Intervention de Yvon Collin

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 18 avril 2012 : 1ère réunion
Examen du rapport de m. yvon collin sur le « défi alimentaire à l'horizon 2050 »

Photo de Yvon CollinYvon Collin, rapporteur :

Ce rapport est consacré à ce qu'on appelle couramment « le défi alimentaire », à l'horizon 2050. Il existe sur ce sujet de grandes prospectives dont je me suis inspiré en m'efforçant d'apporter quelque chose de nouveau. J'ai pris le parti de me situer dans la posture, la seule qui vaille, d'un abolitionniste de la faim dans le monde.

Généralement, les prospectives répondent à la question de savoir si le potentiel de production agricole de la planète suffira pour satisfaire une demande croissante. Il s'agit, en d'autres termes, de savoir si nous avons les moyens de produire dans les prochaines décennies autant que ce que l'agriculture mondiale a produit depuis l'an 1500.

Le rapport place la réflexion sur le terrain de la mise en oeuvre effective du droit individuel à l'alimentation, droit consacré par les Nations unies et pourtant négligé. La dimension socio-économique du problème ne doit donc pas être considérée comme une variable exogène.

Il y a quelques mois, j'avais insisté sur l'extrême complexité du système alimentaire, fait de multiples variables interdépendantes que l'on est assez loin de maîtriser. Ce n'est pas en intégrant les dimensions économiques et sociales que l'on va se simplifier la tâche ! Il faut pourtant bien le faire, si l'on ne veut pas tenir un propos vain.

Dans une première partie du rapport, je précise les perspectives d'augmentation des besoins alimentaires au regard des performances passées du système alimentaire. Il faudra progressivement doubler la production agro-alimentaire pour satisfaire les besoins alors que la faim a recommencé à progresser dans le monde. J'insiste sur les incertitudes touchant à l'ampleur de l'augmentation de la demande. Outre le facteur démographique, il faut prendre en compte des questions aussi importantes que les régimes alimentaires - comme disait Chamfort, il y a ceux qui ont plus de dîners que d'appétit et ceux qui ont plus d'appétit que de dîners - les pertes et gaspillages, ou encore les écarts entre la demande potentielle et la demande solvable.

La deuxième partie examine le potentiel agricole. Quid des terres disponibles ? Et des rendements ? Ma troisième partie est consacrée à la montée des tensions due à l'intensification de différents conflits d'usage et à la perspective d'une modification du régime des prix alimentaires. Enfin, après avoir examiné les besoins d'investissement, j'esquisse une géo-alimentation de demain.

Le premier message est que le potentiel agricole du monde est soumis à de grandes incertitudes qui vont encore s'accroître et qu'il connaît de profondes disparités régionales.

Au premier examen, les facteurs de production agricole paraissent suffire et certains prospectivistes suggèrent l'existence d'options entre des modèles extensifs ou intensifs de développement productif, avec plusieurs combinaisons d'hommes, de terres et de capital technique. Reste que le potentiel agricole est soumis à nombre d'incertitudes et d'aléas.

Les terres vont être soumises à de redoutables conflits d'usage. Je passe sur la nécessité de limiter des effets indésirables sur l'agriculture, comme la déforestation. J'insiste en revanche sur l'incidence de la production d'agro-carburants : celle-ci a beaucoup augmenté alors qu'elle n'est viable que grâce aux soutiens publics. Il est vraisemblable qu'à l'avenir les besoins énergétiques justifieront cet usage des sols ; on peut donc s'attendre à un effet d'éviction renforcé sur les terres agricoles à destination alimentaire. Il faut aussi prendre toute la mesure des conséquences du changement climatique ou de la raréfaction de l'eau. Ces événements auront des incidences localement catastrophiques.

On peut aussi craindre que les rendements agricoles ne plafonnent dans de nombreux pays, développés ou ayant engrangé les bénéfices de la révolution verte. Dans ces pays, le progrès technique devrait se faire à coûts croissants s'il se fait. Le coût serait moindre et les progrès moins aléatoires si les pays en retard de développement opéraient leur rattrapage.

Mon deuxième message est que l'équilibre du système alimentaire va passer par une modification de la géographie agricole mondiale. Dans les pays développés, les rendements pourraient s'élever grâce à des biotechnologies comme les OGM. Mais les marges de manoeuvre ne doivent pas être surestimées. Par contraste, de grandes nations agricoles s'éveillent en Amérique du Sud, dans les grandes plaines de l'est, en Ukraine ou en Russie.

Troisième message : pour mettre en oeuvre le droit à l'alimentation, il faudra que le potentiel agricole de tous les pays en retard de développement soit exploité. Il n'est ni souhaitable ni possible de se reposer sur les seuls grands pays émergents pour assurer l'équilibre alimentaire du monde, sachant toutefois qu'il est exclu qu'on puisse aboutir à l'autosuffisance alimentaire partout. Les interdépendances se renforceront et elles devront être régulées.

Il y a à cela une autre raison : Pour autant, pour nombre d'hommes et de femmes dans le monde, le développement agricole est la seule manière de sortir de la pauvreté. La remarque peut paraître aller de soi, elle va pourtant à rebours du modèle de développement qui l'a emporté depuis le consensus de Washington adopté sous l'influence de Milton Friedman, le gourou de l'ère Thatcher- Reagan. Les politiques mises ainsi en oeuvre ont échoué et il est réconfortant de voir la Banque mondiale le reconnaître dans son rapport de 2008. J'y reviendrai car il faut toujours se méfier des conversions tardives.

Mon quatrième message est que l'exploitation de ce potentiel est suspendue à des conditions qui ne sont pas réunies, en particulier pour ce qui concerne l'investissement agricole. L'opinion mondiale a été sensibilisée par la FAO à la nécessité d'investir 83 milliards de dollars par an dans le secteur pour vaincre la faim. Encore ne s'agit-il que des besoins d'investissement net. Ceux d'investissement brut atteignent les 200 milliards, chiffre que je crois lui-même sous-estimé car le multiplicateur d'investissement retenu par la FAO est excessif. Il faudra bien plus pour atteindre les gains de productivité indispensables à la croissance du revenu des agriculteurs. J'ajoute que la vision du développement agricole que propage la FAO n'est pas assez ambitieuse pour l'Afrique. Les rations alimentaires sont trop basses et on a perdu de vue que, pour payer la main-d'oeuvre de son travail, il faut réaliser des gains de productivité par tête. Je me hasarderai à évaluer le besoin d'investissement agricole à plus de 110 milliards de dollars par an. C'est l'étiage !

Mon cinquième message est que notre modèle de développement agricole est sérieusement menacé. Historiquement l'agriculture est la chose de l'État or nous n'avons rien inventé de mieux que d'engager les États à se retirer de l'agriculture. On suit une ligne absolutiste de libéralisation du commerce agricole international alors que cela aura des effets incompatibles avec le développement agricole qu'il faudrait promouvoir. L'aide publique au développement agricole s'est effondrée. Les institutions internationales sont dispersées et suivent des logiques contradictoires et dénuées de cohérence.

Les mécanismes de marché renforcent leur emprise sur l'économie agricole et les initiatives privées ne manquent pas avec des résultats qui sont au mieux indéterminables. J'ai en tête l'engagement des donateurs privés au premier rang desquels la fondation Melinda et Bill Gates dispose d'un budget qui excède celui de la FAO et les engagements financiers habituels de la Banque mondiale dans le secteur agricole. Un tel engagement est sans doute appréciable mais il est fondé sur une conception qui peut ne pas concorder avec les priorités du développement que pourraient concevoir des États démocratiques.

Je pourrais parler de marchéisation pour décrire l'arrivée massive d'investisseurs financiers dans l'économie agricole. La concentration dans le secteur a progressé. Même si elle ne distribue pas seulement des produits alimentaires, pensez que Walmart est devenue la première entreprise mondiale ! La perspective de marchés en expansion, les chocs technologiques et l'anticipation de tensions sur l'offre et les prix sont propices à des phénomènes de rationalisation économique s'accompagnant d'une segmentation toujours plus poussée de l'agriculture. Dans cette situation, le sort des petits exploitants familiaux pourrait se détériorer alors même que c'est sur eux que l'on doit compter pour relever le défi alimentaire. Le renforcement du rôle des fournisseurs d'intrants et de semences aggraverait leurs perspectives en les soumettant à un effet d'enclume, entre distributeurs et fournisseurs. La concentration ne s'accompagne pas d'une maximisation de la production mais des marges ! Le risque existe que les seuls rendements exploités soient les rendements financiers alors que le monde a besoin de rendements agricoles. Et des États peuvent se montrer de plus en plus prédateurs. Je pense à la course aux terres et aux dispositions spéculatives avec limitation des exportations.

Pour éviter cette horreur alimentaire il faut résoudre notre équation alimentaire en lui attribuant la qualité d'authentique bien public. Cela passe par une réorganisation de la gouvernance mondiale et par l'affectation des moyens nécessaires. Il est dommage que la France n'ait pas mis cette question à l'agenda de sa présidence du G 20. Il ne s'agit pas de renoncer aux mécanismes de marché mais de savoir remédier à leurs défaillances. Une mobilisation sans précédent est indispensable pour abolir la faim.

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