Intervention de Lionel Verrière

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 24 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Lionel Verrière fédération syndicale chimie-energie — Cfdt

Lionel Verrière, de la Fédération syndicale chimie énergie CFDT :

Avant toute chose, je voudrais remercier les membres de la commission d'enquête, plus particulièrement Mme Lienemann, d'avoir souhaité m'entendre. Je vais essayer de vous présenter brièvement les résultats de plus de dix ans de travail d'analyse, d'expertise et de réflexion.

Nous avons constaté que des montages financiers permettaient à des sociétés de faire de l'optimisation fiscale. Ne voulant pas rester les bras croisés devant cette situation, nous avons décidé d'intervenir auprès de tous les décisionnaires et de toutes les instances politiques, ce que nous faisons depuis 2002. Nous avons ainsi rencontré les ministres chargés des finances, du budget, de l'industrie, de l'emploi, des affaires européennes, les trois derniers Premiers ministres. Nous avons également saisi le Parlement européen et la Commission européenne.

À l'époque où nous avons lancé notre action, nous évoquions déjà le risque d'une paupérisation de la population ouvrière et d'un accroissement des inégalités, au profit de l'actionnaire et au détriment du travailleur. C'est bien ce que l'on constate aujourd'hui...

Quel est le contexte ? La France compte cinq grands groupes de distribution : Carrefour, Lucie - qui regroupe Leclerc et Système U -, Auchan, Intermarché et Cora-Casino. Au sein de la fédération chimie-énergie, on trouve cinq gros fournisseurs, représentant pratiquement 80 % du marché : Lever, Procter, Henkel, l'Oréal et Colgate-Palmolive.

Nous avons considéré la période 1997-2004, car cela permet de bien prendre la mesure des évolutions. Certains groupes ont perdu la moitié de leurs effectifs, ce qui s'est accompagné de nombreux plans sociaux.

Voici l'évolution de la situation financière, toujours au cours de la même période : ces chiffres témoignent d'une croissance importante.

Les objectifs des multinationales en question sont clairement établis : une progression du chiffre d'affaires de 3 % à 5 % au minimum par an, des marges brutes supérieures à 60 %, des marges nettes supérieures à 15 %, tendant le plus possible vers 20 %, des frais fixes inférieurs à 20 % et surtout un recentrage sur les marques fortes, les multinationales entendant vendre leurs produits sous une seule marque dans l'ensemble des pays. Par exemple, la marque d'eau de Cologne Mont Saint Michel est sans doute appelée à disparaître parce qu'elle est purement française. L'idée est de ne conserver que de grandes marques comme Fa, diffusables dans le monde entier, afin d'économiser sur les frais de marketing, de publicité, etc.

L'objectif est de concentrer les investissements dans les pays émergents, au détriment de l'Europe. Il s'agit d'économiser sur les taxes et les impôts, par le biais d'arrangements fiscaux, de montages financiers, de fusions, de cessions. Dans cet exemple, le gain financier pour la société considérée est de 15 millions d'euros, une fois déduit le coût du plan de sauvegarde de l'emploi. Les projets d'investissement en Europe pour 2004 représentent seulement un tiers des revenus de 2003 du P-DG du groupe, soit presque rien...

Comment l'opération a-t-elle été conduite ? Par le biais d'un changement de statut : les usines et les sièges sont devenus des SAS, des sociétés par actions simplifiées.

J'ai pris ici l'exemple type d'une société ayant fait l'objet d'une délocalisation fiscale. Avant 2002, elle était notamment présente en France, en Grèce et en Allemagne, sous forme de sociétés anonymes implantées dans chacun de ces pays, avec un siège, des usines, des filiales : bref, tout ce qu'il faut pour que chaque SA soit une entité opérationnelle, payant des taxes et des impôts dans son pays d'implantation.

Après 2002, les SA ont été transformées en SAS et en sociétés par actions simplifiées unipersonnelles, ou SASU. La maison mère a délocalisé son siège social en Suisse, les usines et les autres unités adoptant le statut de SAS et devenant ainsi de simples centres de coûts. Ces SAS ne reçoivent de la maison mère que les moyens strictement nécessaires à leur fonctionnement, les investissements, la formation, par exemple, étant réduits au minimum. Elles ne réalisent plus de bénéfices, l'essentiel du produit des ventes remontant à la maison mère, située en Suisse.

Ces transformations présentent d'autres inconvénients notables. Tout d'abord, le directeur d'une SAS est un simple exécutant au service de la maison mère, puisqu'il n'y a plus de conseil d'administration. En outre, l'unité ne disposant que du strict nécessaire pour fonctionner et ne réalisant plus de profits, il n'y a plus d'intéressement et de participation au bénéfice des salariés. Enfin, les recettes fiscales diminuent, tant à l'échelon national qu'à l'échelon local. Pourtant, ces sociétés continuent d'utiliser les infrastructures routières pour acheminer la marchandise, et leurs salariés de scolariser leurs enfants sur place !

On enregistre donc une baisse des rentrées fiscales sur les plans national et local, la participation ne correspond plus à la réalité des bénéfices réalisés, on voit émerger, lors des négociations annuelles obligatoires, des critères, des méthodes et des propositions des directions pour le moins surprenantes, visant uniquement à éviter d'augmenter les salaires. Ainsi, les hausses de salaire sont individualisées au maximum afin d'accroître la pression et de limiter globalement la croissance de la masse salariale. Par ricochet, on assiste bien entendu à une diminution du pouvoir d'achat, donc de la croissance pourtant nécessaire au bon fonctionnement d'un pays. Par ailleurs, le statut de SAS ne prévoyant pas d'organe collégial, la représentation du personnel est amoindrie.

L'impôt sur les profits acquitté par la société que j'ai prise pour exemple est passé de 41 millions d'euros à 8 millions d'euros, tandis que le produit de taxe professionnelle a été réduit de moitié. Le montant de la participation des salariés est aujourd'hui pratiquement nul. De plus, lorsque les objectifs en matière de frais fixes ne sont pas atteints, on licencie...

Ces opérations ont également des conséquences graves pour la santé au travail. Nous entendons faire preuve de responsabilité, de lucidité et surtout de clairvoyance sur ce sujet sensible.

Faire des économies sur les investissements impose maintenant d'acheter les matériels les moins chers, en faisant des concessions sur la qualité. Dans le même esprit, on rogne sur les moyens affectés à la formation professionnelle. Surtout, on individualise à outrance la situation du salarié, de façon à obtenir de lui le maximum : on exige de sa part une disponibilité sans faille, son travail est contrôlé au-delà du raisonnable. Sur certains sites, des salariés parlent de « flicage », dans l'usine et en dehors. Cette situation amène l'apparition de nouveaux types de maladies : en particulier, le stress et la dépression, qui conduisent parfois, malheureusement, au suicide.

Je souhaite également évoquer le crédit d'impôt recherche (CIR). Lorsque nous avons commencé à travailler sur les délocalisations fiscales et sur les démarches d'optimisation fiscale, nous nous sommes aperçus que certaines entreprises du groupe détournaient le CIR de sa vocation, à savoir la promotion de la recherche, afin de payer moins d'impôts ou de financer un plan social. Non seulement ces entreprises n'acquittent pas l'impôt sur les sociétés en France, non seulement elles suppriment des emplois, mais en plus elles perçoivent le CIR. J'ai pris ici l'exemple d'une société qui a réalisé 2 milliards d'euros de bénéfices en 2007, qui ne paye aucun impôt, mais qui a reçu 63 millions d'euros au titre du CIR ! Dans le même ordre d'idées, Unilever a bénéficié du CIR en 2010 et a fermé son service recherche et développement l'année suivante... Le courrier que les délégués syndicaux centraux de ce groupe ont adressé aux services de Bercy pour les alerter sur cette situation est resté sans suite.

Nous pensons que le CIR est un dispositif nécessaire pour préparer l'avenir, car nos entreprises ne se sauveront qu'en se montrant innovantes et en restant à la pointe du progrès, mais il est à notre sens mal ciblé et mal utilisé. Il devrait être davantage orienté vers les PME et les PMI, et son utilisation par les multinationales devrait être plus surveillée. Nous souhaiterions que des mesures en ce sens soient prises lors du prochain quinquennat.

Voici quelques propositions que nous formulons afin d'évaluer les conséquences des délocalisations fiscales sur l'emploi et l'industrialisation.

Premièrement, il conviendrait de mettre en place une commission d'enquête parlementaire en France et au sein de l'Union européenne, car le problème ne se pose pas au seul échelon national. Par exemple, l'Allemagne et l'Italie sont elles aussi très directement concernées ; j'y reviendrai ultérieurement.

Deuxièmement, la loi doit permettre aux comités d'entreprise européens d'avoir recours aux experts juridiques, économiques et financiers. Pour l'instant, les comités de groupe européens n'ont que le droit d'être informés, et parfois consultés. Ils ne sont guère plus que des chambres d'enregistrement. Certes, ils peuvent émettre des avis, mais ils ne sont pas toujours entendus. Pouvoir recourir à l'expertise juridique et économique nous aiderait bien.

Troisièmement, il faudrait mettre en place une commission de contrôle informatique sur chaque site, les délocalisations n'étant possibles que grâce à l'utilisation de progiciels. Dans cette perspective, il importe de renforcer le contrôle des progiciels de gestion intégrée par l'intermédiaire des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou d'un équivalent de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), pour la partie industrie.

Comme je l'ai déjà indiqué, la France n'est pas le seul pays touché : nous nous en sommes rendu compte en discutant avec nos homologues d'autres pays européens. Lors d'une intervention devant la Commission européenne avec Mme Pervenche Bérès, un député allemand de la CDU, élu d'un Land frontalier de la Suisse, nous a dit que les entreprises de son territoire se sont installées en Suisse, où l'impôt est de 3 % seulement ; les salariés n'ont qu'à traverser la frontière pour se rendre sur leur nouveau lieu de travail. Il était complètement démoralisé, car son Land a perdu un tiers de ses recettes fiscales, alors que ses charges sont restées les mêmes. Le problème est donc européen.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion