Je n'ai pas besoin de vous rappeler le contexte dans lequel se situent nos travaux : la décision du Conseil constitutionnel le 4 mai 2012 d'abroger l'article 222-33 du code pénal relatif au harcèlement sexuel ; la nécessité de combler au plus vite ce vide juridique et la constitution d'un groupe de travail commun à la commission des Lois, à celle des Affaires sociales et à notre délégation, qui a procédé en deux semaines à l'audition d'une cinquantaine de personnes : nous sommes nombreux à y avoir participé avec assiduité.
La première partie de notre rapport s'attache à cerner la réalité du harcèlement sexuel.
Parce qu'on en a longtemps sous-estimé l'impact sur ses victimes, il reste encore aujourd'hui un fléau social peu étudié et sous-évalué.
La grande enquête nationale sur les violences envers les femmes de 2000 en a donné un premier aperçu. 2 % des femmes interrogées déclaraient avoir subi, au cours des douze derniers mois, des faits de harcèlement sexuel. Parmi celles qui déclaraient avoir subi des avances sexuelles non désirées, une femme sur sept y avait été exposée plus de dix fois, voire tous les jours ou presque.
L'enquête a montré que si toutes les femmes étaient susceptibles d'être victimes de harcèlement sexuel, certains facteurs les y exposaient davantage : leur jeunesse (les 20/24 ans en sont six fois plus souvent victimes que les plus de 45 ans) ou encore une vulnérabilité liée à une enfance difficile.
Certaines caractéristiques professionnelles constituent des facteurs aggravants : les apprenties et les stagiaires sont davantage atteintes que d'autres statuts d'emplois, par l'effet cumulé de leur jeune âge et d'une vulnérabilité économique ; les professions libérales aussi parce que les relations de travail y sont très personnalisées ; enfin, les secteurs qui sont restés des bastions masculins.
L'enquête a révélé, en outre, que les faits d'agression sexuelle et de harcèlement sexuel commis sur le lieu de travail étaient moins souvent encore dénoncés par les femmes que les autres formes d'agressions sexuelles.
Peu de données globales sont venues, depuis 2000, compléter et actualiser ces conclusions.
Une enquête réalisée en 2007, en Seine-Saint-Denis, à partir d'un questionnaire rempli, sur une base volontaire, par près de 1 800 femmes travaillant dans le département a mis à jour des phénomènes à la fois plus diffus et plus répandus qu'on ne l'imagine habituellement.
Premier niveau, le « bruit de fond » du harcèlement sexiste : 45 % des femmes interrogées déclarent avoir entendu au cours des douze derniers mois des blagues sexuelles et sexistes et pour la moitié d'entre elles de façon répétée ; 14 % de femmes se disent confrontées à la présence de la pornographie sur leur lieu de travail ;
Second niveau, le harcèlement sexuel proprement dit : 13 % des femmes ont été confrontées à des attitudes insistantes ou gênantes, voire à des gestes déplacés ; 9 % ont déclaré avoir reçu des avances sexuelles non désirées, dont 3 % à plusieurs reprises ;
Troisième niveau, celui des agressions sexuelles : 2 à 2,5 % des femmes ont subi un « pelotage » ; 1,6 % ont eu affaire à un voyeur ; 1,5 % à un exhibitionniste ; enfin, 0,6 % des femmes interrogées déclarent avoir été obligées de subir un rapport sexuel contre leur gré.
Les femmes qui ont subi ces différentes formes de violences ont dans l'ensemble esquivé les questions relatives aux suites qu'elles ont données à ces atteintes. Mais les quelques réponses montrent que les victimes parlent peu de ces faits dans l'entreprise, et moins encore à l'extérieur.
Ces résultats apportent un éclairage inquiétant sur la réalité du harcèlement sexuel et, plus généralement, des violences envers les femmes en France, puisqu'ils dénotent une fréquence de ces agissements très supérieure à celle qu'avait révélée l'enquête nationale de 2000.
Il est indispensable de corroborer ces résultats par une enquête approfondie. C'est pourquoi les deux premières recommandations que je vous proposerai d'adopter portent respectivement : sur la réalisation d'une nouvelle enquête sur les violences faites aux femmes en France, en insistant pour qu'elle comporte un volet sur le harcèlement sexuel et sur la création d'un Observatoire national des violences envers les femmes ; celui-ci aurait pour mission de réaliser les études nécessaires au pilotage et à l'évaluation des politiques publiques, de constituer une plateforme de collaboration entre les différents acteurs engagés dans la lutte contre ces violences et d'être le correspondant naturel des observatoires locaux.
Il n'est plus possible, aujourd'hui, de sous-estimer l'ampleur d'un phénomène qui constitue une véritable plaie sociale. Il est clair que l'étude des mauvaises conditions de travail et de la pénibilité ne doit plus se limiter aux accidents de travail et aux maladies professionnelles liées à l'exposition à certaines substances. Elle doit élargir son champ d'investigation et prendre en compte les souffrances psychologiques et psychiques.
A défaut d'étude comparable en France, je cite dans le rapport les résultats d'une enquête réalisée par le ministère israélien de l'industrie, du commerce et de l'emploi. 165 000 femmes auraient été victimes, dans l'année, d'un harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Parmi elles, 9 % ont dû quitter leur emploi et 22 % ont déclaré que leur productivité avait diminué à cause d'un climat de travail dégradé. Si l'on additionne le coût pour les victimes, les employeurs et la société, la dépense globale s'élèverait à un milliard de shekels par an, soit 250 millions d'euros.
En France, il n'est pas douteux que le harcèlement sexuel constitue un handicap dans l'accès des femmes au travail et dans le déroulement de leur carrière : il les tient éloignées de certains secteurs et constitue l'un des facteurs de ségrégation professionnelle ; il provoque des discontinuités dans le déroulement de leur carrière : ruptures du contrat de travail, mutations, voire « mises au placard » ; instrument facile pour déstabiliser un adversaire redouté, il peut aussi constituer l'une des composantes du « plafond de verre ».
Or, malgré leur fréquence, ces agissements ne donnent lieu qu'à des poursuites pénales peu fréquentes et à l'issue incertaine.
Je cite dans le rapport les statistiques pénales fournies par le Gouvernement : un millier de procédures nouvelles chaque année et, à l'arrivée, entre 70 et 80 condamnations annuelles. Entre les deux, une sélection drastique : plus de la moitié des affaires font l'objet d'un classement sans suite et, au sein des affaires dites « poursuivables », plus de la moitié font encore l'objet d'un classement pour inopportunité ou d'un simple rappel à la loi.
Pourquoi une aussi faible réponse pénale ? Le procureur de la République près le tribunal de grande instance (TGI) de Paris nous l'a expliqué : difficulté d'apporter des preuves assises sur des faits précis, détaillés, datés, absence de témoignages concordants... La longueur et la difficulté des procédures peuvent être décourageantes pour les victimes qui sont tentées d'abandonner.
Une autre caractéristique de ce contentieux : alors qu'en cas de concours d'infraction - quand un acte fautif peut être qualifié de deux façons différentes - c'est toujours la qualification la plus lourde qui doit prévaloir, il en va autrement en matière de harcèlement sexuel : des faits qui relèvent d'incriminations plus graves - agressions sexuelles, violences, voire viols - sont souvent « déqualifiés » en harcèlement sexuel dès lors qu'ils ont lieu dans le cadre des relations de travail. La dépêche de la Chancellerie qui a recommandé aux tribunaux de trouver d'autres qualifications pénales pour les faits qu'il n'était plus possible de poursuivre au titre du harcèlement sexuel, a amorcé, chez les magistrats, une prise de conscience salutaire du caractère anormal de cette pratique.
Mais je vous proposerai de ne pas nous en contenter et de recommander à Mme le Garde des Sceaux, responsable de la politique pénale, de se montrer extrêmement vigilante pour que le nouveau délit de harcèlement sexuel ne soit plus utilisé à l'avenir pour sanctionner des agissements qui relèvent d'incriminations pénales plus graves.
Même si l'on peut en attendre une amélioration de la réponse pénale, la lutte contre le harcèlement sexuel ne peut cependant se limiter à son volet répressif. Je vous proposerai donc de formuler toute une série de recommandations pour améliorer la prévention et l'accompagnement des victimes : l'une en direction des médecins du travail pour qu'ils reçoivent une formation qui leur permette à la fois de détecter les situations de harcèlement sexuel, de donner l'alerte, d'accompagner les victimes ; une autre en direction des organisations syndicales pour qu'elles s'impliquent pleinement dans la lutte contre le harcèlement sexuel car il constitue une source importante de souffrance au travail ; une troisième pour étendre aux associations qui luttent contre les violences envers les femmes la possibilité d'ester en justice aux côtés des victimes, avec leur consentement, dans les contentieux civils relatifs au harcèlement sexuel ; une autre encore pour assigner à l'État, comme c'est déjà le cas pour les employeurs du privé, une responsabilité en matière de prévention du harcèlement sexuel dans le secteur public ; corollaire de cette dernière, une recommandation pour que les cadres des différentes fonctions publiques reçoivent une formation qui leur permette de détecter les situations de harcèlement sexuel et d'y répondre de façon adaptée ; enfin, je vous propose deux recommandations propres à l'enseignement supérieur dans la mesure où celui-ci ne comporte pas seulement des personnels enseignants et des personnels administratifs, mais aussi des étudiant(e)s et des doctorant(e)s qui ne bénéficient pas de la protection statutaire assurée aux agents publics : c'est une situation qu'il faudra étudier dans le cadre de l'enquête relative aux violences que nous demandons ; en second lieu, il faut améliorer la protection de ces jeunes à travers la composition et le fonctionnement des organes disciplinaires des établissements publics d'enseignement.
La seconde partie du rapport aborde le problème de la définition du délit de harcèlement sexuel, en particulier dans le code pénal.
Le délit de harcèlement sexuel a été introduit en droit français par deux lois de 1992. Il comportait à l'origine trois éléments constitutifs : des éléments matériels (autrement dit, des actes fautifs) : ordres, menaces, contraintes, voire pressions de toute nature ; un abus d'autorité : pour être constitué, le harcèlement sexuel devait émaner d'une personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions ; un élément intentionnel : l'obtention de faveurs de nature sexuelle.
En 2002, la loi de modernisation sociale a supprimé deux des éléments constitutifs : l'abus d'autorité et l'énumération des actes fautifs. Cet élargissement de la définition du harcèlement sexuel a permis un doublement du nombre des condamnations mais a fragilisé la notion juridique, ouvrant la voie, dix ans plus tard, à son abrogation par le Conseil constitutionnel.
Dans sa décision du 4 mars 2012, celui-ci a jugé que l'article 222-33 du code pénal permettait que le délit de harcèlement sexuel soit « poursuivable sans que les éléments constitutifs de l'infraction soient suffisamment définis ». Le jugeant contraire à la Constitution, il en a décidé l'abrogation immédiate, créant un vide juridique que nous devons combler au plus vite pour ne pas laisser les victimes sans recours devant le juge pénal et pour ne pas envoyer un message d'impunité aux harceleurs potentiels.
Nous avons décidé de nous y atteler le plus rapidement possible en créant un groupe de travail commun à la commission des lois, à celle des affaires sociales et à notre délégation. Celui-ci a effectué, en deux semaines, l'audition d'une cinquantaine de personnes qui lui ont permis de mûrir sa réflexion, de définir un certain nombre de points d'accord et d'identifier quelques difficultés.
Je vais essayer de vous les résumer.
L'acte d'une particulière gravité, tout d'abord : le harcèlement renvoie dans le langage courant à des agissements répétés ; adopter une solution différente dans la définition du code pénal serait une source de difficultés ; mais on ne peut pas laisser impuni un acte unique d'une particulière gravité : chantage à l'embauche, à l'obtention d'un stage ou d'un logement. Nous avons opté pour une solution de synthèse. Les deux situations seraient envisagées dans le nouvel article 222-33 du code pénal : un paragraphe serait consacré à la définition du harcèlement sexuel constitué d'actes répétés, un second à l'acte unique d'une particulière gravité. Je vous propose d'appuyer ce choix auquel nous avons contribué par une recommandation.
Dans la recommandation suivante, je vous propose que pour le second volet, celui de l'acte aggravé, soient notamment retenus, comme éléments constitutifs, les « menaces, intimidations et contraintes » qui figurent dans certaines propositions de loi et auxquelles nous pourrions ajouter les « promesses ».
En revanche, pour le harcèlement sexuel « actes répétés », nous retiendrons plutôt comme éléments matériels, les « propos, actes ou comportements ».
Le groupe de travail a ensuite considéré qu'il convenait de retenir une définition de l'élément intentionnel du délit plus large que la seule obtention de « faveurs sexuelles », expression désuète et inadaptée au demeurant, dans la mesure où bien souvent, l'auteur des faits cherche uniquement à humilier sa victime. Mais comme cette espèce de chantage sexuel reste une composante bien réelle et particulièrement odieuse du harcèlement sexuel, nous avons souhaité conserver, à titre alternatif, cet élément intentionnel, mais en parlant plutôt « d'acte sexuel », l'élément principal étant « l'atteinte à la dignité ». Je vous propose d'apporter votre appui à cette solution de synthèse dans une autre recommandation.
Enfin, dans la recommandation suivante, je vous propose de retenir comme circonstance aggravante du délit, non seulement l'abus d'autorité, mais aussi la minorité de la victime, son état de vulnérabilité, notamment économique, ou encore le fait que le délit soit commis à plusieurs personnes.
En revanche, la circonstance que l'infraction soit commise sous la menace d'une arme ou d'un animal, envisagée par certaines propositions de loi, ne nous paraît pas appropriée, car il nous semble que les faits devraient alors relever d'une autre incrimination pénale, plus lourde.
Enfin, la dernière recommandation est inspirée par un souci de clarté et d'intelligibilité de la loi : à l'occasion de l'élaboration de la nouvelle définition du harcèlement sexuel, il faut procéder à un alignement des définitions figurant dans les différents codes et textes de référence, sans oublier bien évidemment la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Celle-ci ne figure pas dans le projet de loi, le Gouvernement n'ayant pas eu le temps de procéder aux consultations nécessaires. Il reviendra au Parlement d'apporter les compléments nécessaires car l'administration et la sphère publique ne peuvent être laissées de côté par cette réforme.
Voici, mes chers collègues, les principales orientations du rapport. Je vous propose d'avoir un premier échange de vues sur celles-ci avant de passer à l'examen des recommandations.