Intervention de Pierre-Sébastien Thill

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 5 juin 2012 : 1ère réunion
Audition de Mme Manon Sieraczek avocate fiscaliste et de Mm. éric Ginter associé au cabinet stc partners kpmg gianmarco monsellato managing partner de taj société d'avocats membre de deloitte et touche tohmatsu limited pierre-sébastien thill président du directoire de cms francis lefebvre et michel combe associé responsable de landwell et associés

Pierre-Sébastien Thill, président du directoire de CMS Francis Lefebvre :

Monsieur le président, je vais quelque peu restructurer l'exposé que j'avais prévu pour tenir compte de tout ce qui a déjà été dit.

Je commencerai par quelques mots de présentation de CMS Francis Lefebvre.

Nous sommes un cabinet français, qui compte aujourd'hui 585 collaborateurs, dont 335 avocats. Nous avons nous-mêmes peu d'implantation hors de France, à l'exception d'un bureau à Casablanca et d'un autre à Alger. Nous sommes en train de nous désengager d'une implantation située en Amérique du Sud. Nous disposons d'un cabinet à Lyon, l'un des plus importants du pays hors Île-de-France.

Nous faisons partie d'un réseau international dont les cabinets membres sont financièrement et juridiquement indépendants. Nous n'avons nous-mêmes aucun intérêt économique chez nos homologues. En revanche, nous travaillons sur un principe de forte intégration opérationnelle, pour offrir à nos clients des services intégrés.

Ce réseau regroupe 2 850 avocats et se compose, à l'exception de ceux de Shangai et du Maghreb, de cabinets essentiellement européens. Hormis l'Europe du Nord, pour des raisons particulières, nous couvrons l'espace européen d'une manière très significative.

Notre cabinet est évidemment très connu pour ses compétences en matière de conseil en fiscalité. Cette activité représente 50 % de notre chiffre d'affaires, lequel s'élève à 150 millions d'euros en France. L'autre moitié relève essentiellement de tout ce qui a trait au droit des affaires, notamment le droit de la concurrence, les fusions-acquisitions, le droit économique, la réglementation des prix, le droit européen. Nous développons également une activité dans le secteur patrimonial.

Notre clientèle est très diversifiée : personnes physiques, pour des considérations patrimoniales, dirigeants d'entreprises, PME, entreprises nationales et à vocation internationale, grandes entreprises aussi, bien sûr. Notre gestion de clientèle n'est donc pas dédiée aux seules grandes entreprises.

Concernant le sujet qui nous occupe aujourd'hui, je suis assez d'accord avec ce qu'a dit mon confrère : il y a relativement peu d'intérêt à essayer de définir ce qu'est l'évasion fiscale. Oui, l'optimisation existe, bien évidemment, car les personnes physiques comme les entreprises sont soucieuses de gérer le mieux possible leurs coûts, y compris sociaux ou fiscaux.

Parmi les personnes physiques, il faut distinguer plusieurs groupes.

Certaines ont des considérations quasi exclusivement patrimoniales. Après avoir réalisé ses actifs et vendu son entreprise, on se retrouve à la tête d'un patrimoine financier et on est amené à réfléchir à la meilleure manière de gérer cet argent, en termes tant de qualité d'investissement que de pression fiscale.

Pour aller droit au but, je souscris à ce qui a été dit : dans un tel contexte, la fraude est une notion que nos divers cabinets ne connaissent pas.

Il peut arriver qu'une personne vienne nous voir en disant : j'ai reçu des sommes, pour des raisons x ou y, par héritage, par constitution, par la vente d'une entreprise, et j'en ai placé une partie à l'extérieur du pays ; je vous consulte pour savoir comment les réemployer. Nous la décourageons alors immédiatement ! Cette personne est en situation de fraude : la seule manière de l'accompagner est de régulariser sa situation. Cela a été rappelé, à la suite des réglementations mises en place, nombreux sont les Français possédant des avoirs irréguliers à l'étranger à avoir pu les régulariser. La procédure a très bien fonctionné.

Si certaines personnes ont des avoirs irréguliers à l'étranger - nous parlerons peut-être des trusts tout à l'heure -, d'autres pourraient être tentées de délocaliser une partie de leurs avoirs d'une manière illicite. À leur égard, la dissuasion la plus stricte est absolument indispensable, et ce pour deux raisons.

D'une part, c'est de la fraude. Comme mes confrères l'ont souligné, notre mission est de sécuriser la position de nos clients, pas de les envoyer en prison ! Il importe donc de les dissuader à tout prix de manoeuvres pour lesquelles ils encourraient des sanctions extrêmement graves.

D'autre part, il convient de tenir compte du tissu de réglementations internationales, qui s'est considérablement et rapidement développé depuis les attentats de 2001, notamment pour lutter contre le financement du terrorisme et la corruption. Les sommes détenues de manière irrégulière à l'étranger deviendront ainsi de moins en moins utilisables à l'avenir.

Autrement dit, une personne détenant des avoirs dans un paradis fiscal situé dans une île lointaine se les voit quasiment confisquées, sauf à aller sur place les dépenser en crèmes glacées ! (Sourires.) Plus le temps passe, plus ce sera le cas. Aujourd'hui, tout un arsenal de sanctions existe. Vous ne pouvez plus, sous peine de vous y exposer, venir vous acheter en France, non plus qu'aux États-Unis, en Allemagne ou ailleurs, une propriété sur la base d'avoirs constitués de manière irrégulière à l'étranger.

Aujourd'hui, de plus en plus nombreuses sont les banques suisses amenées à fermer des comptes de résidents français, ou autres, incapables de justifier d'une déclaration en bonne et due forme en France ou dans leur pays de résidence. Le phénomène va s'accentuer.

Un certain nombre d'autres personnes nous consultent parce qu'elles veulent étudier la possibilité de transférer leur résidence. Nous sommes là dans un cas d'optimisation de situation personnelle. Notre mission est alors d'expliquer les contraintes liées à un transfert de domicile. Il ne s'agit pas de dissuader à tout prix, mais notre argumentaire a souvent - pas toujours ! - un effet dissuasif : pour devenir non-résident, il faut véritablement couper les liens économiques, familiaux et sociaux avec la France. Dès lors qu'un contribuable nous demande conseil, nous devons faire en sorte que sa situation puisse être - c'est d'ailleurs fréquemment le cas - vérifiée, contrôlée, validée, voire corrigée par l'administration fiscale.

C'est donc dans cet esprit que nous devons raisonner. Même si personne ne connaît réellement les montants susceptibles d'être encore détenus à l'étranger, il conviendrait de minimiser grandement l'importance du phénomène. Très franchement, cet enjeu ne mérite pas qu'on y passe encore plus de temps, compte tenu de tout l'arsenal qui existe déjà.

J'en viens maintenant aux personnes morales, en distinguant deux catégories.

Il est des PME qui ont soit une activité franco-française, soit une activité minimale à l'international, soit un petit potentiel de développement hors de France. Pour elles, toute opération à l'étranger est difficile, voire dangereuse.

Peut-être trouvons-nous là une source de définition de l'évasion fiscale : une structuration ou un investissement faisant apparaître une « décorrélation » entre la substance économique en France et celle qui est établie à l'étranger.

Imaginons une société française décidant de constituer une holding en Belgique appelée à détenir des titres de la maison mère, alors même que toute l'activité se fait en France, que le siège belge n'est qu'un placard à balais loué sans rien dedans ni le moindre personnel, occupé une fois l'an et, encore, pas forcément dans l'optique de faire des affaires. Soyons clairs : c'est d'évasion fiscale qu'il s'agit puisqu'il n'y a pas de substance derrière cet investissement réalisé à l'étranger.

L'administration fiscale effectue des contrôles à cet égard. Il y a énormément de cas de remise en cause du siège de direction effectif des entreprises à l'étranger. Il est logique que le fisc ait son attention attirée par la situation d'une entreprise, qui, établie à l'étranger, n'y emploie pas de personnel, n'y tient aucun conseil d'administration ni conseil de gérance, alors même qu'elle ne déploie ses activités qu'en France.

Il faut clairement dissuader le contribuable d'agir ainsi, car il s'expose effectivement à un redressement de la part de l'administration, laquelle est prompte à critiquer ce type de structures.

Il n'en demeure pas moins que nous observons actuellement, pour les raisons qui ont été dites, des sociétés, des PME, qui saisissent des opportunités d'investissement pour se développer et déployer leurs activités à l'étranger. Nous en revenons alors à la question de l'optimisation : comment réaliser de telles opérations, dans tel ou tel pays, par exemple, d'Europe de l'Est, en Russie, en Belgique, voire en Suisse ? Je suis le point de racheter une société en Allemagne. Ai-je intérêt à la détenir au travers d'une holding que je vais constituer à Luxembourg ou à Bruxelles ? Je serai peut-être conduit à réaliser d'autres opérations, avoir d'autres projets à l'avenir, avec une vraie substance.

Dans tous ces cas, nous sommes effectivement dans un schéma d'optimisation, où l'entrepreneur va essayer de mettre en place la structure la plus favorable possible pour l'imposition des revenus courants qu'il va réaliser et, également, pour celle des plus-values éventuelles.

J'ouvre une parenthèse pour évoquer un phénomène intéressant : l'existence, depuis peu, dans notre arsenal législatif, de la fameuse exit tax. Autrement dit, un Français qui détient des titres de participation, en transférant son domicile, est tenu soit de donner des garanties en fonction de son pays de destination, soit effectivement de payer les plus-values. A minima, il doit prendre date. Les plus-values qui existent au moment de son départ restent imposables en France le jour où il vendra sa participation, s'il le fait dans un certain délai.

Ce dispositif peut en effet s'avérer efficace pour des personnes ayant des plus-values latentes importantes déjà réalisées. Mais il faut observer que de jeunes entreprises, très performantes et avec beaucoup de potentiel, quittent le territoire national justement en s'appuyant sur ce bon argument : mieux vaut sortir de France maintenant, en pleine phase de développement ; le jour où nous aurons de la valeur, nous serons de toute façon exonérées de toute dette fiscale à l'égard de la France.

Ce phénomène existe et pourrait devenir inquiétant. Je ne pense pas qu'il soit extrêmement étendu, mais il ne faudrait pas qu'il le devienne.

Dans cette perspective, je précise que les délocalisations ou les optimisations de ce type sont rarement motivées par des raisons uniquement fiscales. J'ai à l'esprit l'exemple d'une entreprise ayant transféré son activité dans un pays étranger, avec de réels emplois à la clé ; le régime fiscal y était légèrement plus attractif, mais, surtout, elle y a trouvé des partenaires et du financement.

Ce n'est qu'un exemple, à prendre forcément avec beaucoup de précaution, mais il nous permet de revenir au sujet de la compétitivité, ô combien important, même au niveau des PME. Cela dépasse évidemment le cadre purement fiscal ou social.

Par ailleurs, beaucoup a été dit sur les grandes sociétés.

Dans tout ce qui est rapporté dans la presse et les idées véhiculées par les médias, il y a, quelle que soit la qualité des intentions, probablement aussi beaucoup de fantasmes. Il ne faut pas du tout sous-estimer l'arsenal législatif et réglementaire existant dans notre pays pour lutter contre l'utilisation des paradis fiscaux.

Je lisais récemment un article évoquant des sociétés, y compris françaises, choisissant de localiser de l'incorporel, des marques, dans des paradis fiscaux, versant pour ce faire des royalties à d'autres sociétés établies sur place. Si des entreprises ont agi ainsi, c'est tout sauf de l'optimisation fiscale puisque les redevances correspondantes, quittant le territoire national, seront soumises à une retenue à la source de 33,33 % sur le montant brut, ce qui est beaucoup plus onéreux que l'impôt lui-même.

Vous avez soulevé un certain nombre d'interrogations à ce sujet dans le cadre du questionnaire que vous nous avez envoyé. La France est dotée d'un système anti-paradis fiscaux, par le biais des dispositions de l'article 209 B du code général des impôts. Il s'agit d'un mécanisme extrêmement efficace et dissuasif, très proche de ce que connaissent, notamment, les Américains et les Allemands. Il est donc rarissime de rencontrer un groupe français utilisant des paradis fiscaux pour y localiser des millions d'euros de bénéfices au détriment du fisc.

Je ne peux qu'abonder dans le sens de ce qu'a dit mon confrère tout à l'heure : le véritable enjeu est de définir quelle substance économique, donc fiscale, doit être attribuée, en toute équité, sur des critères économiques viables, à un territoire en fonction de l'activité qui s'y déploie.

C'est le sujet des prix de transfert et, point très important, du degré de stabilité des établissements concernés. Il faut se poser la question : une société étrangère intervenant sur le territoire français y a-t-elle ou non un établissement stable ? Si oui, quel montant d'actifs et de profits lui attribuer ? La collecte de telles informations doit évidemment s'inscrire dans le cadre d'une relation bilatérale, d'État à État, voire multilatérale, car l'enjeu est tout à fait majeur.

Il y est fait allusion dans votre questionnaire. En termes de business restructuring, un certain nombre de schémas existent et, là encore, la motivation n'est pas exclusivement fiscale.

Aujourd'hui, les groupes de sociétés, grâce aux progrès de l'informatique et à la densification des échanges internationaux, concentrent des forces aussi bien comptables que logistiques, de marketing, de conseil, de gestion des marques, dans des centres de coordination. Bien évidemment ces groupes, qu'ils soient français ou étrangers, vont essayer de trouver un pays offrant non seulement des infrastructures, des services publics, mais aussi un cadre de vie.

À Lausanne ou Genève, des multinationales ont installé leurs quartiers généraux et y emploient jusqu'à 3 000 personnes. Il ne viendrait à l'idée de personne de localiser son siège social dans une île lointaine ! Il s'agit effectivement d'une question d'attractivité : chaque entreprise va évidemment choisir un endroit où elle trouve le cadre, la main-d'oeuvre et la fiscalité les plus appropriés.

La France dispose d'atouts majeurs pour tout ce qui concerne le cadre, la main-d'oeuvre, les infrastructures et l'attractivité du territoire. Nous en revenons toujours au sujet de la compétitivité. À cet égard, il importe de veiller à la stabilité et la sécurité de la norme, ainsi qu'à la qualité de l'interlocution avec l'administration fiscale.

Nous faisons beaucoup de comparaisons, avec l'Allemagne mais aussi avec d'autres pays. Il en ressort que le contrôle effectué par l'administration française est extrêmement efficace : les deux pays européens dans lesquels le contrôle fiscal est le plus efficace sont l'Allemagne et la France, le troisième étant loin derrière.

Il existe néanmoins une différence entre l'Allemagne et la France. On a dit que les abus de droit étaient plus sanctionnés en Allemagne qu'en France. C'est vrai, mais il y a très peu de cas en Allemagne et, surtout, on y observe une très grande interlocution : les grandes entreprises et l'administration fiscale y ont des échanges permanents. Les grandes entreprises allemandes sont contrôlées en permanence : les inspecteurs des impôts possèdent des bureaux au sein des entreprises. En Allemagne, on peut obtenir des rulings et des décisions de l'administration fiscale, à laquelle on peut exposer très simplement les problèmes, comme cela se pratique également aux États-Unis.

La qualité du dialogue avec l'administration est un élément de l'attractivité d'un territoire. Or, si nous disposons d'un contrôle de qualité, il reste très procédural. Au-delà de la pression fiscale, la stabilité de la norme et plus généralement la sécurité juridique sont l'un des aspects fondamentaux de l'attractivité d'un territoire.

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