Notre droit pénal établit une distinction claire entre le viol et la tentative de viol, crimes passibles d'au moins quinze ans de réclusion, d'une part, et les autres agressions sexuelles, délits punis de peines d'au moins cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende, d'autre part. Cette distinction a des conséquences sur le régime de prescription de l'action publique : alors que les viols et tentatives de viol peuvent être poursuivis dans un délai de dix ans à compter de leur commission, ce délai est de trois ans seulement en matière d'agression sexuelle. Or, selon l'auteur de la proposition de loi, notre collègue Muguette Dini, le traumatisme causé par une agression sexuelle est semblable à celui causé par un viol, et les victimes, qui ne sont pas toujours en mesure de porter plainte dans le délai imparti, notamment en raison du traumatisme subi, se trouvent parfois privées de la faculté de faire condamner leur agresseur par la justice et d'être reconnues en tant que victimes.
La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui propose donc d'aligner le régime de prescription de l'action publique en matière d'agressions sexuelles sur celui qui est applicable en matière de viols. J'y étais au départ plutôt favorable, et j'ai d'ailleurs cosigné cette proposition de loi. Toutefois, au terme de mes auditions, il m'est apparu qu'elle risquait de déséquilibrer le régime de prescription sur lequel est fondé notre droit pénal sans présenter un réel bénéfice pour les victimes, bref, qu'il s'agissait d'une « fausse bonne idée ».
Quelques rappels tout d'abord sur l'état de notre droit pénal. L'article 222-22 du code pénal définit l'agression sexuelle comme « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ». Le viol, défini comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise », est un crime, tout comme l'est également sa tentative, tandis que les autres agressions sexuelles sont des délits.
Depuis une vingtaine d'années, plusieurs lois ont instauré un dispositif répressif complet destiné à punir sévèrement les auteurs de violences sexuelles. Celui-ci se traduit d'abord par des peines lourdes, allant de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende pour une agression sexuelle « simple » à la réclusion criminelle à perpétuité lorsque le viol est précédé, accompagné ou suivi de tortures ou d'actes de barbarie, les peines étant systématiquement aggravées lorsque les violences sexuelles sont commises au sein du couple ou par une personne exerçant une autorité de droit ou de fait sur la victime. Le législateur a voulu prendre en compte la vulnérabilité particulière des mineurs, en instaurant un régime de prescription spécifique : le délai de prescription des viols ainsi que des agressions et atteintes sexuelles les plus graves commis sur un mineur a été porté à vingt ans, celui des autres agressions et atteintes sexuelles à dix ans - ces délais ne commençant à courir, en outre, qu'à partir de la majorité de la victime. Enfin, la création du fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles (FIJAIS) et l'extension progressive du champ du suivi socio-judiciaire ont contribué à renforcer la lutte contre la récidive des auteurs d'infractions sexuelles.
Les informations communiquées par le ministère de la justice mettent en évidence la sévérité des juridictions à l'encontre des auteurs de violences sexuelles. Les dernières statistiques disponibles montrent que, pour les seuls auteurs majeurs condamnés pour agression sexuelle sans circonstance aggravante, une peine d'emprisonnement est prononcée dans 90 % des cas ; dans 26 % des cas, il s'agit d'une peine d'emprisonnement ferme, et le quantum moyen est alors de 14,7 mois. S'agissant des agressions sexuelles commises en réunion, une peine d'emprisonnement est prononcée dans 96 % des cas ; dans 52 % des cas, il s'agit d'une peine d'emprisonnement ferme, avec un quantum moyen de 17,7 mois. Pour les infractions de viols, une peine de réclusion ferme est prononcée dans 97 % des cas ; le quantum moyen de réclusion ferme est de sept ans pour les viols non aggravés et de sept ans et dix mois pour les viols en réunion.
Les violences sexuelles donnant lieu à une condamnation ne constituent toutefois qu'une part infime des violences sexuelles effectivement subies. En se fondant sur des enquêtes de victimation, on estime, s'agissant des seules victimes majeures, que seules 9 % des victimes de violences sexuelles hors ménage portent plainte contre leur agresseur. Cette proportion serait encore moindre lorsque les violences sexuelles sont commises au sein du ménage : le taux de plainte ne dépasserait pas 2 %.
La proposition de loi est fondée sur le constat d'une frontière souvent ténue entre viols et agressions sexuelles, pour ce qui est notamment du ressenti des victimes. Parfois, une agression sexuelle peut apparaître au regard des circonstances comme une tentative de viol qui n'a pas abouti. Au-delà des actes matériels subis par la victime, les violences sexuelles se caractérisent souvent par l'emprise que l'auteur exerce sur la victime, surtout lorsqu'il s'agit d'un proche. Nombreuses sont les victimes qui ne portent pas plainte avant la fin du délai de prescription, par honte, par peur de représailles, par isolement imposé par leurs proches, ou même à cause d'une amnésie partielle.
Un mot, enfin, sur la correctionnalisation des viols. Il arrive en effet souvent que l'autorité judiciaire requalifie un viol en agression sexuelle en passant sous silence certains des éléments constitutifs de l'infraction, ce qui permet de juger les auteurs plus rapidement devant une juridiction correctionnelle plutôt que devant une cour d'assises. A l'exception de la présidente du Collectif féministe contre le viol, les personnes que j'ai entendues, en particulier les représentants de magistrats, ont souligné que cette pratique était paradoxalement souvent profitable à la victime, notamment lorsque certains des éléments constitutifs du viol paraissent difficiles à établir et qu'une requalification des faits en agression sexuelle permet d'éviter d'exposer la victime au traumatisme d'une audience criminelle suivie d'un acquittement. Du reste, depuis la loi « Perben II » du 9 mars 2004, l'accord au moins tacite de la victime est requis. Quoi qu'il en soit, la question de la correctionnalisation est sans incidence sur les règles de prescription, puisqu'un viol est systématiquement poursuivi selon la procédure criminelle dès lors qu'il n'est plus possible de le poursuivre sous la qualification d'agression sexuelle, après trois ans.
J'en viens aux réserves que suscite ce texte. La prescription de l'action publique a pour effet d'empêcher le parquet de poursuivre l'auteur d'une infraction au bout d'un certain délai. Plusieurs arguments plaident en faveur de l'existence d'un régime de prescription : on considère aujourd'hui que l'une de ses justifications les plus solides réside dans le dépérissement des preuves. En l'état actuel du droit, le délai de prescription de l'action publique varie en fonction de la gravité de l'infraction reprochée : il est en principe de dix ans en matière de crimes, de trois ans pour les délits et d'un an pour les contraventions. Ce principe général connaît toutefois des exceptions. Les délits de presse font l'objet d'un délai plus court - trois mois ou un an -, ainsi que les infractions au code électoral - six mois. Des délais plus longs ont été instaurés pour certaines infractions considérées comme causant un trouble particulièrement grave à l'ordre public : les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles ; les crimes d'eugénisme et de clonage reproductif se prescrivent par trente ans ; le délai a été allongé pour certains crimes et délits commis contre les mineurs, notamment les violences sexuelles ; enfin, il est de trente ans pour les crimes et de vingt ans pour les délits en matière d'infractions à la législation sur les stupéfiants, de participation à une association de malfaiteurs et d'actes de terrorisme.
Notre commission s'est penchée sur cette question. La mission d'information sur le régime des prescriptions civiles et pénales, composée de nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung, a recommandé d'éviter des réformes partielles et de préserver le lien entre la gravité de l'infraction et la durée du délai de la prescription, afin de garantir la lisibilité de l'échelle des peines établie par le législateur. Sous ces réserves, elle a préconisé de porter le délai de prescription de l'action publique de trois à cinq ans en matière délictuelle et de dix à quinze ans en matière criminelle.
En portant à dix ans le délai de prescription des seules agressions sexuelles, la proposition de loi introduirait une discordance entre ces infractions et les autres atteintes volontaires aux personnes. Or on peut s'interroger : le traumatisme subi par la victime d'une agression sexuelle est-il significativement différent de celui que subit la victime de violences physiques ou psychologiques habituelles, ou de menaces de mort réitérées ? En outre, en instaurant une gradation de l'échelle des peines encourues et en distinguant nettement dans le code pénal le viol des autres agressions sexuelles, le législateur a entendu marquer qu'il existait entre eux une différence de gravité. Aligner le régime de prescription des agressions sexuelles sur celui des viols risquerait de banaliser les formes d'infractions sexuelles les plus graves et à nier l'existence de réalités différentes.
Je doute par ailleurs que les victimes tirent de ce texte le bénéfice attendu. Toutes les personnes que j'ai entendues ont souligné les difficultés probatoires auxquelles seraient confrontées les victimes d'agressions sexuelles qui porteraient plainte plus de trois ans après les faits : si en cas de viol un certificat médical peut corroborer les dires de la victime, les agressions sexuelles laissent peu de traces matérielles. En outre, les témoignages peuvent paraître moins solides plusieurs années après les faits. Une procédure engagée plus de trois ans après les faits risquera donc souvent de conduire à un non-lieu ou une relaxe : les victimes pourraient alors avoir le sentiment, à l'issue d'une procédure judiciaire longue et complexe, de ne pas avoir été crues ou entendues.
Je vous rappelle, enfin, que la proposition de loi ne concerne que les victimes majeures, puisque les mineurs bénéficient d'ores et déjà d'un régime dérogatoire en matière de prescription. Or les statistiques montrent qu'en moyenne, le délai séparant les faits de la condamnation définitive de leur auteur est de deux ans et trois mois, ce qui montre que lorsqu'elles déposent plainte, les victimes majeures le font dans un délai bien inférieur à trois ans. Les statistiques montrent aussi que le taux de classement sans suite pour un motif juridique est à peu près le même pour les viols et les agressions sexuelles sur majeurs. Il ne semble donc pas que la différence de délai de prescription entre viols et agressions sexuelles provoque un plus grand nombre de classements sans suite pour les faits d'agressions sexuelles.
Il m'est ainsi apparu au cours des auditions que le véritable problème pour les victimes n'était pas de parler vite, mais de parler tout court : il faut les inciter à porter plainte, en luttant contre les idées reçues sur les violences sexuelles - notamment au sein du couple - et contre le sentiment de culpabilité et de solitude souvent éprouvé par la victime. En ce domaine, beaucoup reste à faire, bien que l'on ait tenté depuis quelques années de mieux accueillir les victimes dans les locaux de police ou de gendarmerie. Il incombe aux pouvoirs publics de mettre en oeuvre l'ensemble des mesures propres à rompre l'isolement des victimes : la seule réponse judiciaire n'est probablement pas suffisante pour leur permettre de se reconstruire. Lors du dernier débat budgétaire, notre commission a regretté, sur le rapport pour avis de notre collègue Nicole Bonnefoy, la modestie et la diminution des crédits alloués aux associations impliquées dans la lutte contre les violences faites aux femmes, alors que ces dernières jouent un rôle de premier plan dans l'accompagnement des victimes et l'information sur leurs droits.
Après mûre réflexion, il me semble que cette proposition de loi n'apporte pas une solution adéquate aux victimes d'agressions sexuelles, qui doivent avant tout être informées sur leurs droits, et encouragées à porter plainte. Une réforme du régime de la prescription en matière pénale devrait être envisagée de façon globale, en cohérence avec l'échelle des peines retenue par notre droit pénal. Je vous propose donc que la commission n'établisse pas de texte : le débat portera en séance sur le texte initial, et j'émettrai un avis défavorable à son adoption.