À la lecture des chiffres que je vous fournirai - je ne veux pas vous ennuyer en les détaillant maintenant -, vous constaterez que le nombre des condamnations pénales se rapproche du nombre de faits qui nous sont signalés par l'administration fiscale.
Cette observation est intéressante pour votre commission car, s'il y avait une déperdition trop importante entre le nombre de faits dénoncés par l'administration fiscale et le nombre de ceux que la justice condamne, vous pourriez vous interroger, d'autant plus que les dossiers transmis par l'administration fiscale, à l'exception de ceux portant sur les fraudes complexes dont je parlerai tout à l'heure, sont très bien montés.
Si ces dossiers sont très bien construits, c'est parce qu'ils sont constitués après un contrôle fiscal échu. Ils contiennent donc toutes les données que ce contrôle a permis de réunir, notamment le périmètre et l'ampleur de la fraude fiscale. De tels dossiers n'ont pas du tout vocation à être classés sans suite par l'autorité judiciaire : les faits sont caractérisés et leur auteur est connu. C'est la raison pour laquelle les chiffres des signalements et ceux des condamnations sont très proches, comme vous pourrez le constater.
L'administration fiscale nous signale environ mille affaires par an et le nombre des condamnations est sensiblement comparable. Par exemple, en 2010, l'administration fiscale nous a transmis 1 043 dossiers et 1 348 condamnations ont été prononcées. Le second chiffre est légèrement supérieur au premier, parce que, parmi les condamnations prononcées, toutes ne portent par sur de la fraude fiscale pure. Certaines portent sur de la non-justification de ressources, de l'escroquerie ou du blanchiment - toutes infractions qui, pour nous, font partie du même périmètre.
Je souligne que le nombre des condamnations est supérieur à celui des signalements, alors que, si cela avait été l'inverse, vous auriez été en droit de vous interroger.
Pour en finir avec le constat, j'insiste sur le lien très fort qui existe entre la fraude fiscale et le blanchiment, même si les deux infractions sont évidemment distinctes.
En effet, il faut se représenter que, d'un point de vue technique, l'incrimination des faits de blanchiment et leur répression pénale conduisent normalement, si la justice fait bien son travail, à fiscaliser des revenus d'origine occulte. C'est la raison pour laquelle nous rappelons constamment aux magistrats qu'ils doivent à leur tour transmettre un certain nombre d'informations à l'administration fiscale.
Quand l'infraction de départ est une fraude fiscale, l'administration fiscale en a forcément connaissance puisque c'est elle qui saisit la justice.
En revanche, en matière de blanchiment, la justice peut agir de sa propre initiative en vertu d'une jurisprudence de la Cour de cassation. Cette jurisprudence de 2008 a un petit peu assoupli le système très figé dans lequel, en matière fiscale, la justice ne peut agir qu'après avoir été saisie par l'administration fiscale - ce qui, de temps en temps, pouvait laisser passer un certain nombre de dossiers. Sans faire trop de juridisme, je vous en reparlerai tout à l'heure.
Dans les affaires de blanchiment, l'administration fiscale n'ayant pas connaissance des dossiers, il appartient à l'autorité judiciaire de lui transmettre les informations. En effet, après une condamnation pour blanchiment, les revenus occultes qui sont concernés peuvent avoir vocation à être fiscalisés.
J'insiste à nouveau sur le fait que l'autorité judiciaire doit savoir à quel moment intervenir. En effet, la recherche de l'optimisation fiscale n'est pas illégale en soi, même si elle est bornée par une frontière qui peut être franchie. Lorsqu'il s'agit seulement de rechercher de façon licite une faible fiscalité, aucune réponse pénale n'a vocation à s'appliquer.
Cette frontière est pour nous très importante, même si elle n'est pas toujours très simple à expliquer. Les uns et les autres doivent bien savoir dans quel champ ils ont à intervenir.
Cela dit, en travaillant sur les optimisations illégales, c'est-à-dire les vraies fraudes fiscales, on découvre des systèmes de trusts et de fiducies mis en place dans des paradis fiscaux. Et on s'aperçoit que ces systèmes, que l'on rencontre dans les dossiers de criminalité organisée et de blanchiment, surtout dans les affaires de trafic de stupéfiants ou d'êtres humains, en plus de servir aux grands voyous que nous voyons dans nos prétoires et qui alimentent les tableaux du casier judiciaire, sont mis en place aussi pour ceux qui recherchent une optimisation licite. C'est à nous de déterminer si ceux-ci ont franchi ou non la limite. Mais il est vrai que les mêmes mécanismes servent à beaucoup de monde.
J'en viens maintenant à la deuxième partie de mon exposé, qui concerne les difficultés rencontrées dans le traitement de ces dossiers.
La première difficulté, dont j'ai déjà dit quelques mots en faisant référence à la jurisprudence de la Cour de cassation, réside dans la distinction entre le blanchiment et la fraude fiscale. La justice pouvait passer à côté d'un certain nombre de faits, que l'administration fiscale ne lui avait pas dénoncés.
Dans certains cas - mais pas tout le temps -, la justice se trouve confrontée à une seconde difficulté, qui tient au secret bancaire.
S'agissant d'abord de la distinction entre le blanchiment et la fraude fiscale, il y a un principe clair : en matière de fraude fiscale, le ministère de la justice ne peut pas s'autosaisir ; il peut seulement être saisi par l'administration fiscale.
Je n'ai pas de commentaire à faire sur ce système. La loi le prévoit. Dont acte.
Évidemment, il en résulte une limitation extrêmement importante d'un principe essentiel du fonctionnement de la justice française, et notamment des pouvoirs dévolus au parquet, à savoir le principe d'opportunité des poursuites.
En principe, dès que le ministère public a connaissance de faits, quels qu'ils soient et de quelque manière qu'ils aient été portés à sa connaissance, il a la possibilité d'engager des poursuites. En matière de fraude fiscale, au contraire, l'engagement des poursuites est subordonné à l'existence d'une plainte préalable de l'administration fiscale, elle-même autorisée par la Commission des infractions fiscales, la CIF.
Cette succession de filtres obère le fonctionnement classique de la justice française. Mais celle-ci a l'habitude, pour ainsi dire, de s'adapter - de façon tout à fait transparente, entendons-nous bien. Lorsqu'elle estime que la législation en vigueur est plutôt limitante d'une action judiciaire nécessaire, elle tente de trouver malgré tout des voies d'intervention.
C'est très exactement le sens de la jurisprudence Talmon de la Cour de cassation dont je vous ai parlé. Elle nous permet, en l'absence de plainte préalable de la Direction générale des finances publiques, d'aller chercher la fraude fiscale non pas directement, mais pour ainsi dire par le détour du blanchiment.
Dans son arrêt de 2008, la Cour de cassation a considéré qu'un fraudeur pouvait être poursuivi et condamné du chef de blanchiment de fraude fiscale, alors même qu'aucune poursuite n'avait été engagée contre la fraude fiscale elle-même. Autrement dit, la fraude fiscale peut être appréhendée par le blanchiment dont elle a fait l'objet.
Sur le plan répressif, cette jurisprudence a eu deux conséquences très intéressantes pour nous.
D'une part, l'autonomie de l'infraction de blanchiment est désormais reconnue : existant par elle-même, elle peut être poursuivie et réprimée pour elle-même, indépendamment de l'existence d'une plainte pour fraude fiscale, de sorte qu'un délinquant peut être poursuivi et condamné pour blanchiment y compris en l'absence de poursuite pour fraude.
D'autre part, sur le plan de la procédure, il devient possible d'ouvrir une enquête de flagrance, ce qui n'est jamais possible en matière de fraude fiscale puisque la plainte de l'administration n'intervenant qu'après un contrôle fiscal échu, vous imaginez bien que, lorsqu'elle est déposée, le temps de la flagrance est révolu.
Or, l'ouverture d'une enquête de flagrance est extrêmement importante puisque, dans certains cas, il existe des risques de déperdition des preuves ou de collusion. En outre, la flagrance offre des pouvoirs d'enquête qui rendent la répression plus efficace, ce qui est notre but.
Cette jurisprudence n'a pas été facilement acceptée par l'administration fiscale qui a pu considérer qu'elle obérait son monopole de façon importante. Mais ses résultats sont pour le moins intéressants, surtout que le délit de blanchiment est assez facile à caractériser, peut-être même plus que la fraude fiscale dans certains cas.
Je ne me souviens plus, monsieur le président, si votre commission a auditionné le directeur de TRACFIN.