Intervention de Olivier Fouquet

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 13 juin 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Olivier Fouquet président de section honoraire au conseil d'état membre du collège de l'autorité de contrôle prudentiel et président de la commission de déontologie

Olivier Fouquet, conseiller d'État :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, madame, messieurs les sénateurs, je vais intervenir en tant que conseiller d'État puisque j'ai effectué la majeure partie de ma carrière au Conseil d'État, où je me suis occupé de questions fiscales de 1981 à mon départ en 2010. Je reste toutefois assez actif dans le domaine fiscal : je suis consulté par l'administration et les grands organismes publics ; par ailleurs, je continue à beaucoup écrire et commenter.

La question que pose cette commission d'enquête est récurrente, nous la connaissons tous depuis toujours, c'est celle de l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales.

Je commencerai par formuler deux remarques.

Première remarque, en matière d'évasion des capitaux et des actifs, nous sommes loin de l'image caricaturale que l'on pouvait avoir autrefois de gens qui se rendent en Suisse avec des valises de billets ; l'évasion des capitaux et des actifs est essentiellement le fait des entreprises et des professionnels.

Pour des raisons de concurrence fiscale, les entreprises préfèrent localiser le plus possible la matière imposable dans un pays où la fiscalité est moins lourde. Quant aux professionnels, puisque, dans le secteur de la prestation de services, de la finance, etc., les opérations sont devenues internationales, ils essaient, pour les mêmes raisons, par différents montages, de rapatrier le moins possible de leurs bénéfices.

C'est naturellement à l'administration fiscale que revient en premier lieu le soin de réprimer ou, dans la mesure du possible, de prévenir ce type d'évasion. Dans le domaine de l'évasion fiscale, les douanes me paraissent plus avoir une fonction de support d'intervention de l'administration fiscale que jouer un rôle à part entière.

Pourquoi le problème est-il si complexe en France ? Certes, la situation a évolué dans le bon sens, mais des progrès peuvent encore être réalisés et l'on constate que, si certains obstacles restent très difficiles à surmonter, d'autres le sont moins. Il faut avoir à l'esprit que le contrôle fiscal n'est pas indépendant du système juridique fiscal français et que ce dernier est assez particulier au regard du modèle anglo-saxon. Je ne le comparerai pas à d'autres modèles du sud de l'Europe.

Malgré tout, ce que je veux souligner et qui me frappe quand on fait des comparaisons internationales, c'est que la France a une administration fiscale qui n'est absolument pas corrompue. C'est un point très important. Tous les fonctionnaires qui forment la hiérarchie ont un très grand sens de l'État et du service public et font preuve d'un grand dévouement.

Cela étant, je ne peux pas dire qu'ils ont les mains libres pour faire ce qu'ils veulent car notre système juridique est assez rigide. En effet, le système fiscal est régi par des règles qui sont largement de nature législative, et l'interprétation de l'article 34 de la Constitution par le Conseil constitutionnel tend à réserver au législateur la définition de l'assiette, du taux, du contentieux et du recouvrement de l'impôt.

C'est l'inverse du système des cotisations sociales, où les dispositions relèvent plus du domaine réglementaire que du domaine législatif. Cela a une conséquence importante : s'il n'est pas difficile à modifier - on le modifie d'ailleurs tout le temps -, ce corpus juridique se révèle peu réactif. Ainsi, entre le moment où l'on découvre une fraude qui est due à l'exploitation d'un texte d'une façon qui n'a pas été prévue au moment de son adoption et le moment où l'on entreprend de le corriger, il s'écoule un laps de temps relativement long.

Seconde remarque, notre hiérarchie des normes est très stricte : priment les textes communautaires, puis la Convention européenne des droits de l'homme, qui fait des ravages en matière fiscale - sur le plan des principes, je n'ai rien à dire ; sur le plan des conséquences, que l'on découvre au fur et à mesure de cette jurisprudence, des interrogations se font jour -, viennent enfin la loi et les textes réglementaires - décrets, arrêtés. À cela s'ajoute une spécificité française qui est que la doctrine administrative est opposable aux contribuables. Ce système très hiérarchisé et cette opposition de la doctrine administrative, fondée sur l'article L. 81 du livre des procédures fiscales, ont conduit à ce que, en France, il ne puisse y avoir de rapports contractualisés entre l'administration fiscale et les contribuables.

En effet, la doctrine est définie en des termes assez généraux qui donnent des règles d'interprétation de la loi, ce qui, je le souligne, offre au contribuable - entreprise ou non - une sécurité juridique, puisque, s'il n'est pas d'accord avec cette interprétation, il peut toujours la contester devant le juge ; en revanche, si, grosso modo, il ne la trouve pas si mal, la doctrine administrative lui apporte une sécurité absolue.

Pour autant, l'administration française a toujours été très réticente à l'idée de prendre des positions sur des cas individuels. On a un peu progressé en matière de rescrits, c'est-à-dire de demandes du contribuable sur lesquelles l'administration prend proposition. La situation a évolué dans le bon sens, mais ces rescrits sont pris dans des conditions telles que cela ressemble un peu à la doctrine administrative. En effet, ils sont publiés et deviennent des prises de position générales qui valent pour tout le monde.

Il ne s'agit pas du tout pour moi de critiquer le système français, je ne fais que répéter ce que disent les directeurs fiscaux et les directeurs financiers, je n'ai pas pu m'en rendre compte personnellement, mais les entreprises françaises ou étrangères, entreprises internationales implantées dans divers pays jugent par exemple le système anglais - je ne parle pas du système américain sur lequel je reviendrai - plus efficace que le système français. Pourquoi ? Parce que, dans le système français, c'est tout ou rien : ou l'administration a raison ou elle a tort.

Dans le système anglais, les contrôles se font de la même façon même s'ils sont peut-être un peu plus fréquents, mais l'entreprise et les commissioners, c'est-à-dire l'équivalent des inspecteurs des services fiscaux, cherchent à parvenir à un accord sur des bases durables. C'est donnant-donnant : les entreprises qui cherchent avant tout la stabilité et qui veulent obtenir la pérennité de la règle qui leur est applicable, par exemple sur les prix de transfert, doivent en contrepartie donner des assurances sur certains points et lâcher sur d'autres.

Dans le système français, en revanche, compte tenu de la complexité de la comptabilité actuelle, avec le dédoublement des comptes sociaux et des comptes consolidés, seuls les comptes sociaux servant à déterminer l'assiette de l'impôt fiscal français, les vérificateurs n'obtiennent jamais la coopération des entreprises, même des plus grandes. Elles sont là, l'arme au pied, fournissent les éléments qui leur sont demandés, mais ne coopèrent pas et choisissent la solution qui leur est la plus favorable, à savoir transmettre à l'administration des fichiers, puis la laisser se débrouiller avec des logiciels pour les traiter.

En 2008, j'ai remis un rapport sur la sécurité juridique des relations entre l'administration fiscale et les contribuables au ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique d'alors. J'ai souligné que - c'est honteux, ce que je vais dire, mais je l'ai écrit et c'est publié sur le site du ministère des finances ! -, pour tenter d'accroître l'efficacité du contrôle français, il fallait parvenir à classer les entreprises entre entreprises coopératives et entreprises non coopératives.

Les entreprises coopératives auraient droit à un certain accord contractuel avec l'administration, accord dont ne bénéficieraient pas les entreprises non coopératives. Elles seraient par exemple assurées que leurs méthodes de calcul des prix de transfert ne seraient pas remises en cause pendant un certain temps, que leurs régimes de provision, telles qu'elles les imaginent, seraient confortés pendant une certaine période, etc.

Ce qui manque le plus à l'efficacité du contrôle fiscal en matière d'évasion de bénéfices, de produits imposables - c'est lié à notre système -, c'est la capacité à pousser l'entreprise dans ses retranchements. Il n'est qu'à voir le fonctionnement des très grandes directions, la direction générale des entreprises, la DGE, et surtout la direction des vérifications nationales et internationales, la DVNI. Je connais très bien les membres de cette dernière direction : ils sont exceptionnels sur le plan intellectuel, juridique, etc. Chaque brigade est affectée à un secteur économique particulier : bancaire, énergétique, etc. Ces fonctionnaires tournent et ne restent pas éternellement au sein de cette structure.

On envoie deux ou trois inspecteurs avec quelques contrôleurs et on leur demande de contrôler. Évidemment, ils ont des schémas de contrôle et savent où ils doivent contrôler. Cependant, les entreprises le savent également ou apprennent à le savoir. Par conséquent, sans aller jusqu'à dire qu'il n'y a pas de redressement, je constate qu'il n'y a pas d'examen véritablement complet de la démarche fiscale de l'entreprise. Certes, les vérificateurs recueillent des documents comptables, mais ils ne parviennent pas à obtenir tout le reste. Les documents comptables, ce sont les comptes sociaux, mais, sur le plan international, ce qui compte, ce sont les comptes consolidés ; or ceux-ci sont hors du champ de la vérification.

Parfois, l'entreprise peut produire des éléments de comptabilité consolidée pour justifier des écritures qui se trouvent dans les comptes sociaux. Toutefois, en dehors de ce cas de justification, si les vérificateurs demandent des éléments de comptabilité consolidée ou des justifications sur les comptes consolidés, l'entreprise n'est pas obligée de leur répondre.

Puisque je parle des entreprises qui ont une activité internationale et qui donc sont les plus susceptibles de faire partir à l'étranger la matière imposable qui aurait fait l'objet d'un recouvrement en France, je tiens à dire que, aujourd'hui, nous n'avons pas tout à fait les moyens de notre contrôle et que c'est largement dû à la rigidité de notre système juridique.

Je souhaite revenir sur l'instabilité de la loi fiscale. Les entreprises s'en plaignent beaucoup. Elle est telle que les cabinets d'avocats anglo-saxons font à la France une réputation de république bananière. Mais l'administration est autant perdante que les entreprises. En effet, personne ne peut être omniscient !

Et encore, d'immenses progrès ont été enregistrés puisque la direction de la législation fiscale sort aujourd'hui les projets d'instruction dans les trois mois qui suivent l'adoption de la loi, la version finale sortant quant à elle dans les six mois environ.

Pour conclure, je voudrais dire un mot sur les montages fiscaux. Cela me permettra d'aborder la question de la fiscalité américaine.

La principale difficulté tient au fait que l'administration ne peut réprimer les montages fiscaux, qui sont en réalité des montages d'optimisation, uniquement s'ils constituent un abus de droit. La jurisprudence française s'est alignée sur la jurisprudence européenne et le législateur français, qui ne pouvait pas faire autrement, s'est aligné sur la jurisprudence française et européenne.

Il existe aujourd'hui deux critères pour caractériser l'abus de droit : d'une part, le critère de la poursuite d'un but exclusivement fiscal, qui a toujours existé et qui remonte à une jurisprudence du Conseil d'État établie en 1953 - voire en 1941 - ; d'autre part, le critère nouveau, défini par la Cour de justice de l'Union européenne, d'une application littérale des textes contraire à l'objectif de leurs auteurs, autrement dit la fraude à la loi, le détournement de l'objet du texte.

Ce critère, auquel il est impossible d'échapper, embarrasse beaucoup les vérificateurs. Tout cela est très difficile sur le plan juridique. Quand vous procédez à un redressement en invoquant l'abus de droit, il faut s'appuyer sur des bases juridiques solides. L'abus de droit n'est pas le seul motif qui peut être invoqué pour un redressement, il peut y en avoir d'autres, mais, en l'occurrence, que fait un vérificateur quand il voit que quelque chose ne va pas : il cerne le problème et, ensuite, il doit définir le fondement juridique du redressement. Croyez-moi, ce n'est pas évident, c'est même très difficile, parce que si l'on se trompe sur le fondement juridique, cette erreur peut entraîner la décharge de l'imposition.

En outre, il existe des cabinets internationaux qui sont spécialisés dans ce type de montages. On assiste ainsi au jeu du gendarme et du voleur : chaque fois qu'on met une barrière, chaque fois qu'on cherche à bloquer un schéma, immédiatement les cabinets imaginent un contrepoison.

Ce point est très important et j'aimerais vraiment que, en la matière, les choses changent. L'administration fiscale ne prend connaissance de ce type de schémas, à l'occasion des vérifications de comptabilités, que beaucoup trop tardivement. Autrement dit, quand elle découvre ces schémas qui fonctionnent depuis deux, trois ou quatre ans, une fois qu'ils sont remis en cause, d'autres leur succèdent.

Que peut-on faire ?

Le fisc américain est beaucoup plus dur que le fisc français ; il est même le fisc le plus dur du monde, car il dispose, depuis l'épisode Al Capone, de moyens d'investigation policière colossaux.

D'ailleurs, il existe une bande dessinée, IRS, dans laquelle apparaissent des agents de type James Bond qui agissent pour le compte de l'administration des revenus américaine et mènent des infiltrations. A contrario, vous vous en souvenez, chez nous, de malheureux douaniers qui avaient infiltré un réseau de trafiquants de drogue ont été mis en prison et ils ont eu toutes les peines du monde à en sortir.

Je disais donc que le fisc américain dispose de moyens beaucoup plus puissants, notamment d'un système très astucieux et très efficace, à savoir l'obligation pour les cabinets d'avocats de déclarer à l'administration fiscale tous les montages qu'ils proposent à leurs clients. Celle-ci les examine, donne son feu vert à ceux qui lui paraissent de la simple optimisation non abusive et refuse ceux qui lui paraissent abusifs.

Certains, à la Direction générale des finances publiques, la DGFiP, estiment que ce système serait transposable en France, cependant que d'autres pensent qu'il ne l'est absolument pas. La question reste posée.

Cela étant, le contribuable américain a la possibilité de contester le fichage négatif d'un schéma et, de fait, le juge fiscal américain, dans un certain nombre de cas, lui donne raison.

Dans le système américain, les cabinets qui proposent des schémas d'optimisation n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable ou qui ont fait l'objet d'un avis négatif de la part de l'administration fiscale américaine sont solidairement responsables, avec le contribuable qu'ils ont conseillé, du recouvrement des rappels d'impôt. Inutile de vous dire que cela conduit les avocats et conseillers fiscaux américains à une grande prudence !

Ce système est-il transposable en France ? La question est intéressante. Personnellement, j'avais proposé une démarche plus limitée, mais l'on m'avait dit qu'elle n'était pas dans l'esprit français.

Je suis frappé de constater que certains cabinets d'avocats - qu'ils soient issus ou non de l'administration, cela n'a rien à voir - sont choqués par les montages proposés par des cabinets concurrents. Les trouvant tout à fait abusifs, ils refusent de les proposer à leurs clients, au risque que ceux-ci les quittent, ce qui arrive souvent, pour rejoindre un autre cabinet pratiquant de tels montages.

Au fond, s'ils en avaient la possibilité juridique, ces cabinets, avec prudence, communiqueraient bien à l'administration les montages dont ils ont eu connaissance et qu'ils n'ont pas proposés à leurs clients. Cela étant, dans le système français, on ne peut pas dénoncer son voisin. C'est pourquoi j'avais suggéré - mais on m'a dit que c'était de la délation - qu'on crée une commission présidée par une personnalité indépendante, par exemple un conseiller d'État ou un conseiller-maître à la Cour des comptes, peu importe, à laquelle les cabinets, scandalisés par l'attitude de certains de leurs confrères, communiqueraient, anonymement, les montages abusifs réalisés par ces derniers.

L'administration fiscale, sous le contrôle du Conseil d'État, examinerait ces montages et rendrait publics ceux qu'elle estimerait abusifs. Inutile de vous dire que, dès que vous rendez public un montage en le qualifiant d'abusif, la machine s'arrête immédiatement ! Aucune entreprise ne prendrait le risque d'utiliser ce montage !

Cela ne préjuge pas la décision que prendra le juge si survient un contentieux, mais il serait souhaitable que cette course entre les gendarmes et les voleurs prenne fin, car les premiers courent toujours derrière les seconds sans jamais pouvoir les rattraper.

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