Intervention de Mathilde Dupré

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 24 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de Mme Mathilde duPré chargée de plaidoyer au comité catholique contre la faim et pour le développement -terre solidaire et coordinatrice de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires » de Mme Maylis Labusquière chargée de plaidoyer à oxfam france de M. Jean Merckaert administrateur de l'association sherpa de Mme Jacqueline Hocquet responsable de l'animation et du plaidoyer internationaux au secours catholique et de M. Harold Heuzé qui représente l'association anticor

Mathilde Dupré :

Il me revient de vous présenter la proposition sur laquelle nous souhaitons mettre particulièrement l'accent.

Jacqueline a mentionné à l'instant le fait que 800 milliards d'euros de capitaux quittaient chaque année les pays du Sud de façon illicite. Pour près de la moitié, ces flux résultent du déplacement par les entreprises multinationales de leur assiette fiscale. Ainsi, des richesses créées dans les pays du Sud n'y sont pas taxées, ce qui prive ces pays des recettes fiscales correspondantes.

On compte quelque soixante paradis fiscaux, judiciaires et réglementaires dans le monde. Ces territoires opaques sont au coeur de l'économie mondialisée, puisque, à l'échelle planétaire, plus de la moitié des transactions commerciales et financières transitent par eux. Ce phénomène est donc loin d'être marginal : il est au coeur des règles du jeu actuelles de la mondialisation.

Plusieurs personnalités auditionnées par vos soins ont attiré votre attention sur le mécanisme des prix de transfert. En particulier, Christian Chavagneux vous a présenté les travaux de Simon Pak. Je n'y reviendrai pas, mais il faut savoir que ces manipulations des prix des transactions intragroupes constituent aujourd'hui la première méthode pour déplacer artificiellement des bénéfices. Les entreprises qui l'utilisent ne respectent pas le principe de pleine concurrence posé par l'OCDE, en vertu duquel les transactions entre filiales d'un même groupe doivent être réalisées aux conditions du marché. Or on sait que les transactions intragroupes représentent aujourd'hui entre 40 % et 60 % du commerce mondial, ce qui signifie que les pratiques destinées à déplacer artificiellement des bénéfices que j'évoquais à l'instant peuvent trouver à s'appliquer de manière massive.

Pourquoi le commerce intragroupe est-il aussi important ? Il s'agit là d'une question cruciale.

Cette situation résulte du fait que les multinationales structurent de plus en plus leurs activités en fonction des conditions fiscales offertes par les différents territoires. Un certain nombre d'activités, notamment immatérielles, comme les dépôts de marques ou de brevets, les assurances, les services d'achats ou les services financiers, ont été centralisées dans des paradis fiscaux ou des territoires à fiscalité très avantageuse. De cette manière, les multinationales démembrent complètement la valeur ajoutée qu'elles produisent pour transformer leurs usines et leurs entreprises opérationnelles en simples centres de coûts, et déplacent leurs bénéfices pour les faire échapper à l'impôt.

Pour illustrer mon propos, je vous soumets les résultats de l'étude menée en 2010 par ActionAid à propos de l'entreprise SABMiller, deuxième producteur de bière au monde et premier en Afrique.

Cette entreprise, dont le siège social est à Londres, possède aujourd'hui plus de soixante-cinq filiales situées dans des paradis fiscaux. Une filiale de production implantée au Ghana, dont les bières sont commercialisées dans toute la sous-région, est artificiellement mise en déficit depuis plus de trois ans, de sorte que l'entreprise ne paie pas d'impôt sur les bénéfices dans ce pays. Ce résultat a été obtenu par toute une série de manipulations et de paiements à destination de paradis fiscaux, que les auteurs de l'étude ont réussi à mettre au jour.

D'abord, la société ghanéenne verse des redevances à une filiale des Pays-Bas qui est propriétaire de la marque, alors même que cette marque a été développée en Afrique du Sud et qu'elle est utilisée seulement en Afrique.

Ensuite, une filiale suisse apparemment sans réelle activité opérationnelle facture des services de gestion à la filiale ghanéenne, contribuant ainsi à amoindrir artificiellement ses bénéfices.

En outre, une partie des matières premières, qui viennent pourtant d'Afrique du Sud, transitent sur le papier par une centrale d'achat située à l'île Maurice, où une partie de la valeur ajoutée est ainsi retenue.

Surtout, la filiale ghanéenne est sous-capitalisée, c'est-à-dire qu'elle est endettée auprès d'une autre filiale du groupe, également sise à l'île Maurice, à laquelle elle verse des intérêts et des remboursements d'emprunts.

À l'échelle de l'Afrique, ActionAid a estimé le montant total de ces différents paiements à 83 millions de livres sterling. Le manque à gagner en termes de recettes fiscales est donc très important pour les pays de ce continent (18,2 millions £).

Cet exemple illustre des pratiques « légales » d'évasion fiscale. Sans doute l'administration fiscale du Ghana aurait-elle pu procéder à des contrôles et redresser les prix de transfert pratiqués sur certaines opérations, s'agissant par exemple du taux des intérêts versés à la filiale de l'île Maurice, mais c'est la légitimité économique même de ces opérations qu'il convient aujourd'hui d'interroger. Pourquoi la filiale ghanéenne est-elle sous-capitalisée ? Fallait-il autoriser cette situation ? Telles sont les questions qu'il faut poser.

Ce cas est le plus documenté que nous connaissions aujourd'hui, mais il n'est ni exceptionnel ni isolé. Le représentant de la Fédération chimie énergie - CFDT que vous auditionnerez tout à l'heure vous parlera certainement de celui de Colgate-Palmolive, devenu tristement célèbre en France. Le constat est à peu près le même à chaque fois.

En 2010, nous avons cherché à classer les cinquante premières entreprises européennes en fonction de l'utilisation qu'elles font des paradis fiscaux.

D'abord, nous nous sommes aperçus qu'il était très difficile d'établir ce classement car, selon les entreprises, les informations étaient plus ou moins disponibles et de plus ou moins bonne qualité. Par exemple, il n'est même pas possible d'identifier toutes les filiales de Total, dans la mesure où ce groupe publie des chiffres portant sur seulement 30 % des 712 filiales qu'il consolide dans ses comptes.

Nous avons découvert que, en moyenne, une filiale sur cinq des cinquante premières entreprises européennes est située dans un paradis fiscal. Pour les banques, cette proportion s'élève même à une sur quatre.

Le recours aux paradis fiscaux n'est pas une spécialité française. Parmi les banques, la Deutsche Bank arrive en tête de notre classement, avec 446 filiales implantées dans les paradis fiscaux, suivie de Barclays, avec 343 filiales dans ce cas : elles font donc mieux, si l'on peut dire, que BNP Paribas.

S'agissant des entreprises françaises, nous avons mis à jour les chiffres publiés en 2009 dans une étude du magazine Alternatives économiques. Ces données figurent dans un tableau inséré à la fin de notre rapport intitulé « L'économie déboussolée : multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses », que nous vous remettrons tout à l'heure (cf. ppt : BNP-Paribas, 347 filiales dans les paradis fiscaux, soit 24% de ses filiales au total ; Crédit Agricole, 107, soit 18% et Société Générale, 40, soit 15%).

Les seize paradis fiscaux qui arrivent en tête pour l'accueil de filiales de banques françaises (cf. ppt : Luxembourg, Belgique, Pays Bas, Irlande, Iles Caïmans, Hongrie, Hong Kong, Madère, Suisse, Singapour, Bermudes, Autriche, Chypre, Jersey, Monaco, Bahamas) ne correspondent pas aux pays figurant sur la liste française. Ce constat nous amène à nous interroger sur la pertinence du dispositif renforcé mis en place par la France en 2009.

La semaine dernière, vous avez interrogé MM. Prot et Oudéa sur les raisons pour lesquelles les filiales de leurs groupes sont à ce point concentrées au Luxembourg, aux îles Caïmans et à Jersey. À ma connaissance, ils vous ont donné des chiffres sur les taux d'imposition effectifs dans plusieurs territoires. En réalité, nous avons besoin d'autres informations pour nous assurer que cette concentration de filiales dans les paradis fiscaux ne repose ni sur des raisons fiscales ni sur la volonté de contourner les règles internationales de prudence financière. Elles sont d'ailleurs très simples : nous voudrions connaître pour chaque pays la liste exhaustive des filiales et, le nombre d'employés, le bénéfice, le chiffre d'affaires et le montant des impôts qu'elles payent.

Ces informations permettraient de distinguer les filiales ayant une véritable activité opérationnelle des coquilles vides qui enregistrent des bénéfices records sans avoir de salariés. À l'heure actuelle, il n'est pas possible de faire cette distinction. Et les informations que MM. Prot et Oudéa vous ont données sont difficilement comparables d'un pays à l'autre.

Il ne s'agit évidemment pas d'interdire aux entreprises d'opérer dans l'ensemble des territoires que nous retenons dans notre étude. Mais il faut renverser la charge de la preuve, si elles n'ont rien à cacher, qu'elles nous expliquent ce qu'elles y font réellement !

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