les zones rentables, les collectivités se comportent en investisseurs avisés ; lorsqu'elles interviennent sous l'égide d'un service d'intérêt économique général (SIEG), elles obéissent à des règles spécifiques, définies par l'arrêt Altmark.

En tant que citoyen, je suis partisan d'un développement volontariste de la fibre, mais je reste attaché à l'équilibre public-privé et à la bonne utilisation des deniers publics. Si l'on réserve les zones rentables à l'investissement privé et les zones non rentables aux collectivités publiques, celles-ci financeront les infrastructures à fonds perdus ! Cette question nous interpelle. Les règles européennes en matière d'aides d'État ne laissent pas beaucoup de marge. Notre avis indique les arguments qui pourraient justifier la légalité des projets intégrés et leur compatibilité avec le régime des aides d'État, en mettant en avant deux spécificités : la règle du co-investissement, qui crée une situation dont il faut tenir compte, et la possibilité d'intervenir sous l'égide du SIEG, dans le cadre de la jurisprudence Altmark.

Vous n'aviez pas souligné deux points importants : les réseaux d'initiative publique (RIP) et les appels d'offre lancés par les collectivités publiques, qui font preuve de beaucoup d'imagination - au risque de distorsions de concurrence. Nous avons voulu profiter de cette demande d'avis pour alerter les pouvoirs publics. Les principaux risques concurrentiels proviennent des situations d'intégration verticale : dans certains appels d'offre, les opérateurs de services intégrés, comme France Télécom ou SFR, peuvent être indument avantagés par rapport aux pure players. Nous faisons des propositions concrètes pour éviter ces distorsions de concurrence qui pourraient donner lieu à contentieux.

Vous nous aviez demandé un avis d'experts. J'espère que ma présentation n'a pas été trop longue et trop austère...

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