Intervention de Charles-Henri Filippi

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 9 mai 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Charles-Henri Filippi président de citigroup

Charles-Henri Filippi, président de Citigroup :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je commencerai par dire quelques mots sur mon parcours professionnel. J'ai d'abord été banquier au Crédit commercial de France, le CCF. J'y suis resté après son rachat par HSBC en 2000. Mes dernières fonctions opérationnelles, que j'ai occupées jusqu'à l'été 2007, étaient celles de président-directeur général de HSBC France, l'ex-CCF. Jusqu'à la fin 2008, j'ai été président non exécutif de HSBC France.

J'ai été nommé président de Citigroup pour la France au début de l'année 2011. A l'époque, je n'occupais pas de fonctions opérationnelles J'étais là pour aider Citigroup à développer sa clientèle de très grandes entreprises. C'est le 15 mars dernier que j'ai pris des fonctions opérationnelles, celles de responsable de la banque en France. C'est dire que mon retour dans le secteur opérationnel est tout récent.

Je le précise pour expliquer ma capacité assez limitée à répondre de manière satisfaisante à des questions actuelles sur les affaires d'évasion. En effet, depuis cinq ans, je n'exerce plus d'activités bancaires opérationnelles.

Dans un passé plus lointain, j'étais engagé dans la fiscalité puisque j'étais conseiller technique chargé des affaires fiscales au cabinet de MM. Laurent Fabius et Jacques Delors. C'était il y a maintenant trente ans !

Chemin faisant, sur ce parcours parfois semé de trous et de bosses, j'ai écrit, à titre de citoyen, des livres pour dire ce que je pensais de l'évolution des marchés, l'un strictement consacré aux questions d'argent et l'autre, un peu plus large, traitant des questions d'évolution du système démocratique par rapport aux marchés.

Faute de savoir exactement comment introduire le sujet, j'aimerais dire que la question fiscale recouvre, selon moi, deux volets importants : d'abord, l'établissement d'une assiette aussi large que possible, que nous soyons capables de maîtriser ; ensuite, à partir de cette assiette, la capacité effective à contrôler l'impôt, à le recouvrer et à s'assurer qu'il est perçu dans de bonnes conditions.

Au cours des vingt années que j'ai passées dans le secteur bancaire, je pense qu'on a bien et fortement avancé sur le contrôle réel de ce qu'on pouvait maîtriser et qu'on a beaucoup moins bien avancé - voire, très certainement reculé ! - sur la capacité à maîtriser véritablement les assiettes fiscales. Ces deux points me paraissent importants.

De la période que j'ai vécue comme dirigeant de banque au CCF, puis chez HSBC France, je retiens, notamment, une réduction continue de toutes les formes d'économie parallèle. Elles existent toujours, mais je pense - même si je ne dispose pas de statistiques pour confirmer mon propos - que, sur cette période de vingt années passées, les choses ont profondément évolué.

Les banques ont été associées à cette évolution. En effet, la capacité à amener ou à retirer des espèces, totalement libre lors de mon arrivée dans le monde de la banque, était devenue, quand j'en suis sorti, quasiment nulle pour quiconque voulait respecter la légalité. Au cours des dernières années que j'ai passées à HSBC France, les choses avaient atteint un tel point que nous avions un certain nombre de problèmes. Des clients de la banque se rendaient dans une succursale pour demander, pour des raisons sans doute très légitimes, un retrait de 1 500 ou 2 000 euros. Et ils se le voyaient refuser par le directeur de l'agence. En effet, au terme du protocole que nous avions mis en place et des questions qui pouvaient être posées à ce client sur les raisons du retrait d'argent liquide, on finissait par le lui refuser, provoquant parfois des réactions extrêmement dures.

Les banques ont donc été progressivement et, me semble-t-il, justement utilisées un peu plus comme des auxiliaires de la puissance publique pour assurer le contrôle de l'impôt et la légalité fiscale des opérations qui étaient réalisées. Il est important de le dire.

Autre point essentiel : la lutte contre le blanchiment. Des efforts énormes ont été faits par la puissance publique et relayés par les banques, en particulier les banques privées françaises, pour réduire les risques de blanchiment d'argent. Vous le savez beaucoup mieux que moi. Je vise les déclarations à la cellule de renseignement financier chargée de la lutte contre le blanchiment, TRACFIN, et les contrôles de la commission bancaire sur nos banques privées. Au cours des deux ou trois dernières années de ma présence à la banque, ont eu lieu deux contrôles successifs extrêmement lourds de la commission bancaire sur les questions de blanchiment d'argent.

Lorsque sont arrivées la crise des marchés et la crise bancaire, qui ont soulevé de manière plus insistante les questions des paradis fiscaux, ma réaction a été de dire qu'il s'agit de deux sujets différents. C'est ce que je crois véritablement.

Durant ma vie professionnelle, j'ai vu exploser les marchés financiers, qui sont sortis de leur boîte et ont échappé au contrôle. À l'inverse, il me semble que, sur la question de la fiscalité, d'assez gros progrès ont été réalisés.

À propos des paradis fiscaux, il faut avoir à l'esprit que, au moment où l'on a voulu cette plus grande transparence fiscale dans les pays occidentaux, le monde était contrôlé par l'Occident. Aujourd'hui, les flux d'argent viennent de partout, y compris des pays émergents.

Il faut mesurer que quand les banques font des opérations dans des pays qui, sans être nécessairement qualifiés de paradis fiscaux, pratiquent en tout cas des niveaux de taxes très faibles, ce n'est sans doute pas spécialement pour gérer l'argent des Français qui sont partis ou l'argent qui aurait dû être fiscalisé en France. L'objectif, c'est de faire face à une masse de plus en plus importante de flux de capitaux provenant de régions émergentes.

Mon propos liminaire consiste plutôt à dire que, sous l'angle du contrôle d'une assiette maîtrisable, il me semble que de gros efforts et de gros progrès ont été faits. A l'inverse, du point de vue de la maîtrise de l'assiette fiscale, de la capacité de la puissance publique, et spécialement en France, à maîtriser une assiette fiscale sur laquelle prélever l'impôt, je crois, en toute franchise, qu'on a très sensiblement reculé.

Je voudrais maintenant vous exposer trois éléments qui me paraissent importants.

Premier élément : une fiscalité doit s'adapter à tout moment à la nature de la matière fiscale à laquelle elle fait face. A l'époque où l'on n'arrivait pas, faute de volume suffisant, à taxer le commerce, on faisait de la capitation en décidant d'imposer la personne. Et chaque personne supposée avoir un petit patrimoine payait tel montant. Lorsque nous sommes véritablement entrés dans l'économie du commerce, nous avons inventé cette chose formidable qu'est la TVA. Elle a constitué une grande révolution fiscale dont le système propre a permis aux puissances publiques de se financer et de collecter la ressource dans une économie ouverte. Aujourd'hui, nous sommes passés assez largement du commerce de l'objet au commerce des signes que sont les flux financiers et les flux d'informations. Et je crois que, aujourd'hui encore, nous n'avons pas été capables d'adapter notre système fiscal à la captation de ces flux de signes. Pour moi, la question de la taxe sur les transactions financières est au moins autant une question budgétaire qu'une question éthique, morale. Dans un monde bien fait, on devrait être capable de taxer efficacement - c'est-à-dire avec une très grande assiette et un petit taux - les masses de flux financiers qui circulent. Bien entendu, on le voit, c'est extrêmement difficile dans un monde fragmenté où chacun doit prendre ses décisions. De la même manière, nous faisons face aujourd'hui à la question des Google et des Apple. Grâce à la transmission des signes d'informations, il est possible d'aller loger à peu près où l'on veut le profit réalisé à partir de ce commerce des signes.

Deuxième élément tout aussi important : non seulement les gens sont de plus en plus mobiles et peuvent donc eux-mêmes se délocaliser, mais, au fond, la richesse se concentre de plus en plus sur ces personnes mobiles. Nous assistons à une sorte de double phénomène : on peut bouger, et ce sont les personnes capables de bouger qui sont les plus capables de créer de la richesse dans ce monde. L'affaire du premier centile et de cette croissance des inégalités entre le premier centile et le reste de la population, c'est ce que le secrétaire d'Etat au travail de Bill Clinton appelait les manipulateurs de symboles : ce sont ceux qui savent travailler ces signes et peuvent aller se localiser où ils le veulent pour y créer beaucoup de richesse. De l'autre côté, on trouve les « assignés à résidence », qui sont ici, qui sont bien là, qui sont beaucoup moins riches et qui finissent par constituer l'essentiel de la matière fiscale sur laquelle on peut travailler.

Notre système fiscal s'est très peu adapté et il a très peu évolué. Une comparaison très rapide avec le système américain fait apparaître que, aux États-Unis, l'impôt sur les sociétés est payé par les grands groupes américains sur leur revenu global, leur résultat global - pour Citigroup, c'est 35 % - sous déduction, dans certaines limites, des impôts payés ailleurs. C'est donc un certain système de bénéfice mondial. Et il permet, c'est vrai, à la puissance américaine de constater le gain d'argent et de réclamer, à ce titre, le paiement de l'impôt aux États-Unis.

Troisième élément : notre critère de résidence fiscale par rapport au critère de citoyenneté, qui fut l'un des débats de la campagne présidentielle. L'un des candidats proposait de conditionner la citoyenneté française au paiement de l'impôt, où que l'on soit. La proposition politiquement intéressante de taxer à 75 % les revenus supérieurs à 1 million d'euros peut avoir des effets très importants sur les cadres dirigeants de sociétés. Il ne faut pas oublier que, dans les grandes sociétés, des cadres dirigeants étrangers se demandent parfois pourquoi ils exercent leur métier à partir de la France. Je crois qu'il faut être très attentif au fait qu'une grande entreprise française, c'est grosso modo une entreprise qui fait 10 % à 20 % - jamais plus - de son chiffre d'affaires en France, une entreprise dont 25 % à 35 % des salariés sont Français et qui pratique 40 % à 50 % de sa recherche sur notre territoire.

Il faut donc bien mesurer l'importance fondamentale d'avoir chez nous des sièges sociaux effectifs de grandes entreprises. Pour avoir connu moi-même, en tant que banquier français, le rachat par une très grande banque étrangère que je respecte, je peux le dire, il n'y a pas de comparaison possible entre une activité dont le siège social effectif - donc, les organes vraiment dirigeants - est en France et une activité dont les organes dirigeants sont à l'étranger. C'est d'une très grande importance.

Voilà ce que je voulais dire en préambule en distinguant le contrôle et l'assiette. Ce sont deux sujets qui méritent des commentaires différents.

La terminologie même d'« évasion » suppose l'existence d'une sorte de « prison ». Le problème, c'est que, une fois les portes de la prison ouvertes, il est assez facile d'en sortir, surtout sans bracelet électronique ! D'ailleurs, on le voit dans les thèmes du jour. Ce que j'appelle l'impôt citoyen sur les Français, où qu'ils soient, le problème de l'impôt sur les sociétés des très grandes sociétés françaises, dont on a dit qu'il était insuffisamment payé sur le territoire national, la taxe sur les flux financiers, la taxe Google, ce sont quatre sujets qui, pour moi, correspondent à cette même approche : notre manière de prélever l'impôt dans ce monde-là est devenue relativement obsolète.

Je n'ai pas parlé de Citigroup en particulier. Pour autant que je sois capable de répondre aux questions qui concernent le territoire français, ce qui n'est peut-être pas inintéressant pour comprendre comment une grande banque étrangère fonctionne en France, je suis prêt à vous écouter.

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