C'est le système américain. Sachant qu'il y a en réalité une pluralité de systèmes.
La version la plus radicale, c'est - vous avez raison - le modèle américain, qui consiste à dire que tous les citoyens américains, où qu'ils soient dans le monde, sont imposés aux États-Unis, certes tout de même sous réserve de l'octroi d'un crédit d'impôt correspondant à l'impôt étranger et cela s'applique seulement aux individus dont le revenu dépasse un certain seuil. J'y reviendrai si vous le souhaitez.
Il y a des modèles moins radicaux que le modèle américain. Par exemple, en Allemagne, les nationaux qui ont quitté le pays sont imposés, mais seulement pendant une certaine durée après leur départ. Ce n'est pas une imposition à vie. Et ils ne sont imposés que quand ils partent vers des pays à fiscalité beaucoup plus faible. Ils ne sont pas imposés lorsqu'ils partent en France.
Donc je crois qu'ici aussi, si l'on veut trouver les bons moyens de lutter contre l'exil fiscal, il faut savoir ce que l'on poursuit. Est-ce qu'on poursuit les contribuables français qui partent pour s'installer dans un État où il y a très peu ou pas du tout d'impôts ? Si c'est cela, c'est une règle anti-abus. Mais, à ce moment-là, c'est une règle anti-abus qui n'a pas lieu de dépendre de la nationalité et qu'on pourrait imaginer limitée dans le temps. Si l'on veut en revanche vraiment créer un impôt qui soit fonction de la nationalité, comme aux États-Unis, là, il ne s'agit plus d'évasion fiscale. Cela signifie que même un Français qui va habiter en Suède, où il va payer deux fois plus d'impôts, continuera d'être imposé en France ; mais on ne va pas le soupçonner d'évasion.
Ces « règles de méthode » étant posées, je voudrais dire quelques mots sur les moyens d'améliorer notre dispositif anti-évasion.
D'abord, il faut, me semble-t-il, rappeler qu'il existe d'ores et déjà un certain nombre de règles anti-abus en France ; on ne doit pas l'oublier. Dans l'ensemble, ces règles anti-abus sont dissuasives d'un certain nombre de comportements. Maintenant, comme il s'agit non pas de se glorifier de ce qui existe, mais d'imaginer ce qu'on peut faire de mieux, où sont les failles ? Très honnêtement, je crois que la plupart des failles viennent non pas du droit français pris isolément, mais de l'aptitude des agents économiques à combiner le fonctionnement du système français avec d'autres sources de droit. C'est la combinaison entre droit français et droit étranger, entre droit français et conventions fiscales qui créent l'optimisation agressive. Je voudrais vous en donner quelques exemples.
L'exemple typique qui est aujourd'hui mis en avant aussi bien par l'OCDE que par la Commission européenne, c'est l'exemple de l'utilisation d'entités hybrides, de produits financiers hybrides ou d'opérations financières hybrides dans plusieurs États.
Une entité hybride, c'est une entité que certains États considèrent comme transparente et d'autres, opaque. Une société américaine veut acquérir une société française. Elle crée une société en nom collectif, une SNC, laquelle opte pour la soumission à l'IS en France et s'endette auprès de sa société mère. En France, nous considérons que la SNC peut déduire les intérêts. Aux États-Unis, si la SNC a opté pour être traitée comme une société transparente, on considère que c'est un flux interne qui n'est pas imposé. Voilà effectivement une évaporation de matière fiscale qui profite à une entreprise et qui ne profite à aucun État : ni la France, puisqu'elle perd de la matière fiscale compte tenu de la déduction des intérêts, ni les États-Unis, compte tenu du fait qu'il n'y a pas de revenu imposable aux États-Unis.
Un produit financier hybride, c'est un produit qui est considéré par un État comme de la dette et par un autre État comme du capital. Une société étrangère fait un prêt participatif à une société française, c'est-à-dire un prêt dont la rémunération dépend non pas du montant prêté, mais des performances de l'emprunteur. Nous considérons que la rémunération de ce prêt est un intérêt déductible ; l'Etat étranger considère qu'il s'agit d'un dividende exonéré. Voilà un produit financier hybride : déduction d'un côté, pas d'imposition de l'autre.
Les opérations d'achat-revente de titres dans certaines conditions peuvent donner lieu à des mécanismes semblables. C'est cela, la véritable optimisation agressive. Alors, que peut-on faire ?
Jusqu'à présent, on n'a rien fait en France pour lutter contre cela, alors que je crois pouvoir dire que l'administration fiscale a connaissance depuis très longtemps de ces schémas. D'abord, je crois que l'administration était intimement convaincue pendant très longtemps qu'il n'y avait rien de répréhensible d'un point de vue juridique à cela. Et puis, nécessité budgétaire aidant, elle s'est avisée qu'il y avait tout de même des perspectives de redressement possibles. Aujourd'hui, l'administration s'appuie sur la théorie de l'abus de droit pour dire qu'on a abusé du droit français, ce qui est très discutable parce qu'on n'a pas plus abusé du droit français qu'on a abusé du droit américain ou d'un autre droit étranger. On a utilisé une opération dont il se trouve que deux États la qualifient différemment.
La riposte est possible. Et dans le rapport de l'OCDE sont donnés un certain nombre d'exemples dont on pourrait parfaitement s'inspirer en France . Il s'agit d'exemples de législations qui ont été adoptées aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Allemagne ou en Italie permettant d'empêcher ce type de montages. Par exemple, pour lutter contre les instruments financiers hybrides, il suffit de décréter qu'un intérêt n'est déductible en France que s'il est imposé dans l'État étranger. Il suffit de décréter qu'une entité n'est considérée comme opaque en France que si elle est aussi considérée comme opaque à l'étranger. Ce n'est pas très compliqué. J'attire votre attention sur le fait que, dans le rapport de l'OCDE, on nous dit que les autorités fiscales italiennes ont récupéré 1,5 milliard d'euros en faisant des redressements sur ce type d'opérations. En Nouvelle-Zélande, c'est l'équivalent de 1,3 milliard d'euros qui ont été récupérés en redressant des contribuables qui s'étaient livrés à ce petit jeu.
Il y a donc là des ressources fiscales considérables disponibles pour l'État. Il suffirait simplement qu'on prenne le soin et le temps de légiférer sur ces questions, qui sont effectivement des questions très techniques, certes ni médiatiques ni politiquement vendables, mais très efficaces d'un point de vue budgétaire.
L'autre source d'optimisation, c'est la combinaison, parfois défectueuse, entre le droit interne et des conventions fiscales. Le problème des conventions fiscales, c'est qu'elles ne sont pas interprétées forcément de la même manière dans deux États. Tous les praticiens connaissent l'exemple classique des sociétés luxembourgeoises qui étaient utilisées pour acquérir des immeubles en France. Les revenus étaient défiscalisés en France parce qu'on considérait que c'était au Luxembourg d'imposer, et le Luxembourg disait : « Nous n'imposons pas car nous estimons que c'est à la France d'imposer. » Un beau jour, après quand même des années, des contentieux qui sont allés jusqu'au plus haut niveau des deux ordres juridictionnels, la France et le Luxembourg se sont mis d'accord pour réformer la convention et fermer cette faille. Il n'empêche qu'ils ne l'ont pas bien fermée, ce qui fait que d'autres montages se sont greffés sur les premiers. Et aujourd'hui, on renégocie la convention entre la France et le Luxembourg. Tout cela montre qu'il faut que les États prennent effectivement leurs responsabilités et, surtout, qu'ils se montrent réactifs.
Le dernier point sur lequel je souhaite attirer votre attention, et je terminerai par là, c'est qu'il y a des situations d'optimisation contre lesquelles la France ne peut rien faire toute seule. Une grande partie des problèmes qui sont soulevés dans la presse tiennent au fait que certaines entreprises ont choisi d'attribuer leurs incorporels à des entités localisées dans des pays à fiscalité faible. Sur tous ces problèmes-là, on ne peut pas faire grand-chose. On peut effectivement imposer en France les profits des filiales étrangères lorsqu'elles sont dans des paradis fiscaux ou des États à fiscalité faible - cela existe déjà, c'est l'article 209 B du Code général des impôts -, mais on ne peut pas décider d'attraire sous l'empire de la fiscalité française l'ensemble des entités du monde entier, quelles que soient les relations qu'elles entretiennent avec une entité française.
En réalité, dans ce contexte, ce qu'il faudrait faire, c'est une véritable révolution fiscale. Notamment, dans les groupes de sociétés, la révolution consisterait à dire que, si dans un groupe, il y a des incorporels qui sont en Irlande, au Luxembourg ou ailleurs, ce n'est pas pour autant que tous les revenus générés par ces incorporels doivent être attribués à l'Irlande, au Luxembourg ou aux États où les incorporels sont localisés.
Comment faire cette révolution fiscale ? En décidant qu'à l'intérieur d'un groupe, ce qui fait qu'un État va toucher une fraction du résultat du groupe, c'est l'intensité de l'activité économique qu'il déploie dans cet État.
Ce que je suis en train de vous décrire n'est rien d'autre que le projet de directive européenne sur l'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés, l'ACCIS, qui constituerait pour la France, à mon avis, une chance extraordinaire de récupérer une bonne partie des recettes fiscales qui s'évaporent parce que les groupes français ou étrangers ventilent leurs incorporels à leur convenance entre différents Etats.
Il me semble donc que si j'étais un législateur ou un décideur public, je pousserais de toutes mes forces pour l'adoption de l'ACCIS. Et je pousserais de toutes mes forces pour l'adoption, non seulement d'une assiette commune, mais aussi d'une assiette qui soit vraiment consolidée, prenant en considération des critères de ventilation fondés sur le lieu où se trouvent les salariés, les actifs corporels et les ventes.
Au demeurant, je n'invente rien, puisqu'il existe une étude de Ernst et Young - elle est d'ailleurs relatée dans un rapport d'information de l'Assemblée nationale - montrant que la France ferait partie des pays qui gagneraient le plus à l'introduction de ce système en termes de recettes fiscales.
J'espère avoir répondu partiellement aux questions que vous vous posez, et je suis naturellement à votre disposition pour répondre à toutes les autres.