Intervention de Didier Migaud

Mission commune d'information Agences de notation — Réunion du 22 mai 2012 : 1ère réunion
Agences de notation et dette souveraine — Audition de M. Didier Migaud premier président de la cour des comptes

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

C'est un grand plaisir de vous apporter le point de vue de la Cour des comptes sur le fonctionnement, la méthodologie et la crédibilité des agences de notation. Vous le savez, la Cour n'est pas compétente pour contrôler les agences de notation, alors qu'elle l'est pour les autorités nationales de régulation prudentielle ou des marchés financiers. Elle ne peut donc formuler des jugements sur le caractère rigoureux ou non des méthodes employées par les agences. Elle n'a pas davantage examiné dans ses publications leur réglementation et leur supervision. Cela ne signifie pas que la Cour se désintéresse des agences de notation, de leur rôle et de leur positionnement. Des consultations et des échanges de point de vue ont lieu occasionnellement entre elle et les agences. Elles ont en effet un sujet d'intérêt commun, la dette publique, qualifiée par les agences de « dette souveraine ». Les analyses de la Cour comme celles des agences sont prises en compte par les acteurs financiers mais de profondes différences séparent les missions et les méthodes de travail des agences de celles de la Cour des comptes et des chambres régionales et territoriales des comptes.

Les agences analysent la dette souveraine d'un Etat, qu'elles assimilent à la dette de l'ensemble des administrations publiques de cet État, elles en tirent un indicateur unique - une note - qui est supposée mesurer la probabilité de défaut de l'émetteur de titres qu'est l'État. Elles adoptent une démarche similaire quand elles notent une collectivité ou un établissement public territorial. La Cour des comptes n'a pas pour mission de mesurer la probabilité de défaut de paiement de l'État - elle ne prend pas en compte cette hypothèse - et les chambres régionales n'envisagent que très exceptionnellement l'hypothèse d'un défaut d'une collectivité. La Cour mène avant tout une analyse de la soutenabilité des finances publiques - et non de solvabilité -, en mettant en évidence les risques qu'entraîne un accroissement de la dette publique. Un endettement trop élevé réduit la marge de manoeuvre de gestion des dépenses publiques : le poids croissant des intérêts peut, à moyen et long terme, remettre en cause l'autonomie de décision d'un État.

Il existe au moins trois autres différences essentielles : les juridictions financières analysent la situation et les perspectives des finances publiques sous des angles multiples ; elles ne résument pas leurs observations à une série de lettres ; elles jouissent d'une indépendance et appliquent des procédures qui garantissent la neutralité, la rigueur et l'impartialité de leurs constats et appréciations, toujours appuyés sur un travail collégial et une contradiction avec les tiers mis en cause.

La Cour livre chaque année en juin une analyse des finances publiques, considérées à la fois globalement et selon leurs trois sous-ensembles - les finances de l'Etat, les finances sociales et les finances locales. Dans ce rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, la Cour a enrichi son analyse au cours des dernières années en élargissant son champ d'investigation aux questions macroéconomiques, en particulier l'impact des finances publiques sur la croissance, afin de mieux apprécier la capacité de l'Etat à générer des recettes futures, en relation avec la croissance potentielle et la compétitivité de l'économie. Elle s'est en cela rapprochée du cadre d'analyse des agences de notation. Cependant, elle continue à accorder plus d'importance aux grands équilibres des finances publiques - les soldes comptables, l'évolution des dépenses et des recettes - plutôt qu'à la qualité des systèmes institutionnels français ou européen, qui ne relèvent pas de son domaine de compétence, mais des équilibres constitutionnels et démocratiques. Les agences, en revanche, abordent fréquemment ces sujets. Ainsi, la qualité de la gouvernance européenne a été principalement citée à l'appui de la décision d'une d'entre elles de dégrader la note française en janvier.

L'intérêt des agences pour les investisseurs dans le secteur privé, où le risque de défaut de paiement des créances se manifeste régulièrement, ne peut être contesté. Même dans ce domaine, la pertinence de leur méthodologie et de leurs analyses soulève encore de nombreuses interrogations, ce que la crise des subprimes aux États-Unis a mis en évidence : un certain nombre de sociétés étaient notés triple A juste avant de faire faillite.

Aussi longtemps que les États européens ont été faiblement endettés, l'attention portée aux travaux des agences de notation était négligeable. Depuis une trentaine d'années, un déficit structurel permanent s'étant installé dans de nombreux pays, dont le nôtre, les notations des dettes souveraines fournies à titre gratuit - les agences parlent de notation non sollicitée - ont pris l'importance qu'elles ont aujourd'hui. La première des recettes pour faire en sorte que le rôle et l'influence des agences de notation s'amoindrisse à l'avenir, c'est que les Etats soient plus rigoureux et conduisent un effort de redressement rapide et crédible.

La Cour l'a dit en février dans son rapport public annuel : l'essentiel du chemin à parcourir pour éliminer le déficit structurel de notre pays est encore devant nous et les efforts qui nous restent à faire supposeront des choix difficiles, car ils devront concerner davantage la maîtrise des dépenses que la hausse des recettes publiques, déjà largement mobilisée.

S'agissant des Etats très bien notés comme le nôtre, l'importance des décisions des agences de notations doit être relativisée. Les notes qu'elles établissent mesurent la probabilité d'un défaut de paiement. Or, d'après la documentation publiée par l'une des trois plus grandes agences, cette probabilité, à un horizon de cinq ans, est statistiquement identique pour les émetteurs notés triple A et double A, et égale à zéro. L'information livrée par une dégradation entre ces deux notes est donc très limitée. C'est pourquoi la Cour des comptes, dans son analyse des finances publiques de février 2012, n'a pas évoqué cette dégradation, car elle ne souhaitait pas donner une importance particulière à cet événement. Surtout, les décisions prises par les agences n'ont pas précédé les évolutions des taux d'intérêts constatés sur les différentes dettes souveraines mais les ont suivies. Elles n'ont que tardivement réagi lorsqu'à partir de 2008, les primes de risque de défaut de paiement se sont accrues et différenciées entre les différents pays de la zone euro. Il n'existe pas d'étude convaincante démontrant que les notes attribuées par les agences aient un impact statistiquement significatif sur les taux d'intérêt des emprunts publics. Cependant, leurs décisions peuvent faire évoluer les primes de risque sur les marchés, non parce que le risque est réel, mais parce que les règles prudentielles et comptables ou seulement les mandats de gestion confiés par les investisseurs à des intermédiaires, incitent à acheter mécaniquement les titres les mieux notés.

La Cour des comptes remplit plusieurs fonctions essentielles qui devraient permettre d'assurer durablement la crédibilité de la France aux yeux des observateurs, et de contribuer à limiter ainsi le rôle des agences. La première concerne la qualité des comptes des administrations publiques : la nouvelle directive européenne du 8 novembre 2011 prévoit qu'ils soient soumis à un contrôle interne et à un audit indépendant. C'est sur la base de ces comptes que sont élaborés les comptes nationaux des administrations publiques qui servent d'instrument de mesure pour la surveillance budgétaire européenne. Par ses missions de certification de la comptabilité générale de l'Etat et du régime général de la sécurité sociale, la Cour des comptes fournit une assurance raisonnable que ces comptes publics sont réguliers, sincères, et donnent une image fidèle de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière. La certification, que la France est le seul pays européen à avoir à ce point développé pour ses comptes publics, permet aux administrations d'effectuer des progrès continus dans l'amélioration de la qualité comptable.

La Cour n'est pas seule à assumer des missions de certification dans les administrations publiques. Les comptes de nombreux régimes de sécurité sociale sont certifiés par des commissaires aux comptes privés. La comptabilité générale de l'Etat, en droits constatés, certifiée avec réserves par la Cour, ne donne pas seulement une information fiable sur la situation patrimoniale de l'Etat. Elle contribue aussi à améliorer la comptabilité budgétaire, établie en autorisations d'engagement, en encaissements et en décaissements, sur laquelle le législateur fonde son examen de l'exécution du budget. C'est cette comptabilité budgétaire qui reste aujourd'hui essentiellement prise en compte par l'INSEE pour établir la comptabilité nationale, c'est-à-dire le déficit et la dette au sens de Maastricht. Il serait souhaitable que l'effort que représente la production d'une comptabilité générale, bénéficiant d'une assurance raisonnable de qualité, soit davantage valorisé pour établir la comptabilité nationale, plutôt que de continuer à utiliser la comptabilité budgétaire, qui n'est pas certifiée et dont les normes sont moins rigoureuses que celles de la comptabilité générale. Cela exige, dans le respect de l'indépendance tant de la Cour que de l'autorité statistique, un renforcement de la coopération technique entre les deux institutions. J'ai fait savoir tout récemment au directeur général de l'INSEE que la Cour y était prête.

La Cour des comptes a un rôle spécifique à jouer dans le processus d'amélioration de la qualité de l'ensemble des comptes publics. Le législateur lui a confié, par la loi du 29 juillet 2011, la mission de s'assurer que les comptes des administrations publiques sont réguliers, sincères et donnent une image fidèle de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière, en certifiant elle-même certains comptes, ou en rendant compte au Parlement de la qualité des comptes qu'elle ne certifie pas. Cela suppose d'étendre le champ de la certification des comptes. Sont déjà soumises à une obligation de certification les universités ayant accédé à l'autonomie dans le cadre de la loi. Le législateur a décidé en 2009 de certifier les comptes des principaux établissements hospitaliers. Cependant, faute de textes d'application relatifs au partage des responsabilités entre la Cour des comptes et les commissaires aux comptes privés, la volonté du législateur ne s'est pas encore traduite dans la réalité. Je forme le voeu que de nouvelles dispositions législatives apportent rapidement les précisions nécessaires à la mise en oeuvre concrète de la certification des hôpitaux publics.

La question de la certification des comptes des collectivités territoriales est encore ouverte, depuis le dépôt d'un projet de loi proposant son expérimentation en octobre 2009. La Cour estime qu'il n'y aurait que des avantages à expérimenter la certification des comptes des plus grandes collectivités. Comme pour l'Etat, cela permettrait d'améliorer la qualité et la fiabilité des comptes des collectivités locales, de mieux connaître et évaluer leur patrimoine, leur situation financière et leurs engagement de tous types et, enfin, de les inciter à développer des outils de contrôle interne.

Cette expérimentation de la certification ne devrait concerner que les plus grandes collectivités et établissements territoriaux : un équilibre doit en effet être trouvé afin que les avantages de la certification soient en rapport avec l'ampleur des ressources internes et externes que cette certification impose. Dans ce processus, la Cour des comptes aura à jouer tout son rôle, sans préjudice de la forme et des acteurs d'une telle expérimentation, préalable - si le législateur le souhaite - à une mission légale de certification.

La certification des comptes n'est pas le seul facteur de qualité des comptes et la France dispose d'autres atouts dans son régime de comptabilité publique. La séparation entre ordonnateurs et comptables, ainsi que les règles de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables, dont la Cour garantit la mise en oeuvre, sont des facteurs essentiels de qualité des comptes et de probité des gestionnaires. Il manque encore, aux yeux de la Cour, un régime efficace de mise en oeuvre de la responsabilité de tous les ordonnateurs, élus et ministres compris, afin de mieux garantir la régularité de la gestion et la probité des ordonnateurs, et d'éviter un recours de plus en plus fréquent à la réponse pénale, qui n'est pas toujours la mieux adaptée.

Les différents systèmes comptables publics français doivent encore être améliorés, notamment en développant des comptes consolidés. C'est un passage obligé pour rendre compte des situations de l'ensemble que constitue l'Etat avec ses opérateurs ou de celui que forment les métropoles, les communautés urbaines et les communautés d'agglomération avec leurs communes membres.

La qualité des comptes publics est essentielle, leur harmonisation au niveau européen l'est aussi. Non seulement il n'existe pas de normalisation commune en ce domaine, mais ni les autorités nationales, ni les autorités européennes ne s'en sont vraiment préoccupées jusqu'à récemment. Celles-ci sont favorables à une généralisation de la comptabilité en droits constatés, telle qu'elle existe en France, afin de fiabiliser et de mieux comparer les données de la comptabilité nationale des Etats. Par souci d'uniformisation, les institutions européennes pourraient également favoriser l'application des normes dites IPSAS (International Public Sector Accounting Standards) applicables aux comptes des administrations publiques. La Commission européenne a été chargée par la directive du 8 novembre 2011 d'évaluer l'adéquation de ces normes aux comptes publics des Etats membres. Cet enjeu est essentiel et la Cour a répondu à la consultation organisée par la Commission européenne. La Cour est très réservée sur l'application des normes IPSAS en Europe. Certes, elles ont le mérite d'exister et il convient de s'en inspirer, comme la France l'a fait, pour établir et actualiser les normes applicables à la comptabilité générale de l'Etat. Toutefois, leur application pleine et entière poserait problème. En effet, elles sont calquées sur les normes comptables internationales IFRS (International Financial Reporting Standards) applicables au secteur privé, et elles sont insuffisamment adaptées aux spécificités du secteur public. Elles sont incomplètes - car elles ne couvrent pas d'importantes catégories de dépenses publiques - et instables. Surtout, elles sont élaborées par un organisme dont la légitimité, en matière de comptabilité publique, est contestable, dès lors qu'y siègent essentiellement des experts comptables et que les pouvoirs publics ne sont pas représentés de façon institutionnelle, et encore moins écoutés quand ils s'expriment. Ce sujet de gouvernance est majeur et il mérite toute l'attention des pouvoirs publics : il convient de veiller à ne pas trop déléguer à des comités autonomes et sans légitimité institutionnelle, de surcroît non représentatifs, des responsabilités qui présentent des enjeux importants pour chacun des pays européens. Il est de mon devoir d'alerter la Représentation nationale sur ce sujet, dont les implications sont autant politiques que techniques, avant qu'il ne soit trop tard et que des normes comptables inadéquates soient adoptées pour le secteur public et figées au niveau européen. Je souhaiterais que les responsables politiques ne se réveillent pas trop tard.

La transparence et la fiabilité des comptes publics facilitent l'analyse des dettes souveraines par l'ensemble des investisseurs, qui peuvent ainsi mener leurs propres analyses, sans dépendre de celles des agences de notation. Tous les acteurs, décideurs publics, investisseurs, citoyens, peuvent également s'inspirer des travaux de la Cour, qui livre deux fois par an, en janvier et en juin, une analyse détaillée de la soutenabilité des finances publiques, en formulant des appréciations et des recommandations nuancées, qui ne sauraient être résumées en une note. Le prochain rapport de la Cour sur la situation et les perspectives des finances publiques sera remis au Parlement le mois prochain.

Les nouvelles règles européennes d'encadrement et de surveillance des finances publiques renforcent l'importance de ce rapport. Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l'Union européenne, signé en mars, ainsi qu'une proposition de règlement européen en cours de discussion, prévoient la mise en place dans chaque Etat membre de « comités budgétaires indépendants », chargés de suivre l'application des règles budgétaires nationales permettant de conforter la trajectoire des finances publiques vers un objectif d'équilibre structurel à moyen terme. En septembre 2011, la Commission européenne a reconnu que la Cour des comptes est indépendante et qu'elle remplit en France les missions d'un tel comité, à l'exception des prévisions macroéconomiques. Les rapports de la Cour accordent une importance croissante au suivi du respect des règles budgétaires inscrites dans les lois de programmation des finances publiques.

Une place sans doute trop grande a été faite aux agences de notation, y compris dans le contexte actuel : la montée des déficits et des dettes publiques en Europe, conjuguée aux insuffisances des règles d'encadrement et de suivi des finances publiques, ont créé un vide que les agences de notation ont rempli.

Nous pourrons contribuer à réduire leur importance de trois manières : tout d'abord, en réduisant les déficits publics, afin d'assurer la soutenabilité des finances publiques. L'effort doit être d'ampleur suffisante, concerner toutes les catégories d'administrations publiques et être équitablement partagé. Ensuite, en renforçant la surveillance des finances publiques, en particulier le suivi de la trajectoire des finances publiques et le respect des règles budgétaires. L'effacement souhaitable à terme de l'importance des agences suppose que les mécanismes de supervision et de surveillance au sein de la zone euro gagnent en effectivité. La Cour s'efforce de jouer tout son rôle pour que le contrôle des finances publiques dans notre pays continue d'être de bonne qualité et de s'améliorer. L'effectivité d'un tel contrôle renforce la crédibilité des pouvoirs publics en matière de finances publiques, ce qui est un atout essentiel pour continuer à emprunter dans de bonnes conditions. Enfin, en améliorant la qualité et la fiabilité des comptes publics, en certifiant les plus importants, en progressant dans leur harmonisation à l'échelle européenne, selon des normes pertinentes et définies par des institutions légitimes.

Sans doute un effort de réglementation des activités des agences de notation est-il également nécessaire, ainsi que la Commission européenne s'y est engagée. Il sera aussi utile de veiller à ce que les règles prudentielles applicables aux activités bancaires et assurantielles, ainsi que les mandats de gestion confiés par des investisseurs à leurs intermédiaires, accordent moins d'importance à la notation des titres souverains, en relativisant l'importance des écarts dans les notations les plus élevées.

Les trois facteurs que j'ai énumérés seront plus efficaces encore que la régulation pour réduire le rôle des agences de notation dans la sphère des finances publiques.

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