Intervention de Éric Fourel

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 9 mai 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Eric Fourel avocat au barreau des hauts-de-seine avocat associé en charge d'ernst & young société d'avocats

Éric Fourel, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, avocat associé en charge d'Ernst & Young Société d'avocats :

Dans mon propos introductif, j'aborderai trois aspects : les activités en matière fiscale pratiquées par Ernst & Young, les conditions d'une planification d'une stratégie fiscale au bénéfice des entreprises et les grands enjeux actuels autour de la stratégie fiscale internationale des entreprises.

Je commencerai donc par les activités d'Ernst & Young en matière fiscale.

Dans le monde, Ernst & Young réalise un chiffre d'affaires de plus de 20 milliards de dollars et réunit environ cent cinquante mille collaborateurs autour de quatre métiers : l'audit, l'assistance aux transactions, le conseil en organisation et la fiscalité.

Les activités dédiées à la fiscalité doivent atteindre un peu moins de 20 % de l'ensemble et constituent le deuxième métier d'Ernst & Young après l'audit. Historiquement, le métier de fiscaliste au sein de nos cabinets est apparu comme étant congénital à celui d'auditeur, car il a semblé très tôt évident que le contrôle de la conformité de la charge fiscale inscrite dans les comptes des entreprises nécessitait des compétences expertes particulières, tant la fiscalité était une matière de spécialistes.

À partir du moment où nos cabinets se sont dotés de compétences fiscales spécifiques, ces dernières ont naturellement été aussi utilisées pour prodiguer des conseils en matière fiscale. Cela s'est fait d'autant plus facilement que, pendant des décennies, il a été estimé de bonne politique réglementaire de laisser prospérer des activités pluridisciplinaires au profit des mêmes clients. Ainsi les auditeurs sont devenus aussi conseils des entreprises qu'ils contrôlaient. Autre époque, autres moeurs, le risque de perte d'indépendance de l'auditeur induit par cette coexistence d'activités apparaissait finalement moins central dans les préoccupations du régulateur de l'époque que l'avantage économique consistant à déployer des activités de conseil avec le sérieux et la prudence de l'auditeur.

L'affaire Enron est passée par là et le législateur - la loi Sarbanes-Oxley aux Etats-Unis, la loi de sécurité financière en France - a posé des limites à la compatibilité des activités de conseil et d'audit pour un même client, voire une interdiction totale, comme c'est le cas en France.

Aujourd'hui, Ernst & Young Société d'avocats compte en France plus de cinq cents avocats, dont les deux tiers environ sont des fiscalistes, pour un chiffre d'affaires dépassant les 125 millions d'euros et constitué à 70 % par la fiscalité et à 30 % par le droit des affaires et le droit social.

Je me permets de vous fournir ces indications qui n'ont qu'un rapport indirect avec vos préoccupations et votre enquête pour plusieurs raisons.

Cela explique pourquoi, au sein d'Ernst & Young, la fiscalité est avant tout tournée vers les entreprises. La fiscalité des particuliers, hormis la gestion des déclarations des expatriés des groupes internationaux, représente moins de 5 % de notre activité globale.

Cela explique aussi que notre culture de la fiscalité est très imprégnée par notre proximité historique avec le métier d'auditeur.

Depuis le début des années 2000 et compte tenu des risques accrus en termes d'image pour nos organisations, nous avons sérieusement redéfini la manière dont nous conduisons nos activités, notamment en matière fiscale, en précisant des standards d'intervention et en mettant en place des contrôles qualité. C'est ainsi que nous nous interdisons d'intervenir dans l'élaboration de structures constitutives de positions fiscales agressives. Dès lors qu'un conseil relève d'une catégorie que nous qualifions « d'opinion hautement significative », il doit être avalisé par au moins deux associés du cabinet.

Voilà quelques exemples des dispositifs que nous avons mis en place pour nous assurer que notre mode de fonctionnement répond aux exigences du contexte général plus restrictif dans lequel nous évoluons et au positionnement de respectabilité indispensable pour une entreprise comme la nôtre.

Ce contexte explique aussi pourquoi j'aurai du mal à traiter du sujet stricto sensu sur lequel vous enquêtez. En effet, l'évasion fiscale, comprise comme une pratique illicite d'évitement de l'impôt normalement dû, nous est assez étrangère et, en général, les personnes morales ou les personnes physiques qui entendent avoir de l'aide en la matière ne s'adressent pas à une institution comme Ernst & Young. Mais, bien entendu, nous pratiquons des activités de conseil à destination des entreprises qui visent, dans le cadre d'une absolue légalité, à faire en sorte que la charge fiscale subie soit la moins élevée possible.

Cela me conduit naturellement à aborder le deuxième point que je souhaite développer, à savoir les conditions d'une planification d'une stratégie fiscale en faveur des entreprises.

En la matière, avant de répondre à vos éventuelles questions sur les techniques et les limites d'une bonne stratégie fiscale des entreprises, ce que je voudrais souligner tourne autour de trois axes principaux.

D'abord, les entreprises tendent à être rationnelles et avisées dans leurs choix fiscaux. Ensuite, elles sont, dans ce domaine, fortement influencées par les politiques fiscales conduites par les Etats et les grands acteurs internationaux tels que l'OCDE. Enfin, elles sont loin d'être toujours gagnantes dans leur planification fiscale internationale et, si les opportunités existent, les périls sont aussi très nombreux.

Premier axe, les entreprises sont avant tout des agents économiques rationnels. Comme elles opèrent dans un monde de plus en plus globalisé, elles sont nécessairement soumises à des choix de planification internationale structurants, en matière fiscale comme en d'autres domaines, au regard des structures dont elles se dotent au fur et à mesure de leur internationalisation.

A-t-on intérêt à choisir une implantation sous forme de succursale ou de filiale ? Quelles fonctions et risques faire assumer par l'entité qui sera située dans tel ou tel pays d'implantation ? Vaut-il mieux financer un investissement par capital ou par emprunt ? Va-t-on rapatrier les profits futurs dans le cadre d'une politique de redistribution envers les actionnaires ou bien les réinvestir dans d'autres pays ? Voilà autant de questions légitimes qui sont à la source d'une bonne planification fiscale internationale à mettre en place au profit des entreprises.

À mes yeux, mais ce propos n'engage que moi et non Ernst & Young dans sa globalité, il est totalement vain d'exiger des entreprises qu'elles aient un comportement citoyen ou civique quand elles opèrent ces choix et de s'attendre à ce qu'elles maximisent ou simplement acquittent une charge fiscale plus élevée dans un pays particulier par patriotisme fiscal envers cet État.

Envers quel pays d'ailleurs faudrait-il que les entreprises soient citoyennes ? Celui de leur siège ultime ? Celui dont elles exploitent les matières premières, les forces de travail ou bien la solvabilité de la demande de consommation qui s'adresse à elles ?

Le capitalisme n'est plus national depuis longtemps, s'il l'a jamais été, et c'est faire fausse route que de vouloir instiller un comportement moralisateur nationaliste dans les entreprises. La vocation de la plupart d'entre elles est non de servir une cause nationale, mais avant tout de survivre dans un monde ultra concurrentiel et de prospérer afin de se développer.

Réduire la charge d'impôt est une autre façon de maximiser les marges d'autofinancement et donc les moyens propres de l'entreprise. Cet objectif est rationnel et même légitime du point de vue de la stratégie d'entreprise. La seule limite au fond à poser au comportement économique rationnel des entreprises est, là comme ailleurs, le respect de l'Etat de droit, qui garantit les libertés économiques dont elles jouissent. C'est la raison pour laquelle il faudrait prendre bien soin de tracer de manière claire et précise cette distinction pas toujours facile à appréhender, qui n'a rien de moral, mais qui a tout de l'esprit purement légaliste entre planification et évasion, entre optimisation et fraude.

Deuxième axe : les entreprises sont naturellement très largement influencées par les politiques conduites par les Etats, que ce soit l'Etat de leur siège ultime ou celui de leur implantation. En la matière, on ne peut pas dire qu'il y ait vraiment de neutralité, ni une absence de compétition entre les Etats pour attirer et retenir les investissements sur leurs territoires.

On pourrait multiplier à l'infini les exemples de dispositifs fiscaux mis en place par les Etats pour attirer les implantations des entreprises ou pour influer sur leur comportement. Là encore, il y a assez peu de place pour la moralisation.

Les Etats-Unis, par exemple, ont eu pendant longtemps une politique fiscale en faveur de l'expansion internationale de leurs entreprises avec les Foreign Sales Companies. On peut probablement se dire que les règles du dispositif actuel dit de « check the box », qui permettent à un groupe américain de structurer ses investissements internationaux avec une très grande flexibilité, ont un peu pris le relais.

Au Royaume-Uni, la baisse continue du taux de l'impôt sur les sociétés ou la création toute récente d'un régime très attractif pour la détention d'actifs de propriété intellectuelle participe également de cette même compétition fiscale, à tel point que le gouvernement de David Cameron veut faire de son système fiscal en faveur des entreprises un actif pour le développement du Royaume-Uni.

Face à certaines délocalisations de sièges sociaux du Royaume-Uni vers d'autres pays comme l'Irlande - c'est le cas, de notoriété publique, du grand groupe publicitaire WPP, par exemple -, les Britanniques sont allés jusqu'à assouplir leur dispositif d'antilocalisation de profits dans des États à fiscalité favorable à l'occasion de la dernière loi de finances.

Autre exemple, l'Allemagne, qui, depuis le début des années deux mille, a conduit une politique de baisse systématique de son taux d'impôt sur les sociétés pour inciter ses entreprises à maintenir leur assiette fiscale en Allemagne.

La planification fiscale - et c'était là un peu l'objet de mon propos - n'est pas un jeu solitaire et honteux des entreprises, si je puis dire, et les États ne sont pas innocents dans l'utilisation de cette autre arme qu'est la fiscalité dans la guerre économique à laquelle ils se livrent.

C'est aussi pourquoi il faut, selon moi, être très prudent et ne pas placer la France dans la position de « mère la vertu », si vous me permettez l'expression, car nous risquons aussi d'accélérer certains phénomènes de délocalisation.

Oui, la déductibilité des charges financières liées à l'acquisition de titres de participation a participé du mitage de la base fiscale en France des grands groupes français. Mais est-ce vraiment un mal si cela nous a permis de maintenir en France les centres de décision de quelques grands champions internationaux ?

La France est le deuxième pays au monde après les États-Unis pour le nombre de groupes leaders mondiaux dans leur domaine. Veut-on vraiment, par une politique fiscale qui viserait à contrecarrer leur expansion, les inciter à déplacer progressivement ailleurs leurs centres de décisions ou tout simplement les affaiblir ? Le sujet mérite d'y regarder à deux fois !

Prenons garde à ne pas scier l'une des dernières branches porteuses sur lesquelles nous sommes tous assis. Cela ferait le plus grand bonheur de nos compétiteurs, qui tendraient les bras pour accueillir ces entreprises. Si les entreprises ont besoin des Etats pour élaborer leur planification fiscale internationale, elles peuvent en être tout autant les victimes que les éventuelles bénéficiaires.

Cela m'amène au troisième et dernier axe : la planification fiscale internationale est source de périls tout autant que d'opportunités pour les entreprises.

Sur ce plan, je voudrais avant tout prendre comme illustration de mon propos une matière particulière, celle des prix de transfert.

On a coutume de pointer du doigt le fait que la moitié du commerce international est constitué d'échanges intragroupe et que les prix de transfert tels qu'ils sont pratiqués par les entreprises multinationales sont une source majeure d'évasion fiscale. Cette diatribe me semble davantage relever du mythe que de la réalité, du moins pour les entreprises que j'ai pu observer en vingt-cinq ans de carrière.

Au regard des principes développés par l'OCDE depuis des décennies maintenant, les prix fixés entre entreprises liées doivent être établis comme ils le seraient entre entreprises indépendantes au regard des fonctions, des risques et des actifs mis en oeuvre par chacune des parties à la transaction.

Il ne s'agit pas d'une matière vierge de toutes règles et il faut tout de même souligner que ce standard mis au point par l'OCDE et dit du « prix de pleine concurrence » est particulièrement difficile à cerner en pratique et source de litiges sans fin avec les différentes administrations fiscales. En fait, c'est un peu comme si l'on obligeait les entreprises à jouer un jeu de rôle, une fiction, entre leurs différentes composantes. On doit faire comme si l'on était indépendant et donc, s'agissant d'une fiction, le résultat est nécessairement aléatoire et incertain.

Chacun comprendra aisément que la matière prête à divergences et interprétations, et que nous sommes très loin d'un standard offrant toutes les garanties de la sécurité fiscale à laquelle les agents économiques peuvent aspirer. La matière est d'autant plus périlleuse pour les entreprises que le principe d'élimination de la double imposition par les traités n'a de portée qu'en matière de double imposition juridique, c'est-à-dire lorsqu'un même revenu est taxé au nom de la même personne dans deux Etats différents, et que les traités n'instaurent en général qu'une obligation de moyens en matière d'élimination de la double imposition économique.

Un même revenu considéré comme devant être taxé dans le chef de deux entités différentes, parties à une même transaction, ne donnera pas lieu nécessairement à une correction symétrique par l'autre État en cas de contestation, étant précisé que les autorités compétentes n'ont en général, de par les traités, qu'une obligation de moyens, et encore au travers de procédures longues et difficiles. Par conséquent, pour les entreprises, la matière des prix de transfert est certainement au moins autant, si ce n'est plus, une source de risques qu'une source d'opportunités fiscales.

C'est d'autant plus vrai que, d'une part, les enjeux autour de la répartition de la base imposable s'exacerbent à l'heure où une forte pression est mise sur les Etats pour qu'ils maximisent leurs recettes fiscales et que, d'autre part, la tentation est grande et le terrain facile pour considérer que telle ou telle transaction est déséquilibrée par rapport à ce que des parties indépendantes auraient négocié en revisitant le niveau de fonctions et de risques réellement assumés par une entité.

Comme il s'agit de toute façon d'une fiction, chacun peut, en fait, réécrire le roman comme il le souhaite, sans être obligatoirement dans l'invraisemblable. La matière n'est donc pas une science exacte et les entreprises ont souvent beaucoup à perdre à risquer une politique de prix de transfert agressive ou mal maîtrisée.

J'en viens à mon troisième point, et j'en terminerai par-là, à savoir ma vision des grands enjeux de la stratégie fiscale internationale des entreprises.

J'ai déjà évoqué l'enjeu de la compétitivité des territoires pour lequel l'outil de la fiscalité constitue un levier majeur dont les États usent très largement, et l'on peut difficilement reprocher aux entreprises d'y être sensibles. Je ne m'y attarderai pas davantage.

Je voudrais surtout mettre en lumière certains des paradoxes que les moyens déployés pour lutter contre un certain shopping fiscal peuvent engendrer et montrer comment on a pu parfois, sans y prendre garde, générer un remède qui s'avère pire que le mal.

Une illustration d'un tel paradoxe réside notamment dans la manière dont les dispositifs contre l'utilisation de juridictions à fiscalité favorable ont été traités au sein de l'Union européenne.

Ainsi, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a estimé que les dispositifs nationaux de lutte contre la localisation de profits dans des États à fiscalité privilégiée, le fameux article 209 B et ses équivalents qui existent dans tous les grands pays développés, étaient attentatoires à la liberté d'établissement garantie par le traité lorsque ces dispositifs étaient appliqués au sein de l'Union. C'est le fameux arrêt Cadbury Schweppes rendu par la CJCE en 2006 à l'encontre du Royaume-Uni concernant une entreprise qui avait installé ses activités de trésorerie en Irlande.

La Cour a estimé que ces dispositifs de lutte contre la localisation de profits dans des entités à fiscalité privilégiée étaient compatibles avec la liberté d'établissement, mais uniquement lorsqu'il s'agissait de lutter contre des montages purement artificiels, c'est-à-dire lorsque la liberté d'établissement n'était pas réellement usitée à défaut d'avoir une substance appropriée à l'activité déployée dans l'État en cause.

Le résultat concret de cette évolution jurisprudentielle est que, là où auparavant les structures en cause avaient avant tout une réalité contractuelle et financière, elles ont dorénavant aussi une réalité humaine, et les fonctions ont été progressivement transférées pour justifier de l'usage effectif et sincère de cette liberté d'établissement qui permet de profiter d'un avantage fiscal substantiel. A une délocalisation d'actifs et de capitaux a succédé une délocalisation d'emplois.

Ce paradoxe d'une lutte contre une certaine forme d'optimisation fiscale au travers de localisations d'activités dans des structures situées dans des pays à fiscalité privilégiée qui engendre encore plus de délocalisations, on le retrouve, mutatis mutandis, en matière de prix de transfert, où ce sont les fonctions, les risques et les actifs employés par une entité qui permettent de justifier que l'on attribue à cette entité davantage de marge.

L'objet de mon propos n'est pas de dire, à supposer qu'elle ait un objectif louable, que la lutte contre les localisations fiscales d'opportunité est vaine et sans espoir ; il est simplement de montrer que des principes de bon sens, exiger une substance adéquate par exemple, peuvent se retourner contre l'objectif poursuivi et qu'il faut manier ces outils avec une infinie précaution dans un monde ouvert et régulé par un ordre fiscal international encore embryonnaire.

C'est pourquoi on peut penser que la matière serait beaucoup mieux « adressée » par une harmonisation fiscale entre États de grande ampleur ou, au moins, une coordination des politiques fiscales en amont, en particulier au sein de l'Union européenne, que par un renforcement de l'arsenal répressif contre les entreprises, lequel au mieux nuira à la compétitivité de la marque France qui n'en a pas besoin, au pire renforcera le mouvement de délocalisation en touchant cette fois-ci les fonctions centrales de décision.

Pardonnez-moi d'avoir été un peu long...

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