Les forces nucléaires françaises ont subi, depuis 2008, de profondes transformations. Cela s'est traduit par l'entrée en service d'armes améliorées et le renoncement à un escadron de la composante aérienne. Aujourd'hui ces forces sont modernisées et l'essentiel des investissements a été effectué, pour une période assez longue. Pourtant, un débat a lieu tendant à remettre en cause l'utilité de ces armes et surtout leur coût. Ce débat a lieu parmi les responsables politiques. Mais il a lieu également au sein des armées. Outil stratégique imposé par le pouvoir politique, les armes nucléaires n'ont jamais été très populaires dans de nombreux secteurs.
Les interrogations se multiplient en période de restrictions budgétaires puisque chaque composante, en particulier l'armée de terre, craint de voir ses crédits réduits en raison de la « sanctuarisation » de la dissuasion. Tout le monde sait intuitivement que moins de crédits pour les armées signifie moins d'équipements conventionnels pour les soldats, équipements dont ils ont besoin en mission et dont leur vie parfois dépend. Si bien que certains anciens militaires appellent publiquement à la réduction des moyens de la dissuasion, voire à la suppression d'une composante. Est-il nécessaire d'organiser une permanence à la mer ? Ne peut-on se contenter d'un seul escadron d'avions porteurs de l'arme ?
La contestation de l'utilité pour notre pays de disposer d'armes nucléaires prend d'autant plus de force que des incertitudes grandissent sur le maintien des armes nucléaires tactiques de l'OTAN et que le déploiement de la défense antimissile balistique soulèvent des questions difficiles. Si la Grande Bretagne, qui prendra sa décision en 2016, décide de renoncer aux armes nucléaires, la France risque de se retrouver seule puissance nucléaire en Europe.
Dans le cadre de la préparation du futur Livre blanc, nous n'avons pas attendu les déclarations des uns et des autres pour ouvrir le dossier de l'avenir des forces nucléaires françaises. Nous l'avons fait depuis six mois en menant un cycle complet d'auditions et en allant visiter les principales installations dont nous n'avions pas encore connaissance. Nous estimons donc prêts à participer à ce débat : la dissuasion nucléaire est elle vraiment indispensable à la sécurité de la France ? L'Allemagne, l'Afrique du sud ou le Brésil qui n'en sont pas dotés sont-ils plus en danger que la France ? La dissuasion est-elle indissociable de son statut de membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies ? Quel est son coût ? Ne peut-on le réduire ?
Contrairement à ce qui est écrit ici ou là, un tel débat sur la dissuasion nucléaire en France n'est pas impossible, ni réservé à un cercle fermé de décideurs politiques. Au demeurant, les crédits de la dissuasion nucléaire sont détaillés chaque année dans les rapports budgétaires des deux assemblées et font l'objet d'un examen critique. En ma qualité de co-rapporteur du P146, avec mes collègues et amis Jacques Gautier et Daniel Reiner, spécialisé sur les questions nucléaires, je suis bien placé pour le savoir.
Le débat doit donc être mené sans tabou et doit permettre de confronter les points de vue. Si consensus il y a dans notre pays autour des forces nucléaires, il doit reposer sur des arguments solides.
L'arme nucléaire n'est pas une arme du champ de bataille, mais elle est utilisée tous les jours et des générations de marins, d'aviateurs, d'officiers supérieurs, d'ingénieurs et de personnels hautement qualifiés ont contribué et continuent de contribuer à en assurer la parfaite maîtrise. Les armes nucléaires sont des armes complexes qui supposent un minimum de connaissances militaires, mais aussi mathématiques et physiques, d'autant plus difficiles à mesurer qu'elles sont entourées, légitimement, d'un grand secret. Elles s'inscrivent dans une stratégie - la dissuasion, dont la caractéristique principale est de se dérouler dans la tête de l'ennemi.
C'est dans le quinquennat qui s'ouvre que les décisions de lancer les programmes d'études pour la prochaine génération d'armes devront être prises, ou non. Le moment ne pouvait donc être mieux choisi pour ouvrir ce débat et, peut être, de faire évoluer notre propre regard sur la dissuasion, de questionner le discours habituel, de le faire évoluer pour le rendre plus accessible.
En accord avec mon collègue, Didier Boulaud, je présenterai les trois premières séries de réflexions qui ont trait : à la singularité des forces nucléaires françaises, à la contestation dont elles font l'objet, aux nouvelles interrogations qui se sont fait jour et finalement aux décisions qui nous attendent.
I.- S'agissant tout d'abord de la singularité des forces nucléaires françaises j'irai très vite car vous connaissez tout cela fort bien et nous l'avons repris dans notre rapport écrit. Les forces françaises ont une triple singularité. D'abord leur nombre et leur qualité repose sur le principe de stricte suffisance, c'est-à-dire le minimum opérationnel - trois cent têtes - que nous estimons nécessaire pour assurer la crédibilité de nos deux composantes. Ensuite, la recherche de l'autonomie stratégique : les forces françaises sont à la fois autonomes - puisque nous contrôlons la totalité de la chaîne de production des armes et de leurs vecteurs - et indépendantes dans leur emploi. Enfin, la dissuasion nucléaire française repose sur une gouvernance exemplaire.
Pour ce qui est des programmes en cours, il y a bien évidemment, le programme de simulation lancé en 1995 pour suppléer les enseignements des essais nucléaires, est constitué d'un ensemble cohérent d'investissements reposant sur l'augmentation des moyens de calcul dans le cadre du projet Tera ; la machine radiographique Airix et le laser mégajoule (LMJ).
Le programme de modernisation des têtes nucléaires a quant à lui été mené à bien par le CEA-DAM. Pour ce qui concerne les têtes aéroportées, les missiles ASMP/A sont équipés de la nouvelle tête nucléaire aéroportée (TNA), conçue à partir du concept de charge « robuste » et garantie par la simulation. L'intégralité des vecteurs ASMP/A a été livrée entre 2009 et 2011. Pour ce qui concerne la composante océanique, la direction des applications militaires du CEA réalisera la nouvelle tête nucléaire océanique - TNO - destinée à équiper, à compter de 2015, le missile M 51.2. Vos rapporteurs ont eu accès à la totalité des informations qu'ils ont souhaité obtenir concernant la fabrication, la puissance et les développements de ces têtes nucléaires. Ils ne peuvent en faire état compte tenu des règles de protection de l'information qui entourent ces données.
S'agissant de la force océanique stratégique (FOST), signalons qu'elle a achevé en 2010 sa transition vers une flotte homogène constituée des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins du type « Le Triomphant ». Le « Terrible » a été admis au service actif fin septembre 2010. La mise en service opérationnelle du missile M 51.1 a été prononcée simultanément sur le « Terrible ». Son développement a pu être conduit avec seulement cinq lancements ce qui est une prouesse d'ingénieurs. Deux grands chantiers restent ouverts pour la composante océanique dans la prochaine décennie : d'une part, les trois premiers SNLE feront l'objet de travaux d'adaptation pour recevoir le M 51.1 à Brest. Ces travaux dureront jusqu'en 2018. D'autre part, le développement de la deuxième version du missile M 51, le M 51.2 a été lancée en juillet 2010, en vue d'une mise en service en 2015 sur le SNLE « Le Triomphant » à l'issue de ses travaux d'adaptation. Ce missile sera équipé de la nouvelle tête nucléaire océanique (TNO) en cours de développement et de fabrication.
La composante aéroportée a franchi un jalon majeur en octobre 2009 avec la mise en service du nouveau missile ASMP/A sous Mirage 2000 N K3 sur la base aérienne d'Istres. Ce nouveau missile est équipé de la nouvelle tête nucléaire aéroportée (TNA) première tête nucléaire conçue sans aucun essai nucléaire et entièrement garantie par la simulation. La transition entre les deux générations de systèmes d'armes s'est poursuivie en 2010 avec la mise en service de l'ASMP/A sous le Rafale au sein des forces aériennes stratégiques de l'armée de l'air sur la base aérienne de Saint-Dizier en juillet 2010 et sur les Rafale Marine embarqués sur le porte-avions Charles de Gaulle, lorsque ceux-ci sont en configuration nucléaire. Les avions ravitailleurs Boeing C 135 et KC 135 ont atteint leur limite d'âge. Les premiers avions C 135 sont entrés en service en 1964. Ils sont maintenus avec difficulté, en attendant l'arrivée des MRTT qui doivent les remplacer à l'horizon 2017. Pour des raisons budgétaires, le programme MRTT n'a pas encore été lancé. Néanmoins, les études de levée de risques concernant la résistance à l'IEMN (impulsion électromagnétique nucléaire) et la sécurité des systèmes d'information ont été lancées fin 2011.
Enfin, concernant les transmissions nucléaires, le programme HERMES a également franchi récemment des étapes importantes avec notamment la revue de conception système du programme de transmission des sous-marins (TRANSOUM) et la préparation de la revue de conception détaillée du programme RAMSES IV. Ces systèmes d'amélioration des réseaux de transmission nucléaire seront déployés à partir de 2014 pour RAMSES IV et 2017 pour TRANSOUM. Le système de transmission de dernier secours SYDEREC est opérationnel.
Au total, il est possible de dire que le programme de renouvellement des deux composantes de la dissuasion a franchi avec succès les échéances de transition. Il ne reste maintenant qu'à réaliser les adaptations M51 des trois premiers SNLE, acquérir les dotations complémentaires de missiles et les nouvelles têtes nucléaires. Toutefois, la modernisation de la flotte de ravitailleurs en vol a pris du retard pour des raisons budgétaires. Si bien que la première décision à prendre, pour la dissuasion nucléaire est celle du lancement de la réalisation du programme MRTT en 2013.
Les programmes ont été menés en respectant les calendriers, ce qui est primordial pour la continuité de la dissuasion, et en maîtrisant les coûts, tout en s'adaptant aux nouvelles orientations définies en 2008.
L'effort d'investissement sur cette génération est derrière nous pour l'essentiel.
II.- Venons en maintenant à la contestation dont font l'objet les armes nucléaires.
La première que vous connaissez bien, tient à toutes les initiatives en faveur du désarmement depuis 2008. Je ne passerai pas ces initiatives en revue - Global Zero - discours de Prague - traité New Start entre les Etats-Unis et la Russie - etc. Je dirais simplement que le mouvement semble s'épuiser. En premier lieu, parce que la Russie fait part de son hostilité croissante à l'égard des systèmes de défense antimissiles balistiques américains devant être déployés en Europe. En second lieu parce que l'entrée en vigueur du traité sur l'interdiction complète des essais nucléaires (TICE) est toujours suspendue à sa ratification par un certain nombre d'Etats, dont le premier est les Etats-Unis, en raison de l'hostilité du Congrès. Enfin, le lancement d'une négociation sur le traité sur l'interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires (traité dit « cut off ») est suspendu au blocage persistant de la conférence du désarmement par les Pakistanais, sans qu'aucune perspective d'avancée ne soit aujourd'hui clairement perceptible. Au total, les différentes initiatives promouvant le désarmement nucléaire ont perdu de l'audience et au-delà des intentions affichées par certains pays, soutenant ouvertement le désarmement nucléaire, aucun de ceux qui disposent de cet armement ne se désengage réellement du processus visant à pérenniser, voire moderniser ses capacités de dissuasion nucléaire. Les Russes mettent en service cette année le nouveau missile intercontinental Boulava et se sont lancés dans une modernisation complète de leur outil militaire. La Chine vient de tester avec succès, après quatre années d'efforts, un nouveau missile lancé à partir d'un SNLE. Elle conduit un programme pour se doter d'une force océanique stratégique. L'Inde vient de réussir le tir d'un missile à courte portée, lancé à plusieurs mètres d'immersion et à rejoint le mois dernier, le club très fermé des Etats disposant de missiles à capacité intercontinentales en réussissant le tir d'un missile Agni V d'une portée de 5 000 km. Bref, la critique selon laquelle les armes nucléaires françaises feraient obstacle au désarmement est tout sauf fondée. La réalité est que personne ne désarme vraiment - si ce n'est pour mettre au rebut des armes dont la durée de vie est dépassée - et que les pays émergents s'arment.
La critique de l'utilité militaire de l'arme nucléaire me semble autrement plus intéressante. Elle a été formulée pour la première fois en France dans une tribune signée par MM. Alain Juppé, Bernard Norlain, Alain Richard et Michel Rocard, le quatorze octobre 2010, restée célèbre et reprise tout récemment dans un ouvrage de l'ancien ministre de la défense, ancien président de la commission de défense de l'Assemblée nationale : Paul Quilès. C'est, pour faire court, l'idée que l'arme nucléaire est une arme de guerre froide, conçue par des États pour dissuader d'autres États. Aujourd'hui le contexte stratégique a complètement changé : le monde est devenu multipolaire, les blocs ont disparu et l'Europe n'est plus au centre du jeu. Les acteurs non-étatiques entretiennent une conflictualité latente et asymétrique, sur laquelle la dissuasion n'a pas de prise. La probabilité d'une résurgence de puissance se traduisant par l'affrontement entre grands pays est devenue très faible. Dans ce contexte, l'arme nucléaire serait devenue non seulement inutile, mais aussi dangereuse et coûteuse. Nous allons considérer ce point de façon plus approfondie dans la partie que présentera mon collègue Didier Boulaud.
Enfin, la dernière critique est celle du coût. Tous programmes confondus, les dotations consacrées à la dissuasion dans le projet de loi de finances pour 2012 s'élèvent à 3,4 milliards d'euros de crédits de paiement et à 4 milliards d'euros d'autorisations d'engagement. Mais cette critique ne prend de sens que si on rapporte le coût de la dissuasion à son utilité. Ce qui là aussi sera examiné par Didier Boulaud.
III.- J'aborderai maintenant très rapidement les nouvelles interrogations qui se sont fait jour depuis quelques années.
La première tient au futur incertain des armes tactiques de l'OTAN en Europe et à l'absence de décision du Royaume-Uni de renouveler les armes de sa dissuasion.
Les armes nucléaires tactiques de l'OTAN en Europe sont très anciennes, nous le savons tous, puisqu'il s'agit pour l'essentiel de bombes à gravité. Et plus encore que les armes, il y a les porteurs d'armes, c'est-à-dire les vieux Tornado hors d'âge allemands, et les F 16 néerlandais, belges, et Italiens et Turcs. D'après ce que l'on sait de la position de nos amis allemands, il semble peu probable qu'un gouvernement allemand, quel qu'il soit demande à son Parlement, et que celui-ci lui accorde, les crédits nécessaires pour acheter de nouveaux chasseurs bombardiers - je rappelle que l'Allemagne n'a pas prévu d'acquérir des JSF - ni même de transformer des Eurofighter pour qu'ils puissent accomplir la mission nucléaire. Or la sortie prévisible de l'Allemagne du nucléaire militaire, à travers ce qu'il est coutume d'appeler le système de la double clef au sein de l'OTAN, entrainerait ipso facto le retrait des Pays-Bas et de la Belgique. C'est-à-dire que le caractère nucléaire de l'Alliance, pour les pays européens, ne reposerait plus que sur l'Italie et la Turquie. Que feraient ces deux pays ? Difficile à dire.
Quant à la décision du Royaume-Uni, à la suite de la constitution du gouvernement de coalition conservateur-libéraux, il a été décidé qu'elle serait repoussée à 2016. Si le Royaume-Uni décidait de sortir du nucléaire, ce qui n'est pas l'hypothèse la plus probable aujourd'hui, mais néanmoins, alors la France se retrouverait quasiment seule puissance nucléaire en Europe. Serait ce positif ou négatif, je ne sais pas.
Deuxième série d'interrogations : les interactions complexes de la dissuasion nucléaire avec la DAMB. Nous avons déjà beaucoup travaillé sur ce sujet et je ne souhaite pas rouvrir ce débat déjà largement exploré par notre commission. J'observerai très synthétiquement que la DAMB soulève au moins deux séries de questions :
- la première est celle de la crédibilité de nos forces à percer un bouclier antimissile. Si nos militaires, nos scientifiques et nos ingénieurs restent à l'écart de la course technologique en cours, ils ne seront plus capables d'apprécier la véracité des progrès réalisés par les industriels américains et c'est embêtant ;
- la seconde est la perte de souveraineté sur l'espace extra-atmosphérique européen, en raison de l'absence de capacité DAMB du système de commandement et de contrôle des opérations aériennes (SCCOA) français et d'une chaine DAMB opérée entièrement par des militaires américains.