Je souhaiterais vous soumettre deux autres de nos propositions.
La première relève, à notre sens, de l'évidence : il est impératif de se donner enfin les moyens d'évaluer les standards internationaux que l'on retrouve aujourd'hui dans la législation de la plupart des pays de l'OCDE.
En tant qu'ONG de développement, nous avons constaté que les coopérations bilatérales ou les organisations internationales prévoyaient de plus en plus de programmes visant à renforcer les administrations fiscales des pays du Sud, ce qui est une très bonne chose, mais il apparaît que ces programmes ne vont souvent servir qu'à dupliquer les standards de l'OCDE dans les législations de ces pays, sans que l'on prenne forcément en considération leurs besoins ou même que l'on se demande si ces standards sont pertinents et permettent de lutter contre l'évasion fiscale.
Je me bornerai à insister sur deux points, sans revenir sur l'échange de renseignements fiscaux à la demande, dont Mme Pécresse a elle-même reconnu les limites devant vous, ni sur les observations de Mathilde Dupré concernant l'application du principe de pleine concurrence pour contrôler les prix de transfert, la lourdeur administrative que cela implique et le problème de la juste détermination de la valeur des actifs immatériels, en l'absence de référentiel mondial.
En premier lieu, il ne semble pas prévu - mais peut-être serai-je démentie sur ce point - que figure, dans les rapports que le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements fiscaux va publier sur les États qu'il est chargé d'évaluer, le nombre des demandes auxquelles chacun de ces États a répondu et celui des demandes qu'il a reçues. Or cela nous paraît être le premier élément factuel d'évaluation, que cette instance devrait être en mesure de nous fournir.
En second lieu, quand on interroge, comme je l'ai moi-même fait, les responsables de TAXUD, la direction générale de l'Union européenne chargée de la fiscalité et de l'union douanière, à propos des chiffres ou des indicateurs relatifs à la lutte contre la fraude fiscale dans les différents États membres, on constate qu'ils sont incapables de fournir la moindre donnée.
On prône donc l'institution dans les pays en développement de standards dont on ne sait pas s'ils fonctionnent de façon pertinente pour les pays de l'OCDE ou de l'Union européenne. C'est là pour nous un véritable sujet de préoccupation.
Nous nous félicitions donc de l'adoption par le Parlement français, sur l'initiative, me semble-t-il, du Sénat, de l'article 136 de la loi de finances pour 2011, lequel oblige le Gouvernement à la transparence sur les résultats des contrôles réalisés par l'administration fiscale.
Cet article est important, car la publication chaque année, en annexe à la loi de finances, d'informations sur les différents types de recours qu'a pu effectuer l'administration fiscale permet de vérifier la réalité de la mise en oeuvre des dispositifs législatifs et, surtout, le montant des sommes récupérées pour le budget de la France. Cela est d'autant plus appréciable que, au regard de la liste française des paradis fiscaux, qui ne compte plus aujourd'hui que huit minuscules territoires, on peut s'interroger sur l'efficacité, en termes de recouvrement d'assiette, du dispositif antifraude qui a été renforcé en 2009.
Nous attendons donc beaucoup de votre part, car il serait dommage que les travaux d'une commission d'enquête comme celle-ci soient la seule occasion d'obtenir des chiffres. Nous en avions eu en 2008, grâce au rapport de M. Marini intitulé « La lutte contre la fraude et l'évasion par le biais des paradis fiscaux », mais il faudrait pouvoir disposer de telles données chaque année afin de suivre les évolutions. Or, à ce jour, le Gouvernement français n'a a priori toujours pas répondu à cette demande minimale de transparence, puisque seul un « jaune » portant sur le nombre de conventions fiscales signées par la France depuis 2009 a été publié.
J'ajoute que la France ne produit plus d'estimations de l'importance de l'évasion fiscale depuis quelques années. De même, la Commission européenne n'a plus donné aucun chiffre sur ce point depuis 2006. Il va sans dire, que dans une période de déficits budgétaires comme celle que nous traversons au sein de l'Union européenne, nous devons pouvoir nous appuyer sur des estimations officielles, notamment pour évaluer l'incidence des nouvelles politiques fiscales menées par les États membres.
Notre première recommandation est donc d'évaluer les politiques fiscales.
La transparence comptable pays par pays, que Mathilde Dupré a déjà évoquée, est la deuxième recommandation qui nous tient à coeur. Il est peut-être inutile que je détaille le contenu de cette proposition, puisque nous allons vous remettre une fiche qui en présente les différents éléments, mais je veux souligner deux points.
Premièrement, c'est une mesure de bon sens, portant sur des données qui entraient auparavant dans la comptabilité des entreprises et étaient disponibles dans leurs rapports financiers, ce qui nous permettait d'avoir des informations par pays. À la faveur de la réforme des normes comptables internationales, ces informations ont progressivement disparu. Je n'insisterai pas sur ce point...
Deuxièmement, c'est une mesure qui ne coûte rien pour les gouvernements, puisqu'elle vise simplement à la transparence, et a priori pas grand-chose pour les entreprises, puisqu'il s'agit d'informations dont elles disposent évidemment en interne. Le seul coût qui pourrait leur incomber serait celui d'un audit si ces informations étaient publiées dans leurs rapports financiers annuels.
Les objectifs sont multiples.
C'est d'abord une question de gouvernance des entreprises, mais, pour en revenir à la fraude et à l'évasion fiscales, avoir une image globale de l'activité des groupes à travers le monde apportera une première aide aux administrations fiscales dans la détermination des pays auxquels elles doivent demander des renseignements dans le cadre des contrôles fiscaux. C'est notamment ce que nous ont indiqué des représentants des administrations fiscales colombienne et libérienne : cela va à l'encontre de ce qu'a pu vous dire M. Saint-Amans sur le peu d'intérêt supposé des pays en développement pour le reporting pays par pays
Pour nous, avoir des informations assez précises par pays sur les activités des entreprises est aussi un moyen de mobiliser l'opinion publique et les responsables politiques. La publication de ces informations dans les rapports annuels serait en outre particulièrement utile en ce qu'elle allégerait finalement la charge qui pèse sur les administrations en matière de contrôle fiscal. Ainsi, on ne verrait plus de situations intolérables comme celle que l'on a connue avec Exxon, société déclarée déficitaire pendant vingt-trois ans alors que, durant toute cette période, elle a exploité le cuivre chilien et dégagé des bénéfices.
Nous pouvons mettre à votre disposition les simulations de reporting pays par pays que nous avons réalisées dans le cas de deux entreprises pour lesquelles nous avons pu reconstituer le schéma des versements effectués vers les filiales situées dans les paradis fiscaux : Glencore, avec sa filiale zambienne, et SABMiller.
Pour cette dernière entreprise, nous avons établi un tableau qui fait apparaître une différence considérable de productivité entre les employés des filiales au Ghana et ceux des filiales néerlandaises, tout simplement en nous fondant sur la publication des données par pays relatives aux ventes et au nombre d'employés. Ce sont des informations de ce type qui, grâce à des calculs assez simples, pourraient être obtenues.
Vous connaissez peut-être la campagne « Stop paradis fiscaux » que nous avons lancée en septembre 2009, au début du sommet du G20. Aujourd'hui, nous sommes assez fiers de pouvoir dire que dix-huit régions se sont engagées derrière nous dans cette campagne. Au moins dix d'entre elles, au-delà d'avoir voté des résolutions contre l'existence des paradis fiscaux, ont demandé à leurs partenaires financiers de leur fournir un minimum d'informations sur leurs activités pays par pays. Ils l'ont fait, ce qui montre qu'il ne faut pas nécessairement attendre la mise en place de processus politiques internationaux.
Pour nous, c'est une grande première. Nous aimerions la voir reprise au niveau de l'État, parce que celui-ci est en mesure de demander à l'ensemble de ses partenaires financiers - essentiellement des banques et des assurances - de publier un minimum d'informations, ne serait-ce que pour faire apparaître leur exposition à certaines activités financières risquées sur des territoires où la régulation prudentielle n'a rien à voir avec ce qu'elle est dans nos pays. C'est là une proposition d'action concrète, à portée de main, nous semble-t-il, que nous vous soumettons.
L'idée d'un reporting pays par pays avance à l'échelle européenne, à la suite du précédent américain de la loi Dodd-Frank : il est envisagé d'obliger les entreprises du secteur des industries extractives à déclarer les sommes qu'elles versent au gouvernement de chacun des pays où elles exploitent des ressources naturelles.
Cette mesure, qui vise en fait à lutter contre la corruption, est actuellement débattue au sein du Conseil européen, lequel s'en tient au seul secteur des industries extractives.
En revanche, les différentes commissions du Parlement européen qui travaillent sur le sujet sont de plus en plus favorables à l'idée d'étendre l'exigence de transparence à l'ensemble des secteurs ainsi qu'à la lutte contre l'évasion fiscale, en demandant davantage d'informations financières aux entreprises.
Nous vous remettrons une note sur l'écho qu'a rencontré cette proposition tant aux États-Unis qu'au G8 et au G20.