Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invitée à m'exprimer devant votre commission d'enquête.
En prenant connaissance des nombreuses personnalités que vous avez auditionnées, j'ai mesuré l'ampleur de vos travaux. Je comprends qu'en me recevant aujourd'hui, vous souhaitez leur ajouter une touche judiciaire, plus spécifiquement pénale. Telle est du moins ma vocation puisque, en tant que directrice des affaires criminelles et des grâces, je suis en charge du domaine pénal traité par le ministère de la justice.
Je veux souligner d'emblée que les notions d'évasion fiscale, de paradis fiscaux ou d'évasion de capitaux ne sont en aucun cas des notions juridiques ; elles n'existent pas en tant que telles dans notre code pénal.
Les agissements que vous désignez par ces termes sont en fait la combinaison de plusieurs phénomènes.
Quand nous parlons de paradis fiscaux, les Anglais et les Américains parlent de havres fiscaux. Je crois que nous visons tous les mêmes réalités, même si ces expressions ne recouvrent pas les mêmes caractéristiques.
Par paradis fiscal, j'entends un territoire à la fiscalité très basse. C'est une définition très générale que vous connaissez évidemment bien mieux que moi.
La notion de paradis bancaire, qui est également utilisée, désigne des pays ou des territoires dans lesquels le secret bancaire et le secret des transactions financières sont assurés. Avec elle, on touche à des pratiques concernées par le secret professionnel.
Quant aux paradis judiciaires, on peut considérer qu'il s'agit d'États ou de territoires dans lesquels est organisée la dissimulation des opérations financières frauduleuses - frauduleuses, car, si elles ne l'étaient pas, il n'y aurait évidemment aucune raison de les dissimuler.
Je m'efforcerai de m'en tenir aux aspects judiciaires du sujet sur lequel portent vos travaux. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, je tiens à vous présenter ce que je considère comme deux paradoxes.
D'abord, je rappelle que la recherche du moins d'impôt est légale. Elle est même organisée, voire encouragée par l'État. Utiliser des défiscalisations ou des niches fiscales n'est pas une attitude condamnable en tant que telle et, lorsqu'il ne s'agit que de cela, la voie pénale n'est pas concernée.
Le second paradoxe que je veux vous exposer prolonge en réalité le premier. La notion de fraude, qui désigne pour sa part une infraction à la loi, soulève le problème extrêmement compliqué de la frontière très sensible et très mince entre le domaine des comportements légitimes, en tout cas légaux, liés à la recherche d'une optimisation de l'impôt, et le champ des poursuites pénales, qui se situe au-delà de la frontière dont je parle. Or, en droit français, la justice pénale ne peut agir qu'une fois saisie par l'administration fiscale elle-même.
Moins que d'un paradoxe, il s'agit d'un état de fait qui nous place dans une situation de dépendance, organisée par la loi pour des raisons que l'on peut tout à fait comprendre : la justice, qui peut s'autosaisir dans tous les champs pénaux ou à peu près, ne peut pas le faire dans ce domaine-là.
Mon propos, aussi succinct que possible, s'ordonnera en trois points.
Ma première partie, rapide, sera consacrée au constat. À ce propos, je pourrai vous fournir ultérieurement un certain nombre de supports très simples avec des chiffres.
Ensuite, je vous présenterai les difficultés auxquelles sont confrontés les magistrats de l'ordre judiciaire pour traiter de ces thématiques sur le plan pénal et je vous proposerai quelques pistes d'amélioration.
Enfin, dans un troisième moment que je souhaite plus optimiste, je vous indiquerai de quelle manière, dans les années récentes, l'autorité judiciaire a été dotée d'outils lui permettant d'optimiser son action contre cette délinquance - il faut appeler les choses par leur nom - importante. Évidemment, cette délinquance est d'une certaine façon moins sensible du point de vue de l'ordre public. Il ne s'agit pas des violences urbaines, ni des violences faites aux femmes, des violences dans le domaine sportif ou du terrorisme - encore qu'on puisse aborder la question de son financement par ce biais -, mais c'est une délinquance importante, dont vous savez que les enjeux financiers sont tout à fait énormes.
Pour ce qui est d'abord des constats, je vais commencer par vous présenter quelques données chiffrées sur l'évasion des capitaux.
Si les notions d'évasion fiscale et d'évasion de capitaux n'existent pas en droit pénal français, le code pénal prévoit une série de qualifications qui tournent autour d'elles et nous permettent d'appréhender juridiquement les faits qu'elles désignent communément : il s'agit de la fraude fiscale, du blanchiment, de l'escroquerie et du délit de non-justification de ressources.
Les statistiques pénales étant associées à des qualifications pénales, c'est en agglomérant les chiffres des condamnations pour fraude fiscale, escroquerie ou délit de non-justification de ressources que je peux vous donner une idée de ce que représente, sur le plan pénal, la lutte contre l'évasion fiscale.
Je vous explique tout cela pour que vous compreniez ma méthodologie.