Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaite tout d'abord vous remercier de votre invitation à m'exprimer devant vous. Je suis très honoré que vous ayez jugé utile de m'entendre, et j'essaierai de vous éclairer de mon mieux.
Ainsi que vous l'avez noté, je viens ici avec une double casquette, puisque je suis professeur de droit fiscal à l'université et avocat associé dans un cabinet. Comme vous m'avez invité avec Patrick Dibout, que je connais bien par ailleurs, j'ai supposé que la casquette d'universitaire l'emporterait peut-être aujourd'hui sur celle d'avocat. Mais il va de soi que si vous souhaitez m'interroger sur ma pratique dans le cadre des questions, il n'y a évidemment aucun problème.
En préparant cette intervention, j'ai essayé de m'interroger sur ce que pourraient être les meilleurs moyens de lutter contre l'évasion fiscale, notamment pour améliorer le dispositif législatif qui existe à l'heure actuelle. A cette fin, j'ai tenté d'identifier ce que l'on veut effectivement combattre. C'est une fois que l'on sait cela que l'on peut efficacement le faire.
Pourquoi est-ce que je pose la question en ces termes, sous l'angle de l'identification du problème ? Parce qu'il y a des choses qui sont évidentes, et beaucoup d'autres qui ne le sont pas.
Il est évident que nous voulons lutter contre la fraude fiscale, entendue comme la dissimulation de faits générateurs d'impôts, que ce soit de l'impôt sur le revenu, de l'impôt de solidarité sur la fortune, de la TVA etc. Il est légitime que la fraude fiscale appelle une riposte pénale. Tout cela est clair, et je n'y reviens pas.
Il est évident aussi que l'on veut lutter contre des abus manifestes, c'est-à-dire contre des situations où, même si l'on n'est pas à proprement parler en présence d'une violation de la loi, il existe une contrariété entre ce que permet littéralement la loi et ce à quoi elle peut conduire et qui contredit à l'évidence ses objectifs.
Par conséquent, lorsqu'on remarque des abus, il faut que le législateur se saisisse de la question et ferme la porte ouverte par le fait que la loi est mal rédigée, mal conçue, ou tout simplement parce qu'on n'a pas pensé à certaines failles. Je prendrai un exemple de cette démarche, qui, me semble-t-il, illustre bien un cas évident.
Vous vous en souvenez peut-être, lors de la loi du 29 juillet 2011, qui était la grande réforme de la fiscalité du patrimoine en matière d'ISF l'année dernière, l'administration fiscale avait constaté à l'occasion de certains contrôles que des personnes physiques étrangères acquéraient des immeubles en France par l'intermédiaire de sociétés civiles immobilières qu'elles endettaient très fortement, ce qui avait pour effet de réduire la valeur des titres imposables à l'ISF. Puis, parallèlement, ces non-résidents disaient : « Cet endettement, qui se fait sous forme de compte courant, est un placement financier ; il est donc exonéré d'ISF ». Il n'y avait ainsi d'imposition nulle part, ni au titre du placement financier, ni au titre des parts de la SCI.
Il est évident qu'il fallait combler et fermer cette faille, et le législateur l'a fait. C'est très bien. On ne doit pas admettre que prospèrent ce type de montages, qui contredisent à l'évidence l'objectif de la loi.
Ce qui est moins évident, c'est ce qui relève de l'évasion fiscale, c'est-à-dire d'un certain nombre de pratiques qui existent - il n'y a pas de doute -, qui sont le plus souvent conformes à la lettre des textes, mais qui en offensent l'esprit de manière pas aussi claire que dans l'exemple que je viens de donner.
Or l'évasion fiscale en France est reconnue d'un point de vue juridique par des règles anti-abus, mais aussi par une théorie générale qui s'appelle la théorie de l'abus de droit, dont on vous a déjà peut-être entretenu lors d'auditions antérieures. En l'occurrence, ce que nous dit le Livre des procédures fiscales, c'est que toute personne qui tire un avantage de la loi fiscale en contrariété avec les objectifs de ses auteurs commet un abus de droit qui l'expose à payer non seulement l'impôt qu'elle aurait dû payer, mais également des pénalités. En droit français, les pénalités sont, selon les cas, de 40 % ou de 80 % de l'impôt éludé.
Donc, en droit français, la frontière entre l'optimisation et l'évasion n'est pas une frontière purement intellectuelle. C'est une frontière qui produit des effets concrets, puisqu'on doit payer non seulement l'impôt qu'on a éludé, mais également des pénalités.
Aujourd'hui, ce que l'on constate, c'est que tout le débat qui est le vôtre et qui consiste à améliorer les techniques de lutte contre l'évasion, se concentre autour d'un certain nombre de sujets suscitant, à tort ou à raison, l'indignation et l'étonnement. Les groupes du CAC 40, dit-on, ne payent pas assez d'impôts. Les particuliers les plus fortunés s'exilent. Il faut donc trouver des moyens d'empêcher cette matière fiscale de s'évaporer.
Mais est-ce que lorsqu'on a dit cela, a-t-on parlé d'« évasion fiscale » ? Est-ce que l'insuffisante imposition des sociétés relève de l'évasion fiscale ? Est-ce que l'exil fiscal, c'est de l'évasion fiscale ? Je crois qu'il est extrêmement important de poser ces questions, parce que des réponses positives ou négatives conduisent à des conséquences très différentes.
Or, je constate qu'il y a parfois, dans la presse ou dans certaines déclarations, une tentation de présenter comme de l'évasion fiscale ce qui est un aspect, un défaut ou une faille du système, mais n'est pas forcément de l'évasion. Et si vous le permettez, je voudrais vous donner quelques exemples de ce que je dis, pour que cela ne reste pas abstrait.
Je donnerai d'abord des exemples que je tire de réformes récentes. Toujours avec la loi du 29 juillet 2011, on a réformé la fiscalité des personnes physiques, notamment l'ISF, les droits de succession et on a en particulier voulu viser les trusts. Peut-être reviendra-t-on sur les trusts. Il ne fait certes guère de doute que les trusts ont pu servir de vecteur d'évasion, voire de fraude.
Pour autant, ce qui est vrai aussi, c'est que le trust est de fait un instrument juridique d'organisation de son patrimoine, d'organisation de la transmission du patrimoine qui est utilisé depuis plus de 1 000 ans dans les pays anglo-saxons et que toute la réforme qui a eu lieu s'appuie sur un postulat ou une présomption irréfragable: le trust sert exclusivement de support à de l'évasion fiscale. D'où des règles qui peuvent pour certaines apparaître extrêmement dures à l'encontre de contribuables qui n'ont rien à se reprocher.
Autre exemple, que je tire cette fois-ci de la fiscalité des sociétés. Lors de la loi de finances rectificative pour 2011 ont été introduites des dispositions restreignant la déduction des charges financières pour les sociétés françaises qui s'endettent en vue d'acquérir des titres de participation dans des filiales françaises ou étrangères. La règle reposait sur l'idée que si la décision d'acquisition des titres est prise non pas par la société qui acquiert juridiquement les titres, mais par une société mère ou une société soeur à l'étranger, les charges financières ne peuvent pas être déduites.
Autrement dit, dans le cas d'un groupe international avec une société mère à l'étranger, une filiale en France, laquelle filiale acquiert des titres de participation via un endettement, on présume qu'il y a là un phénomène de localisation artificielle de dettes en France. Et qui dit localisation artificielle de dettes dit évidemment déduction d'intérêts en France, donc réduction des recettes fiscales pour le Trésor public français.
À mon sens, cette règle est excessivement large et frappe un certain nombre d'entreprises qui appartiennent certes à des groupes internationaux, mais pour lesquelles il n'y a aucune raison de penser que les décisions d'endettement sont purement artificielles ou exclusivement destinées à favoriser une évaporation des ressources fiscales.
Vous allez me dire : « Qu'en est-il du droit futur ? » Je crois qu'on peut reproduire le même type de raisonnement et essayer d'éviter la confusion des genres pour un certain nombre de sujets qui sont fortement débattus dans l'actualité. Et je vais prendre des sujets dont je sais qu'ils ont un caractère très sensible, parce que je crois qu'il faut les affronter.
Commençons par la fiscalité des sociétés. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, il y a en ce moment en France une idée très répandue, qui est d'ailleurs exacte même si l'on peut discuter certains points techniques, selon laquelle les sociétés ont un taux effectif d'imposition inférieur au taux nominal de l'impôt sur les sociétés, l'IS.
Pourquoi les sociétés ont-elles un taux effectif d'imposition inférieur au taux nominal de l'IS ? Pour toute une série de raisons.
Certaines tiennent à la territorialité de l'impôt sur les sociétés en France. Nous n'imposons pas en France les bénéfices dégagés dans des exploitations étrangères. Effectivement, si vous prenez le bénéfice comptable, il est beaucoup plus important que le bénéfice fiscal, puisque le bénéfice fiscal est expurgé de tous les profits étrangers. Est-ce de l'évasion fiscale ? Pas forcément. C'est un choix fait par le législateur français en pleine connaissance de cause qui consiste à dire : « Je n'impose pas en France les profits réalisés à l'étranger parce que je veux que les entreprises françaises ayant des activités à l'étranger rivalisent localement sur les marchés étrangers à égalité avec leurs concurrents locaux et paient à l'étranger un impôt sur les sociétés identique à celui qu'aurait payé un acteur local étranger. »
Donc, le fait que tout ce bénéfice échappe à l'impôt en France est le résultat d'un choix de politique fiscale, on pourrait même dire de politique industrielle. Qu'on doive le discuter, qu'on puisse le discuter, c'est évident. Je ne dis pas qu'il faut en rester là. Je dis simplement qu'on ne peut pas accuser d'évasion fiscale des entreprises auxquelles on applique le principe de territorialité de l'IS.
Autre exemple, celui des charges financières, dont j'ai déjà parlé. A l'heure actuelle, il y a un certain nombre de propositions qui circulent chez les candidats à l'élection présidentielle et dans divers milieux, dans divers cercles, politiques ou autres, tendant à renforcer encore les limites à la déduction des intérêts. Très bien. Que l'on souhaite renforcer les limites à la déduction des intérêts ne me pose pas de problème. Ce qui me pose un problème, c'est lorsqu'on commence à supposer que toute décision d'acquisition de titres de filiales, et, plus généralement, toute décision d'endettement pour acquérir des titres de filiales, repose exclusivement sur une volonté d'évasion fiscale. Lorsque j'entends certains aller jusqu'à dire qu'il faudrait interdire purement et simplement la déduction des intérêts pour les entreprises françaises, je pense que c'est tout à fait excessif : l'endettement est un moteur de la croissance et c'est, à mon sens, une règle de base de la finance d'entreprise.
Je crois aussi utile de vous livrer un élément qui concerne la délocalisation des entreprises. Aujourd'hui, on constate qu'un certain nombre d'entreprises étudient sérieusement la perspective de délocaliser leur siège social hors de France.
Je profite de cette audition pour signaler quelque chose que je trouve assez stupéfiant : nous avons en France une position de l'administration qui consiste à dire que toute société transférant son siège vers un autre État, que ce soit un État de l'Union européenne ou un État tiers, doit être traitée comme si elle se liquidait, sauf si elle conserve en France un établissement stable. Autrement dit, l'administration fiscale impose immédiatement au moment du transfert de siège les plus-values latentes qu'une entreprise peut avoir constituées au fil du temps. Et la question est notamment très sensible pour les entreprises qui ont des incorporels d'une très grande valeur, qui ne valaient rien au début, puis qui valent des milliards d'euros à l'instant T.
L'interprétation du Code général des impôts par l'administration est contraire au droit de l'Union européenne ; je crois pouvoir l'affirmer de manière absolument certaine. Sur ce point, il existe un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne datant du mois de novembre dernier qui a posé un principe très simple : si les États de l'Union européenne veulent imposer les plus-values latentes à l'occasion d'un transfert de siège, ils peuvent le faire ; simplement, ils ne peuvent pas le faire tout de suite. La Cour de justice nous dit qu'un État doit offrir la possibilité à une entreprise de reporter à plus tard le moment où l'imposition des plus-values latentes aura lieu.
À mon sens, le droit français est condamné par la Cour de justice, même si cet arrêt de la Cour ne concernait pas la France ; il concernait un droit étranger, le droit néerlandais, mais qui présentait les mêmes caractéristiques que le droit français.
Aujourd'hui, l'administration fiscale refuse de voir les choses en face et considère que la France n'est pas touchée par cet arrêt. Or quelle en est la conséquence ? La conséquence, c'est qu'il y a des entreprises françaises qui, à mon avis, sont aujourd'hui en position de transférer leur siège sans payer d'impôt du tout, parce que l'administration refuse d'appliquer le droit fiscal en respectant la jurisprudence de la Cour de justice. Il suffirait que notre droit soit modifié en respectant les exigences de la Cour pour que nous puissions effectivement imposer les plus-values latentes en souffrant seulement un décalage de trésorerie pour l'État.
Or la position jusqu'au-boutiste de l'administration, qui consiste à dire : « Le droit français est totalement indemne » aboutit à un résultat exactement opposé à celui qu'elle recherche. C'est très paradoxal : il y a des entreprises qui pourraient aujourd'hui transférer leur siège sans payer d'impôt du tout, tout simplement parce que la règle française est nulle du fait de sa contrariété au droit de l'Union européenne.
Il est donc à mon avis urgent que le législateur prenne ses responsabilités et légifère sur cette question pour éviter que des entreprises ne quittent la France en profitant d'un tel effet d'aubaine.
S'agissant de la fiscalité personnelle, l'évasion fiscale prend aussi la forme, dit-on, d'un transfert de domicile, de l'exil fiscal. L'exil fiscal des personnes physiques, c'est le pendant du transfert de siège pour les personnes morales.
Il y a aujourd'hui toute une série de propositions sur la table. Ces propositions consistent à dire : « Il faudrait continuer d'imposer ceux qui sont partis, postérieurement à leur départ. Ainsi éviterait-on que des personnes physiques ne quittent la France pour réaliser une plus-value exonérée en Belgique ». Je prends l'exemple traditionnel en la matière.
On voit donc fleurir un certain nombre de propositions consistant à créer un impôt qui serait fonction non plus de la résidence, mais de la nationalité, l'idée étant qu'il faudrait imposer les nationaux, les citoyens français une fois qu'ils sont arrivés à l'étranger.