Intervention de Françoise Cartron

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 26 juin 2012 : 1ère réunion

Photo de Françoise CartronFrançoise Cartron, rapporteure :

Mes chers collègues, au terme de six mois de travail, ponctués par 25 heures d'auditions à Paris et par six déplacements à Créteil et en Seine-Saint-Denis, à Nancy, à Lyon, en Gironde et dans l'Yonne, je souhaite vous présenter les principales conclusions que je tire de la mise en oeuvre de l'assouplissement de la carte scolaire, réforme phare de Nicolas Sarkozy en 2007.

Plusieurs rapports d'évaluation dirigés par des économistes et des sociologues ont conclu qu'au plan national, les grands équilibres du système scolaire n'avaient pas été bouleversés, ni à l'entrée au collège en 6e, ni à l'entrée au lycée en seconde. J'explique le faible impact agrégé de l'assouplissement par les contraintes qui ont fortement limité les possibilités de satisfaire les demandes des parents :

- d'abord, dans les instructions ministérielles, le strict respect des capacités d'accueil des établissements, sans création de division supplémentaire, et le maintien d'une priorité d'inscription aux élèves du secteur ;

- ensuite, l'implantation des établissements. En milieu rural, il n'existe bien souvent qu'un seul collège à proximité, ce qui rend caduque toute possibilité de dérogation. En outre, notamment à l'entrée en 6e, les parents affichent une préférence pour l'établissement le plus proche du domicile ;

- enfin, l'assouplissement a aussi eu des effets modérés en apparence, parce qu'existaient déjà des procédures de dérogations bien rodées et une forte ségrégation sociale.

Cependant, ce bilan national agrégé masque des disparités très importantes. C'est pourquoi la mission s'est attachée tout au long de ses travaux à affiner et à différencier son diagnostic selon les territoires et selon les publics touchés. Les zones très urbanisées sont manifestement plus touchées par les dérogations, mais la région parisienne méritait d'être distinguée des grandes métropoles régionales. L'éducation prioritaire demandait également un traitement spécifique. De même, la comparaison des établissements publics et privés était nécessaire.

Le temps me manque pour détailler tous les mécanismes mis en jeu par l'assouplissement et tous les constats différenciés territoire par territoire. Je vous renvoie au texte du rapport et notamment à sa deuxième partie. Je me contenterai de poser le principe général que dans certaines zones et pour certains publics, la dynamique d'aggravation des inégalités sous l'effet de l'assouplissement de la carte scolaire est évidente et inquiétante. En affaiblissant la mixité sociale dans les établissements, l'assouplissement de la sectorisation a servi de révélateur de toutes les inégalités qui grevaient le système scolaire. Il est établi que les territoires où se trouve la plus faible mixité sociale dans les établissements et la plus forte concurrence entre les établissements connaissent à la fois de plus mauvais résultats en moyenne, plus d'échec scolaire et plus d'inégalités scolaires, au détriment des élèves de milieu défavorisé.

Au-delà de ses conséquences visibles sur les flux d'élèves et la composition sociologique des établissements, l'assouplissement de la carte scolaire a également transformé les représentations de l'école qu'entretenaient les parents. C'est l'effet du discours politique qui a accompagné la réforme. On a d'abord évoqué une abrogation pure et simple de la carte scolaire avant de se rabattre sur des aménagements techniques. Mais les familles ont retenu le principe d'un droit au choix de l'établissement au sein de l'enseignement public. La réforme de 2007 a ainsi légitimé symboliquement les anciens comportements de contournement de la carte scolaire, désormais libérés de toute réticence de principe ou mauvaise conscience.

Parallèlement, un certain fatalisme social s'est répandu dans les familles. Les parents sont de plus en plus nombreux à douter de la capacité de l'école à lutter contre les déterminismes sociaux. Dès lors, pour eux, la qualité d'un collège ne dépend pas tant de la qualité de ses enseignants que du public qui fréquente l'établissement. Aux yeux des parents, il devient essentiel de contrôler avec qui leurs enfants sont scolarisés. Ce pessimisme social nourrit les comportements d'évitement de la carte scolaire, soit par des dérogations, soit par le recours au privé.

L'évitement fragilise des établissements peu réputés, qui le deviennent encore moins et sont encore plus évités. Des cercles vicieux se créent : ils aboutissent à accentuer progressivement la hiérarchisation des établissements et à intensifier la concurrence entre les collèges et entre les lycées pour capter des flux d'élèves. Ces stratégies d'attractivité passent souvent par une prolifération contreproductive d'options et de parcours spécifiques, sans amélioration de la qualité de l'enseignement dispensée.

La polarisation néfaste entre « bons » et « mauvais » établissements est d'autant plus forte que dans leurs choix d'établissement, les familles tiennent compte des décisions des autres familles. C'est de là que naissent les effets de réputation et de rumeur qui nourrissent les angoisses et rendent inaudible le discours de l'institution scolaire. Les palmarès et les classements publiés dans la presse amplifient encore le phénomène.

En légitimant la hiérarchisation des établissements, l'assouplissement de la carte scolaire a contribué à stabiliser des représentations biaisées de l'école dans l'esprit des parents. Le climat dans lequel il a été mis en oeuvre a encore amplifié ses effets pervers. En effet, depuis quelques années, l'opinion publique reçoit constamment des messages négatifs, tirés des évaluations nationales et internationales, sans qu'aucune alternative concrète et opérationnelle ne soit proposée. C'est aussi ce climat anxiogène qui pousse les parents à construire des stratégies scolaires sophistiquées et à contourner la sectorisation. L'accompagnement des familles et la prise en compte de leur inquiétude paraît nécessaire, si l'on veut rétablir une régulation efficace des flux d'élèves au service de la mixité sociale.

L'échec de l'assouplissement de la carte scolaire est évident, mais le retour pur et simple à la situation antérieure ne serait pas à la hauteur de l'enjeu : réussir la démocratisation de l'école républicaine en assurant une mixité sociale authentique au sein des établissements. Au fond, l'assouplissement a constitué une réponse inopportune aux questions pertinentes qui étaient posées lors du débat présidentiel de 2007. Le simple retour en arrière ne règlerait pas les problèmes réels de ségrégation scolaire. La question de la participation de l'enseignement privé, en suspens depuis l'origine, ne serait pas réglée. Les stratégies de dérogations sur la base d'options et de parcours spécifiques resteraient à la disposition des familles les mieux informées, dont le capital socioculturel et la familiarité avec l'école sont les plus grands. La hiérarchisation des établissements et leur polarisation en « bons » et en « mauvais », déjà bien ancrées dans l'esprit des parents, persisteraient. Perdurerait aussi la perte de confiance dans la capacité de l'éducation nationale à lutter contre les inégalités.

C'est pourquoi je propose dans mon rapport plusieurs pistes de réforme :

- faire de la mixité sociale un objectif à part entière de la politique d'éducation ;

- refuser, sauf cas exceptionnels, la fermeture des établissements ghettoïsés dont il convient au contraire de protéger les ressources ;

- réguler l'offre d'options et de parcours spécifiques ;

- préparer une modulation des dotations des établissements tant publics que privés en fonction de leur composition sociale ;

- élargir les secteurs et revoir les procédures d'affectation des élèves.

Je préconise d'abord un changement radical de l'orientation politique générale qui a prévalu depuis cinq ans. Il faut faire de la mixité sociale et scolaire un objectif central porté par le ministère de l'éducation nationale, au-delà des discours souvent restés vains.

Je souhaite donc que le nouveau ministre de l'éducation nationale puisse remobiliser tous les personnels pour redonner un souffle et un sens à l'école. La promotion active de la mixité et la réduction des inégalités scolaires pourraient être intégrées dans les lettres de mission des recteurs et dans les projets académiques. De même, les lettres de mission des chefs d'établissement pourraient perdre une partie de leur caractère formel grâce à l'introduction d'objectifs de brassage des publics à l'intérieur de l'établissement. Ceci vise à rompre avec les logiques de ségrégation interne et de constitution de classes homogènes.

Le refus du fatalisme doit nous amener, en outre, à rejeter le principe des fermetures d'établissement sous prétexte de leur ghettoïsation, sauf situation locale exceptionnelle. Il est certain que dans certaines zones notamment en région parisienne, la mixité sociale ne reviendra que difficilement au sein des établissements scolaires. Mais le remède proposé, la fermeture, serait pire que le mal.

Dans certains quartiers sensibles, le collège même très ségrégué est un lieu de vie essentiel. Aussi bien concrètement que symboliquement, sa fermeture constituerait un véritable abandon aux conséquences redoutables. Elle rejaillirait sur toute la population du quartier, définitivement stigmatisée et privée d'un service public fondamental. Elle éloignerait encore davantage de l'école des familles qui n'en sont pas familières. Plutôt que de les fermer, il faut surtout maintenir le niveau des dotations des établissements très évités pour leur éviter de subir une double peine. En outre, il convient de garantir la stabilité de l'équipe éducative en réduisant progressivement l'affectation de stagiaires et de néotitulaires dans les établissements défavorisés et évités.

Une des illusions majeures qu'il faut dissiper, c'est de croire que les options ou les classes spécifiques comme les CHAM (classes à horaires aménagés - musique) ou les sections internationales peuvent aider les établissements évités. En réalité, si le collège est déjà ghettoïsé, les classes moyennes n'y reviendront pas, quelle que soit l'offre de formation. Les options sont utilisées essentiellement comme un motif de dérogation particulièrement commode. Elles ne servent pas à entrer dans un collège ou un lycée moins réputé, mais au contraire à en sortir.

Considérant en outre leur coût très élevé, je préconise une révision profonde de l'offre et de la carte d'options et de parcours spécifiques. Cette seule mesure étouffera beaucoup de stratégies de dérogations et affaiblira la ségrégation scolaire, aussi bien externe, entre établissements, qu'interne au sein d'un même établissement. Les moyens dégagés par la remise à plat des options pourront alors être redéployés vers des objectifs plus utiles, par exemple l'amélioration du taux d'encadrement dans l'éducation prioritaire ou de l'efficacité du remplacement. J'estime que la rationalisation de l'offre d'options constitue un levier très important pour favoriser la mixité sociale au sein des établissements, en réduisant les possibilités de concurrence entre les établissements.

Plus spécifiquement, je demande également au Gouvernement de mener une évaluation précise des dispositifs CHAM. Je suis en effet inquiète de leur mise en oeuvre concrète et de leur impact sur la mixité sociale et sur l'épanouissement des jeunes.

Par ailleurs, les moyens accordés aux établissements ne prennent pas suffisamment en compte les différences existant entre les publics scolarisés. Une différenciation plus forte des ressources des établissements paraît nécessaire. Je propose donc une modulation des dotations des collectivités territoriales et de l'État en fonction de la composition sociale des établissements, afin d'accorder plus aux collèges et aux lycées défavorisés. Ces modulations permettront aussi de soutenir des collèges ruraux paupérisés, qui ne peuvent bénéficier d'aides dans le cadre de la politique de la ville et en faveur desquels il n'existe que très peu de leviers aujourd'hui.

Ce qui vaut pour les établissements publics doit valoir pour les établissements privés sous contrat d'association avec l'État. La question est posée : peut-on continuer à accorder la même dotation à l'élève pour tous les établissements privés ou doit-on prévoir des modulations en fonction de la composition sociale de chacun d'eux ? Au-delà des conflits idéologiques, qu'il serait vain de réouvrir, j'estime que l'État peut être plus exigeant avec les établissements privés sous contrat, en leur demandant d'accroître la diversité sociale de leur recrutement, en contrepartie des dotations versées et de l'absence de sectorisation. Tous les établissements privés ne pâtiraient pas de la modulation des dotations, mais seulement ceux dont le recrutement favorise particulièrement les catégories supérieures et dans lesquels sont absents les boursiers. Une dotation plancher pourrait d'ailleurs être garantie pour ne pas imposer de réorganisations brutales qui pénaliseraient les élèves.

Pour accroître la mixité sociale et réduire les inégalités, je recommande également un redécoupage des secteurs de recrutement des collèges, de telle sorte que les profils sociologiques des secteurs se rapprochent. L'échelon départemental est le plus pertinent et les conseils généraux doivent rester à la manoeuvre. Il pourrait être opportun dans certaines zones de laisser aux conseils généraux la possibilité d'élargir les secteurs et de prévoir des secteurs communs à plusieurs collèges. Ce serait notamment un moyen de minimiser l'importance de la ségrégation urbaine, puisque des secteurs élargis ont toutes les chances d'être plus mixtes socialement que les secteurs actuels.

Dans les nouveaux secteurs élargis, on pourra avoir un, deux ou plusieurs collèges, selon les zones et les décisions du conseil général. Je préconise l'adoption d'une sectorisation commune en particulier dans les agglomérations moyennes, où l'on compte deux ou trois collèges souvent en situation de concurrence larvée et proches géographiquement l'un de l'autre.

Il conviendra alors de redéfinir les modalités d'affectation des élèves dans ces nouveaux secteurs élargis et comprenant plusieurs collèges. Je propose que les parents émettent des voeux, qui seront ensuite classés par ordre de priorité après application d'un barème.

La construction de ce barème est le point clef. Les cas de handicap ou de traitement médical lourd seront prioritaires. Ensuite, des points seront accordés pour le choix d'un des établissements appartenant au secteur élargi, pour minimiser les dérogations hors secteur. Mais l'essentiel est surtout de donner une prépondérance au critère de bourse, pour que les boursiers puissent automatiquement aller dans l'établissement correspondant à leur premier voeu. Enfin, le choix d'une option n'interviendra pas dans le classement des voeux, de façon à rendre inopérantes les stratégies d'initiés. Les options ne pourront plus servir de support à des dérogations hors secteur, ni à des voeux d'affectation dans un des établissements du secteur élargi.

Ce barème de base au service de la mixité sociale dans les établissements scolaires pourrait encore être affiné de façon à éviter les effets de seuils : des points pourraient alors être attribués aux familles dont les revenus sont juste au-dessus des seuils d'éligibilité aux bourses. Le modèle que je vous propose se rapproche de la procédure d'affectation en lycée en vigueur depuis 2008 à Paris, qui a conduit à une amélioration très significative de la mixité sociale dans ces établissements.

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