Intervention de Daniel Raoul

Commission des affaires économiques — Réunion du 4 juillet 2012 : 1ère réunion
Déplacement d'une délégation en allemagne dans les länder de bavière de berlin et du brandebourg — Examen du rapport d'information

Photo de Daniel RaoulDaniel Raoul, rapporteur :

D'une façon plus générale, la question de la place des productions non alimentaires dans l'agriculture allemande se trouve posée : 2,3 millions d'hectares y sont en effet consacrés, soit près du cinquième des terres arables, et 18% de la production finale en résulte. La politique en faveur des énergies renouvelables d'origine alimentaire est très active, mobilisant près de 70 % des aides PAC du premier pilier. Cette tendance devrait perdurer, en vue notamment d'assurer la « sortie du nucléaire » grâce à un nouveau « mix énergétique ».

J'en arrive à la question de l'énergie. Dans ce secteur, contrairement à l'agriculture, le modèle est très différent de celui de notre pays. Le bouquet énergétique allemand est en effet très dépendant des énergies fossiles : 78 % de la consommation énergétique s'y rapporte, contre 50 % en France. En outre, l'Allemagne consomme globalement plus d'énergie que notre pays (+ 23 %), et utilise bien moins l'énergie nucléaire (11 %, contre 4 %). Pour ce qui est de la production électrique, la majeure partie est de nature fossile et une part moindre provient du nucléaire (28 % de l'électricité, contre 81 % en France). L'ajustement des besoins se fait par un recours massif aux importations, à commencer par le charbon, mais aussi le pétrole et le gaz naturel, dans des proportions bien supérieures à la France. Notre voisin connaît par conséquent un fort déficit énergétique.

Malgré ce profil énergétique très « carboné », les émissions de gaz à effet de serre se sont réduites d'un quart depuis 1990. Ceci s'explique par une prise de conscience environnementale très précoce, qui a entraîné un développement intense des énergies d'origine renouvelable. L'Allemagne, en effet, en consomme bien davantage que notre pays (+ 50 %), mais en produit aussi beaucoup plus (+ 85 %). En outre, le « mix » entre les différentes sources d'énergie renouvelables est bien plus équilibré, faisant appel principalement à l'éolien (troisième rang mondial) et au photovoltaïque (leader jusqu'en 2010). Ce secteur employait plus de 350 000 personnes en 2010.

L'Allemagne va devoir poursuivre ce soutien aux « énergies vertes », et même l'accentuer, si elle veut « sortir du nucléaire » d'ici dix ans, ainsi qu'elle l'a décidé. Opéré par le gouvernement Schröder dès le début des années 2000, ce choix a été ensuite remis en cause, avant que la catastrophe de Fukushima ne le réhabilite. En mars 2011, le gouvernement Merkel a ainsi décidé l'arrêt de la totalité des centrales nucléaires allemandes, au plus tard en 2022. Très discutée, cette stratégie nous interpelle. Le gaz, et plus encore le charbon, seront en effet les énergies de transition, une cinquantaine d'usines devant être construites ou modernisées. Or, ces énergies émettent des gaz à effet de serre. Il y a donc là un réel paradoxe, qui fait que la transition énergétique en Allemagne va se traduire par un recours massif aux sources d'énergies les plus polluantes.

En outre, la mutation industrielle sera difficile à opérer, entraînant une restructuration des entreprises allemandes du secteur. Les gros producteurs d'énergie, à commencer par E.ON, ont vu leurs résultats s'effondrer, alors qu'ils vont devoir réinvestir massivement dans les « énergies propres », lesquelles ne sont pas nécessairement sources de profit : en témoigne la mise en faillite ou le retrait du marché, ces derniers mois, de quatre entreprises allemandes produisant des panneaux solaires, suite à la réduction des soutiens publics en faveur du secteur et à l'exacerbation de la concurrence chinoise.

Un troisième défi énergétique doit être relevé pour assurer la transition : moderniser à grande échelle les réseaux de transport et de distribution d'électricité. Du fait de la configuration du pays, les sites de production sont majoritairement situés au Nord, tandis que les lieux de consommation sont plus concentrés au Sud et à l'Ouest. Il en résulte une saturation des réseaux, lorsque l'électricité est produite en trop grande quantité par les éoliennes de la Mer du Nord, contraignant ces dernières à s'arrêter et l'Allemagne à importer de l'étranger. La situation est identique lorsque lesdites éoliennes ne peuvent fonctionner du fait de vents trop faibles. Comme ce sont les entreprises allemandes de production et de distribution qui possèdent leur réseau, elles hésitent à investir dans de nouvelles lignes à haute tension alors que la société civile les accepte de moins en moins.

Le pari du gouvernement allemand est toutefois de surmonter toutes ces difficultés en affichant d'ambitieux objectifs énergétiques et environnementaux, avec d'ici 2020 une baisse de 40% des émissions de CO2, un développement de 35 % des énergies alternatives et une réduction substantielle de la consommation énergétique. La création de presque 700 000 emplois liés est attendue dans le même temps, l'Allemagne faisant le pari que cette transition énergétique, vertueuse d'un point de vue écologique, sera également l'un des moteurs de sa croissance économique.

Quant on parle de l'industrie allemande, une image vient aussitôt à l'esprit : celle de la voiture made in Germany, symbole d'une production de grande qualité commercialisée à un prix élevé, d'où des marges importantes, comme pour les machines outils, d'ailleurs. C'est que le pays, malgré la concurrence croissante des « émergents », a su s'organiser pour demeurer leader mondial en ce domaine. Volkswagen va sans doute devenir le premier constructeur automobile mondial, avec une stratégie bien différente de celle suivie en France : lors de la crise, cette entreprise a utilisé les heures de chômage partiel pour améliorer la formation de ses salariés. L'activité industrielle représente encore 24 % de l'activité totale du pays (contre 13 % en France), et ce taux a même progressé au cours de la décennie.

Derrière cette réussite indéniable, se trouve un modèle d'organisation des entreprises qui n'a nulle part son pareil : celui du Mittelstand, réseau vaste et hétérogène d'entreprises de taille intermédiaire (ETI) entretenant des relations étroites entre elles, le monde de la recherche, celui des banques régionales, à l'image de ce qu'était le Crédit Mutuel à une certaine époque, et les pouvoirs publics. Ce modèle se caractérise par une forte valorisation de l'entreprise familiale. Entité juridiquement et financièrement indépendante, elle oriente son activité sur le long terme et privilégie une transmission intrafamiliale des capitaux. Bénéficiant d'un régime fiscal favorable et de solutions d'autofinancement élaborées, elle met en oeuvre le fameux principe de cogestion, qui l'oblige à associer ses salariés à ses choix stratégiques et à rechercher des solutions allant dans l'intérêt du Land.

Ces entreprises du Mittelstand ont su se spécialiser dans des secteurs d'activité à forte valeur ajoutée, et ont consenti un effort soutenu en matière de recherche et développement : 65 % de l'investissement national en R&D provient du privé, contre 55 % en France, l'investissement global se montant à 2,87 % du PIB, contre 2,24 % en France. Depuis dix ans, notre pays affiche un objectif de 3 % du PIB à consacrer à la recherche, mais la R&D privée ne suit pas, contrairement à l'Allemagne. Nous reparlerons bientôt du crédit impôt-recherche, qui n'est pas toujours d'une grande efficacité, surtout pour tout ce qui concerne les filiales des grands groupes.

L'intensité des relations entre les PME et le monde de la recherche doit être soulignée, grâce aux nombreux et puissants clusters. Soutenus à l'échelle fédérale par les ministères de l'économie et de la recherche, ils le sont aussi et surtout par les Länder. Ceux-ci en font une composante majeure de leur politique d'aménagement régional et bénéficient pour cela d'une grande autonomie d'action, en n'hésitant pas à recourir aux sources de financement privées. Nous le faisons aussi un peu avec nos technopôles, mais pas de façon aussi institutionnelle. La délégation s'est ainsi rendue sur le site BioPark, au nord de Munich. Résultant des initiatives croisées de la ville de Regensburg, de la région de Bavière et de l'Etat fédéral, ce cluster accueille de nombreux laboratoires et entreprises « jeunes pousses » ; jouxtant le campus universitaire de la ville, il ambitionne de devenir un pôle majeur pour le développement des biotechnologies.

Cette promiscuité entre monde de l'entreprise et monde de la recherche est facilitée par l'adaptation du second au premier. L'organisation de l'enseignement supérieur est ainsi en phase avec celle de l'entreprise. Aux côtés des universités générales, se trouvent des universités techniques, qui se rapprochent de nos écoles d'ingénieurs. Parallèlement, les écoles supérieures de sciences appliquées ont une finalité directement professionnelle. Toutes ces catégories d'établissements entretiennent des relations poussées entre elles, à travers des passerelles, mais aussi avec le monde économique : les projets de recherche de leurs étudiants, par exemple, sont menés sur quelques mois, contre trois ans pour les doctorants français, ce qui leur permet de mieux répondre aux besoins des entreprises. C'est d'ailleurs ce que nous avons essayé de faire avec les projets de fin d'étude (PFE) et la cohabitation entre l'université et l'entreprise avait été évoquée lorsque M. Allègre était ministre. De la même façon, bon nombre d'enseignants travaillent pour des entreprises, et font ainsi le « va et vient » entre considérations théoriques et applications pratiques.

Le réseau des Fraunhofer joue dans ces interactions un rôle essentiel. Fondée après-guerre, la société Fraunhofer est l'organisme de recherche appliquée le plus important d'Europe. Réunissant 60 instituts décentralisés, comparables à nos instituts Carnot, il fait l'interface entre le monde de l'université et celui de l'entreprise ; il est intégré à ce titre dans la plupart des clusters. Disposant d'un budget d'1,6 milliard, provenant à 70 % de contrats négociés avec les entreprises intéressées, il a pour mission de réaliser la recherche appliquée au profit des sociétés à taille intermédiaire du Mittelstand. La délégation a constaté son importance en visitant le Hasso Platner Institut, près de Berlin, spécialisé dans les technologies informatiques et de la communication.

Spécificité allemande, la formation professionnelle est extrêmement développée, et les entreprises en prennent en charge une partie prépondérante : 8 700 euros sur les 11 000 consacrés annuellement à chaque salarié, les PME formant ainsi les trois-quarts des apprentis. Loin d'être délaissé, l'apprentissage constitue une voie privilégiée d'accès à la vie professionnelle et permet d'ajuster les compétences au plus près des évolutions de l'économie réelle. De plus, l'alternance est systématique, même pour les ingénieurs. Les études se poursuivent donc jusqu'à 26 ou 27 ans, ce qui pose des problèmes de société comme l'autonomie des jeunes.

Autre élément de soutien structurel : les entreprises du Mittelstand peuvent s'appuyer sur un réseau bancaire à la fois proche et étendu, celui des Sparkassen. Les 15 000 filiales, qui financent les trois-quarts des entreprises, les connaissent très bien et ont avec elles une relation de confiance. Aux côtés de ces dernières, mais aussi des pouvoirs publics et des universités, elles sont présentes au sein du conseil d'administration des clusters, ce qui renforce l'efficacité du système.

Les entreprises peuvent en outre compter sur le soutien d'un réseau consulaire étendu. L'adhésion à l'une des 80 chambres de commerce et d'industrie est obligatoire, 3,6 millions d'entreprises y étant enregistrées. De plus, 120 chambres de commerce bilatérales, présentes dans 80 pays, apportent leur aide aux PME allemandes souhaitant s'internationaliser. La délégation a pu constater le poids de ces chambres en s'entretenant avec des responsables de celle de Bavière, qui est la première d'Allemagne et la deuxième d'Europe, après celle d'Île-de-France.

Enfin, les entreprises du Mittelstand bénéficient des efforts considérables menés en matière de compétitivité par le gouvernement, avec, il est vrai, une « facture sociale » particulièrement élevée. C'est en Allemagne que le coût de la main-d'oeuvre a progressé le moins vite en Europe ces dernières années. Il est désormais comparable à celui de la France dans le secteur industriel, là où il était bien plus élevé il y a quelques années. Et dans les services, qui représentent 70 % de l'emploi marchand dans notre pays, il est près de 5 euros moins cher par heure travaillée. Même si cet écart devrait se réduire avec les hausses de salaires accordées cette année et attendues à l'avenir, il demeure toutefois nettement à l'avantage de l'Allemagne.

Si tout ne peut être retenu du modèle allemand, nous gagnerions à nous en inspirer sur de nombreux points. A commencer par l'intégration de tous les acteurs, publics et privés, autour de projets communs au niveau local, le tout soutenu à distance, et dans le respect de l'autonomie des régions, par un gouvernement stratège conservant un rôle de pilote essentiel. Ceci pourrait nous inspirer lorsque nous examinerons l'acte III de la décentralisation.

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