Il est très difficile d'élaborer les textes à l'avance. Vous le savez encore mieux que moi, on rédige un texte à partir de situations, à partir de faits qu'on a constatés. Il arrive parfois qu'on se trompe. C'est pourquoi, dans le système juridique français, il est très difficile de faire de la « prévention textuelle ». Toutefois, je crois beaucoup à la prévention, qui peut prendre trois formes, ainsi que je l'ai expliqué tout à l'heure.
Premièrement, on peut essayer de mettre en place, sous une forme ou sous une autre, avec un certain nombre de grandes entreprises, ce système que j'ai évoqué d'entreprises coopératives aux termes duquel les entreprises parties prenantes s'engageraient notamment à ne pas recourir à certains montages.
Deuxièmement, la prévention consiste à faire savoir urbi et orbi, selon des modalités à définir mais que j'ai esquissées, que certains montages de transfert de matière imposable - c'est de l'évasion fiscale - sont condamnés par l'administration et que cette dernière, lorsqu'elle vérifiera une entreprise, cherchera immédiatement à vérifier s'il a été fait recours ou non un à tel montage, avec tous les risques de sanctions qui s'y attachent. En matière d'abus de droit, les pénalités sont de 80 %.
Troisièmement, la prévention consiste aussi dans la coopération fiscale internationale, qui s'est beaucoup améliorée. Je n'ai pas évoqué ce point, mais il est très important.
Depuis vingt ans, des progrès inouïs ont été enregistrés en la matière, mais, entendons-nous bien, seulement avec les administrations fiscales sérieuses. Je pense à des pays comme la Belgique, l'Allemagne et, désormais, le Royaume-Uni. Il existe dorénavant des échanges d'informations réciproques non seulement sur des contribuables précis, mais aussi, le cas échéant, sur des schémas d'évasion fiscale. Des réunions informelles sont organisées regroupant les administrations fiscales de différents pays européens, lesquelles donnent lieu à des échanges d'informations. Naturellement, tout cela mérite d'être développé et encouragé.
En revanche, il existe des pays avec lesquels nous avons de mauvais échanges. Nous n'avons pas de bons échanges avec l'Italie et cela tient pour partie à la faiblesse de certaines structures administratives. Je pense que l'administration fiscale italienne, qui a pourtant de bons éléments à sa tête, est structurellement faible.
Tout est lié. Si le contrôle fiscal est plus efficace, si l'on sait par avance que tel ou tel montage donnera lieu à un redressement, certaines entreprises - pas toutes - seront plus prudentes.
Ce qui me frappe, aujourd'hui, c'est non pas la prudence des entreprises, mais leur imprudence. Les directeurs financiers sont prêts à tout pour améliorer leurs résultats, ce qu'on appelle le taux d'imposition effectif, c'est-à-dire le taux réel d'imposition.
Je ne vise pas ici Total ; dans l'industrie pétrolière, la situation est différente, elle tient notamment aux coûts d'exploration.
Donc, le directeur financier d'une filiale française d'un groupe américain sera jugé sur le taux effectif d'imposition. Plus ce taux est bas, plus le siège social aux États-Unis trouvera qu'il est bon et plus ce directeur financier sera incité à transférer autant que possible la matière imposable de France vers l'étranger.
Si le fisc avait les moyens de répondre plus rapidement à la mise en place des schémas d'évasion fiscale, à mon avis cela aurait évidemment un rôle préventif.
Sur le plan curatif, on est très gêné naturellement par l'évolution de la jurisprudence européenne. C'est ainsi ! Pour un homme de ma génération, le retournement auquel on a assisté est stupéfiant. Avant l'arrêt Nicolo, on était totalement indifférent aux règles européennes et aux règles découlant des conventions internationales. À cette période en a succédé une autre, où l'on a fini par reconnaître que, dans la hiérarchie des normes, les normes européennes et les normes découlant des conventions internationales étaient, dans une certaine mesure, supérieures à la législation française. Puis, probablement sous l'influence des juridictions de premier et de second degrés, qui ont moins de latitude que le Conseil d'État ou la Cour de cassation, on a fini par appliquer à la lettre cette jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne et de la Cour européenne des droits de l'homme.
Cela induit des effets extraordinaires dans la jurisprudence. Pratiquement, lorsque j'étais président-adjoint de la section du contentieux, puis président de la section des finances du Conseil d'État, j'ai vu de mes propres yeux disparaître dans les relations intra-européennes tout ce que l'on appelait les clauses antiabus du code général des impôts.
Par exemple, l'article 209 B du code général des impôts, que vous connaissez bien, article tout à fait légitime, permet d'imposer la filiale d'une société française implantée non pas tant dans un paradis fiscal, que dans un État où la législation fiscale aboutit à une imposition de 30% inférieure à ce qu'elle est en France. Dans le domaine fiscal, il existe des différences très importantes entre les différents pays composant l'Union européenne.
Auparavant, l'article 209 B était utilisé par l'administration pour prévenir l'évasion fiscale intra-européenne liée à la différence de niveaux de pression fiscale entre les différents pays.
La Cour de justice de l'Union européenne a considéré que ces stipulations étaient contraires à la liberté de circulation des capitaux et à la liberté d'établissement. Elle admet tout de même que la France réprime les montages abusifs. Cependant, en pratique, l'article 209 B n'est plus du tout efficace pour lutter contre l'évasion fiscale entre la France et d'autres États membres. Je ne vois pas d'autre solution qu'une harmonisation fiscale européenne.
J'illustrerai mon propos par un exemple très connu. Comparé au taux de l'impôt sur les sociétés français, le taux de l'impôt sur les sociétés irlandais fait de ce pays un État à fiscalité privilégiée au sens de l'article 209 B du code général des impôts...
Par ailleurs, les États européens peuvent aménager des régimes d'exonération. Certaines activités imposées en France sont ainsi exonérées dans d'autres pays. Naturellement, on a toujours tendance à localiser une opération dans le pays où elle est exonérée. Autrefois, la DVNI utilisait l'article 209 B ; aujourd'hui elle ne le peut plus.
On ne peut le nier, l'Europe a apporté de nombreux bénéfices à ses citoyens. Mais, et nombreux ont été ceux qui l'ont dit avant moi, la jurisprudence européenne a peut-être été trop loin ; d'ailleurs, elle a opéré un léger retour en arrière, après la prise de conscience du problème de la territorialité de l'impôt. Elle a en effet utilisé les quatre libertés, notamment la liberté de circulation des capitaux et la liberté d'établissement, pour interdire toute entrave fiscale aux opérations de sociétés entre États membres.
En l'absence d'harmonisation fiscale, cette jurisprudence n'a pu qu'entraîner un déséquilibre, toujours d'actualité. Il n'y a pas d'harmonisation fiscale, et pourtant on raisonne comme si l'Europe était un territoire fiscal homogène. En contrepartie du respect des libertés, il faut prévoir un système comme celui appliqué pour la TVA, c'est-à-dire approximativement une homogénéisation du marché intracommunautaire, qui a, si l'on excepte le mécanisme des carrousels, très bien fonctionné.
Pour les fiscalités directes, impôt sur les sociétés et impôt sur le revenu, il n'existe aucun mécanisme. L'administration française encourage vivement, à tort ou à raison - je n'en sais rien -, une harmonisation de l'assiette de l'impôt sur les sociétés entre la France et l'Allemagne. Quitte à procéder à cette harmonisation, on devrait l'élargir à toute l'Union européenne, car les entreprises sont tentées non pas uniquement par le niveau attractif du taux, mais aussi par tout le reste : je pense aux aménagements d'assiette qui, de manière non visible, peuvent rendre un régime fiscal plus avantageux qu'un autre.