On en vient au rôle des industriels dans la recherche comme pour l'amiante et les rayonnements ionisants J'ai travaillé sur le dossier d'un agriculteur reconnu comme accidenté du travail, M. Paul François, qui a intenté une plainte contre Monsanto. Il avait été exposé à un produit contenant deux molécules connues chacune pour leur toxicité (respectivement neurotoxicité et cancérogénicité) depuis les années 1980 : l'alachlore et le monochlorobenzène. Monsanto a recouru à des pratiques dilatoires en France tout comme en Belgique où le conseil supérieur de toxicologie belge avait mis le produit sous surveillance et où, pendant deux ans, Monsanto a refusé de répondre aux questions. On est dans le même cas de figure que l'amiante, qui a fait l'objet d'une désinformation active pendant cinquante ans jusqu'à la condamnation intervenue à Turin en 2012.
Un directeur du centre international de recherche sur le cancer (C.I.R.C.) a vu émerger une influence directe des industriels dans les groupes de travail sur les cancérogènes : via leur rôle de financeurs et en tant qu'acteurs directs, en faisant obstacle au classement de cancérogènes. On l'a vu en matière de téléphonie mobile et d'ondes électromagnétiques. Dans son ouvrage, publié en 2008, Le doute est leur produit, David Michaels montre de quelle manière les industriels cherchent à fabriquer le doute.
Dans l'Union européenne, malgré les pressions de l'industrie chimique, le règlement REACH a introduit un principe en rupture complète avec la tradition, en obligeant les industriels à faire la preuve de la non-toxicité de leurs produits. Certes, le dispositif actuel n'est pas totalement satisfaisant, trop limité - il ne concerne que les mises en production de quantités de plus d'une tonne et pas les intermédiaires de synthèse - mais il faudra se référer à ce principe dans toute future réglementation ou législation. La preuve n'est plus à la charge de la victime. Pour la mise sur le marché, pour la mise en production, le principe est désormais clair. Si l'on sait s'appuyer dessus, en France et ailleurs, cette réglementation devrait éviter les catastrophes sanitaires que l'on a connues. Les chercheurs sont très motivés pour approfondir REACH.
La réponse judiciaire reste, en France, centrée sur l'indemnisation. Au pénal, les plaintes stagnent, du fait de la dépendance du parquet et aussi parce que nous n'avons pas pour tradition de traduire des employeurs devant des juridictions pénales. Il y a tout de même eu des avancées, en matière d'amiante, pour ce qui concerne les cessations anticipées d'activité. Comme l'a montré l'enquête effectuée en Seine-Saint-Denis, les personnes exposées à un cancérogène dépassent rarement l'âge de 65 ans : elles ne bénéficient pas vraiment de leur retraite. La jurisprudence en matière de préjudice économique a mis du temps à se stabiliser, les magistrats estimant que c'était à la loi de trancher. Depuis quatre ans, une jurisprudence s'est développée en prenant appui sur le cas Alsthom de Lille - issu du procès-verbal dressé par un inspecteur du travail pour une utilisation d'amiante sans protection - et où le jugement reconnaissait un préjudice de contamination, sur le modèle du sang contaminé, assorti d'indemnités pour dommages et intérêts versées aux salariés exposés, à hauteur de 10 000 euros ; en effet, un tiers du salaire est perdu en cas de cessation d'activité et cette perte constitue un préjudice. Au civil, les plaignants ont plaidé un préjudice d'anxiété et un bouleversement des conditions d'existence. Récemment, la Cour de cassation a consacré cette jurisprudence : l'exposition à des cancérogènes constitue bien un préjudice.
Les Italiens ont pris le problème autrement. Après quinze ans de poursuites liées aux cancers professionnels, le procureur de Turin a utilisé la notion de « désastre » telle qu'on la trouve dans le code pénal italien, l'a reliée à l'action ou à l'absence d'action, au plus haut niveau d'une multinationale, en l'occurrence Eternit Italie : deux responsables ont ainsi été condamnés à seize ans de prison et au versement d'une indemnisation. Se sont constituées parties civiles les victimes, leur famille, les collectivités territoriales et l'assurance maladie. La plainte collective en cours reposait sur la notion de « désastre délibéré » : en effet, déjà à l'époque de la conférence de Londres de 1976 destinée à empêcher toute réglementation européenne contre l'amiante, la dangerosité de celui-ci était bien connue et ne pouvait donner lieu à un usage contrôlé.
Les pesticides sont un problème de santé publique. Malheureusement, en France, à l'ANSES, à l'AFSSAPS, on raisonne encore en termes de négociation paritaire : les industriels pèsent sur l'adoption des réglementations, de compromis, et financent - donc contrôlent - une grande partie de la recherche. Les valeurs limites fixées pour les produits résultent de compromis Je suis l'un des rares chercheurs de l'INSERM à n'avoir jamais touché un sou de l'industrie.